A part quelques civilistes très bien informés, un événement majeur pour les entreprises est passé quasiment inaperçu : dans la nuit du 30 au 31 octobre 2014, une poignée de députés présents dans l’hémicycle a autorisé le Gouvernement à réformer par voie d’ordonnance l’ensemble du droit civil des contrats, y compris les contrats commerciaux. Ainsi, dès 2015, environ 300 articles seront modifiés d’un coup, sans débats parlementaires. La méthode employée laisse songeur notamment par contraste avec celle employée pour l’adoption du Code civil voilà deux siècles. Bonaparte, Premier Consul, qui pouvait se montrer expéditif, avait compris que le droit civil ne se réforme pas par ordonnance. Il avait devancé les enseignements modernes de la sociologie de la décision : les bons textes résultent de la discussion contradictoire. Le débat public en garantit la qualité et évite au maximum les erreurs et les incohérences. Préparé par une commission des meilleurs juristes de son temps, le projet de Code civil fut d’abord soumis au Tribunal de cassation et aux cours d’appel pour observations, puis discuté de façon approfondie par le Conseil d’État réuni en assemblée plénière, qui y consacra pas moins de 109 séances, dont Bonaparte présida 57, sans que son point de vue ne l’emporte en toute occasion (V. Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard, 2013, p. 650-656). Le Gouvernement aurait été bien inspiré de tenir compte des leçons du passé. La discussion et le débat public auraient été bien utiles en l’espèce car le projet Taubira, marqué idéologiquement, sera source pour les entreprises d’une grande insécurité juridique et d’une perte d’attractivité et de compétitivité du droit français dans les rapports internationaux.
I. Des options défavorables aux entreprises
1. L’abaissement de la liberté contractuelle.
La liberté contractuelle est ravalée à un rang inférieur aux autres libertés puisque le projet Taubira dispose qu’elle ne pourra « porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées ». Au-delà du caractère énigmatique de la formulation, le choix idéologique est inquiétant pour les entreprises car la liberté contractuelle, gage d’efficience économique, constitue le fondement de l’économie de marché.
2. La « consumérisation » de l’ensemble des contrats.
Le droit des clauses abusives, pourtant strictement cantonné par le droit européen aux relations entre professionnels et consommateurs, se voit étendu à l’ensemble des cocontractants.
3. L’absence d’harmonisation avec d’autres branches du droit.
Le projet Taubira contient de nouvelles règles, notamment relatives aux clauses abusives ou résolutoires, qui seront applicables à tous les contrats, et fait doublon avec celles de l’article L. 442-6 du Code de commerce qui poursuivent le même objet mais avec des conditions de mise en œuvre différentes, un régime juridique particulier et des sanctions spécifiques. L’option retenue de créer un droit général sans se préoccuper de l’état des droits spécifiques existants et souvent problématiques dotera le droit français de deux régimes juridiques distincts pour deux types de clauses similaires.
II. Une insécurité juridique généralisée
4. La fragilisation du contrat dès le stade de sa formation.
Alors que les rédacteurs du Code civil n’avaient introduit la bonne foi qu’au stade de l’exécution du contrat, le projet Taubira l’impose dès sa formation, au moment de l’échange des consentements, et ouvre ainsi la porte à tous les procès d’intention pour déterminer après coup si l’on a contracté de bonne ou de mauvaise foi.
5. La faculté de remise en cause généralisée des contrats par l’abus de dépendance.
L’abus de faiblesse, lié à un état de nécessité ou de dépendance, est assimilé à la violence et permet d’obtenir la nullité du contrat si l’une des parties en abuse pour obtenir un engagement que l’autre partie n’aurait pas souscrit si elle ne s’était pas trouvée dans cette situation de faiblesse. Des cocontractants faisant valoir un état de dépendance ne vont-ils pas remettre en cause tous leurs engagements ?
6. L’abrogation de la cause et de l’objet du contrat et de l’obligation au profit de son « contenu ».
Le projet Taubira remplace ces concepts précis, définis par une abondante jurisprudence, par la notion floue et incertaine de « contenu du contrat », dont le texte exige qu’il soit licite et certain, ce qui créera des difficultés de mise en œuvre.
7. La possibilité de remise en cause de toutes les clauses jugées abusives même lorsqu’elles ont été négociées.
Le projet Taubira prévoit qu’une clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations du contrat (à l’exception de la définition de l’objet du contrat et de l’adéquation du prix à la prestation) pourra être supprimée par le juge. Le droit des clauses abusives relevant traditionnellement des relations B to C est ainsi étendu aux relations B to B et C to C. Le Code de commerce prévoit déjà cette faculté, mais l’article L. 442- 6, I, 2) ne joue qu’en cas de soumission de l’autre partie à une obligation déséquilibrée, hypothèse que de véritables négociations devraient écarter. Le projet Taubira permet au contraire la remise en cause de contrats d’affaires négociés pied à pied, mark up après mark up.
8. La faculté de remise en cause du contrat en cas d’imprévision.
Le projet Taubira prévoit qu’en cas de changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat qui rend son exécution excessivement onéreuse, les parties pourront en demander la renégociation et à défaut d’accord, demander d’un commun accord au juge de l’adapter ou, unilatéralement, d’y mettre fin.
9. Une perte d’attractivité et de compétitivité du droit français dans les échanges internationaux.
Un cocontractant étranger saura que s’il soumet son contrat au droit français, le juge pourra contrôler son intention, annuler les engagements de son cocontractant dépendant, supprimer toute obligation déséquilibrée même négociée de bonne foi et mettre fin au contrat s’il n’est plus rentable pour son partenaire : il préférera vraisemblablement le soumettre à un droit plus respectueux de la volonté des parties, comme le droit anglais. Si le projet Taubira était adopté, nul doute que les entreprises, y compris françaises, seraient découragées d’opter pour le droit français, moins efficient et source d’insécurité juridique à tous les stades de la vie contractuelle.