Faut-il revisiter la position des autorités de concurrence sur les aspects verticaux de la vente en ligne ? Voici une question qui mérite d’être posée, plus de quatre ans et demi après la publication des Lignes directrices sur les restrictions verticales du 19 mai 2010[1].

La Commission européenne a choisi d’opter pour un compromis entre la position extrême des pure players et la position plus conservatrice de l’industrie du luxe, en décidant de favoriser largement les ventes par internet des distributeurs, tout en essayant de préserver les systèmes de distribution sélective.

Le compromis de 2010 interdit ainsi aux fournisseurs têtes de réseau sélectifs d’interdire à leurs distributeurs de vendre en ligne mais leur permet d’exiger de satisfaire à des critères qualitatifs également pour les ventes en ligne et de subordonner la vente en ligne à la détention d’un magasin physique, devant réaliser un chiffre d’affaires minimum[2].

A l’heure actuelle, les autorités de concurrence ont cependant tendance à appliquer ce compromis de façon très favorable à la vente en ligne et défavorable au commerce en magasin physique, en appliquant les Lignes directrices de manière stricte en ce qu’elles limitent les restrictions à la vente en ligne et en favorisant parfois les ventes en ligne au-delà du compromis de 2010.

Ce constat amène à préconiser une inflexion de la position des autorités de concurrence vers une plus grande neutralité envers les différents canaux de distribution (I) justifiée tant par des raisons juridiques qu’économiques et à l’appliquer aux différentes problématiques les plus actuelles en matière de vente en ligne (II).

I. Une nécessaire inflexion de la position des autorités de concurrence

La position des autorités de la concurrence mérite d’être revisitée pour des raisons juridiques mais aussi économiques.

  1. A. Les raisons juridiques

Sur le plan juridique, plusieurs raisons devraient conduire à une inflexion de la position des autorités de concurrence en déplaçant le curseur vers une position moins rigide envers les restrictions verticales en matière de vente par internet.

Tout d’abord, la position du droit américain est intéressante puisqu’il traite les restrictions verticales dans la distribution par internet sous l’angle de la règle de raison (rule of reason) et accorde une marge de manœuvre assez importante aux fournisseurs en matière de restrictions verticales, lesquelles sont admises beaucoup plus facilement qu’en droit européen[3]. L’influence de l’économie de l’offre (supply side economics) est très importante sur l’ensemble de la jurisprudence américaine et fait valoir que les forces de marché et la concurrence inter-marques sont décisives et doivent l’emporter sur les restrictions intra-marque[4].

La seconde raison juridique tient aux faiblesses juridiques de l’interdiction par objet. En effet, la jurisprudence récente de la Cour de justice traduit une exigence croissante en matière de restriction par objet. Par une décision du 11 septembre 2014[5], la Cour de justice de l’Union européenne a récemment annulé l’arrêt du Tribunal dans l’affaire des cartes bancaires en décidant que le Tribunal n’était pas fondé à conclure que les mesures tarifaires adoptées par le Groupement français des cartes bancaires avaient pour objet de restreindre la concurrence. La Cour a renvoyé l’affaire au Tribunal pour examen des effets anticoncurrentiels de l’accord.

Il est vrai que dans son arrêt Pierre Fabre[6], la Cour conclut précisément qu’une interdiction de vente sur Internet dans un contrat de distribution sélective constitue une restriction par objet, contraire à l’article 101 §1 TFUE, sauf justification objective tenant aux propriétés du produit. Toutefois, la qualification de restriction par objet a été très sévèrement critiquée par une large partie de la doctrine. Cette dernière a fait valoir à juste titre que c’est seulement si l’expérience montre qu’une restriction est, au terme de l’analyse économique, constamment prohibée, qu’il est raisonnable que, par un souci d’économie de procédure, on la traite comme une restriction par objet, ce qui n’est pas le cas de l’interdiction de la vente en ligne qui peut avoir des effets positifs. En outre, même lorsqu’il s’agit de caractériser une restriction par objet, il faut tenir compte du contexte économique et juridique dans lequel elle s’insère, analyse que la Cour n’a pas pris la peine d’effectuer dans son arrêt Pierre Fabre en se contentant d’une formule abstraite. L’interdiction par objet qui sous tend le régime de l’analyse concurrentielle en matière de vente en ligne présente d’évidentes faiblesses[7].

Enfin, milite en faveur d’un réexamen de la position des autorités de concurrence l’argument tenant à la neutralité du droit de la concurrence par rapport à la distribution selon le canal de distribution retenu. En effet, il ne faut pas confondre droit de la concurrence et régulation administrative. Le droit de la concurrence doit permettre l’application des dispositions relatives aux ententes et aux abus de position dominante prévues aux articles 101 et 102 du traité et leurs équivalents nationaux. Il n’a pas à prendre des partis pris, ex ante, a priori, en faveur de tel ou tel canal de distribution qui devrait être nécessairement favorisé par rapport à tel autre.

B. Les raisons économiques

A coté des raisons juridiques, plusieurs arguments économiques permettent de considérer que la position actuelle des autorités de la concurrence paraît trop stricte.

La première raison économique est l’explosion du commerce en ligne. S’il est vrai qu’il y a cinq ou dix ans, les autorités de concurrence pouvaient être soucieuses de vouloir favoriser l’émergence et le développement de l’internet en protégeant ce nouveau canal de distribution, cet argument ne tient plus aujourd’hui compte tenu de l’essor considérable du commerce en ligne. A fin juin 2014, il existait en France 147 200 sites internet marchands, soit une hausse de 15% en un an[8]. Les ventes en ligne progressent dix fois plus vite que le commerce dans son ensemble. Les places de marché représentent 20% des ventes par internet. Le commerce en ligne n’a plus besoin d’une surprotection.

Ensuite, on peut constater le renversement du pouvoir de marché sur internet au profit des distributeurs. Les autorités de concurrence ont pu s’inquiéter au départ de l’exercice éventuel d’un pouvoir de marché des fournisseurs envers les distributeurs dans le cadre de la vente par internet. De nombreuses affaires montrent toutefois que c’est souvent le pouvoir de marché des distributeurs qui peut poser problème en pratique. Ce phénomène de renversement du pouvoir de marché au profit des distributeurs et au détriment des fournisseurs est illustré notamment par la multiplication des affaires mettant en cause les pratiques des portails de réservation en ligne en matière hôtelière (notamment HRS, Booking.com et Expedia). Sont notamment en cause les pratiques de « best price clause » ou « most favoured nation clause » imposées par les portails de réservation d’hôtels qui donnent lieu ou ont donné lieu à des procédures, notamment en Allemagne (à l’encontre de HRS[9]), en Italie (concernant Expedia et Booking.com[10]), au Royaume-Uni[11] ou en France (action de l’UMIH contre Booking.com[12]).

En France, outre le droit de la concurrence, les victimes de ce type de pratiques peuvent invoquer également le droit des pratiques restrictives qui prévoit une règle de nullité per se à l’article L. 442-6, II, d) du Code de commerce pour les clauses ou contrats prévoyant la possibilité de « bénéficier automatiquement des conditions plus favorables consenties aux entreprises concurrentes par le cocontractant ».

Les plateformes de vente en ligne sont aussi susceptibles de capter une grande partie de la valeur ajoutée lors des transactions compte tenu de leur position de marché. Ce renversement du rapport de forces ne s’observe pas seulement pour les réservations hôtelières, mais également dans bien d’autres domaines, notamment les locations de véhicules automobiles.

Plus généralement, des marques qui pensaient mettre en place une distribution sélective y ont renoncé récemment parce que tout simplement, d’un point de vue commercial, elles ne peuvent pas se passer des ventes sur Amazon. De nombreux facteurs juridiques et économiques militent donc aujourd’hui en faveur d’une plus grande neutralité du droit de la concurrence en faveur du canal internet qui ne doit pas être surprotégé par rapport aux ventes en magasins physiques.

II. Les problématiques récurrentes en matière de restrictions verticales dans la vente en ligne

Parmi toutes les problématiques de concurrence récurrentes en matière de ventes par internet, trois d’entre elles méritent une attention particulière : les rémunérations différenciées, le périmètre de l’interdiction d’interdire et les places de marché.

A. Les rémunérations différenciées

Dans ses Lignes directrices sur les restrictions verticales, la Commission européenne a indiqué considérer comme une restriction de vente passive caractérisée le fait de « convenir que le distributeur paie un prix plus élevé pour des produits destinés à être revendus par internet que pour des produits destinés à être revendus autrement[13]». La seule exception prévue est que « cela n’exclut pas que le fournisseur s’entende avec l’acheteur sur une redevance fixe (c’est-à-dire une redevance qui ne varie pas en fonction du chiffre d’affaires réalisé hors ligne, ce qui équivaudrait indirectement à un système de double prix) pour soutenir ses effets de vente hors ligne [14]». La position de la Commission paraît donc très stricte : elle prohibe les prix duals selon que la revente intervient sur internet ou en magasin, mais également les rémunérations différenciées en pourcentage visant à rémunérer les services rendus spécifiquement par la vente en magasin physique.

Sur ce sujet, il y a une divergence de position des autorités de concurrence en Europe. On oppose généralement la position hollandaise et la position allemande en la matière.

Aux Pays-Bas, le juge des référés des tribunaux d’Arnhem et de Zutphen a considéré en 2005 que le système de prix duals mis en œuvre entre ventes en lignes et offline par ATAG n’était pas illégal dès lors qu’il était démontré que la vente en ligne générait des coûts plus élevés[15]. Cette position a été confirmée au fond par le Tribunal de district de Zutphen en 2007[16]. En 2009, l’autorité néerlandaise (ACM) a conclu que les prix duals n’étaient pas interdits en l’absence de position dominante[17].

En Allemagne, le Bundeskartellamt (BKA) s’est prononcé contre les prix duals à propos des affaires Gardena[18], Dornbracht et Bosch Siemens Hausgeräte[19]. En octobre 2013, le BKA s’est également exprimé contre les prix duals dans un document intitulé « Vertikale Beschränkungen in der Internet Ökonomie »[20].

Qu’en est-il de la position française? L’Autorité de la concurrence n’a pas rendu de décision sur ce sujet précis. Elle aborde la question dans son avis n°12-A-20 du 18 septembre 2012 sur la concurrence électronique[21] et se montre assez compréhensive à l’égard des rémunérations différenciées d’un même distributeur click & mortar selon que la vente intervient en magasin physique ou par internet. Elle considère que si les Lignes directrices les qualifient de restrictions caractérisées, les fabricants peuvent néanmoins leur apporter des justifications notamment dans la perspective de l‘application des articles 101 §3 TFUE ou L. 420-4 du Code de commerce. Elle estime par ailleurs que, dès lors qu’un service de coopération commerciale facturé ne peut être rendu qu’en magasin, il pourrait paraître justifié que l’assiette de sa rémunération soit assise sur le chiffre d’affaires réalisé exclusivement dans les magasins. La position de l’ADLC apparaît donc plus compréhensive et plus libérale que celle du BKA. Il paraît excessif en effet de prohiber par principe tout système de rémunérations différenciées en fonction des services spécifiques rendus par chaque mode de distribution.

Le droit français des pratiques restrictives et de la transparence tarifaire autorise les conditions de vente catégorielles et comprend tout un ensemble de dispositions visant à faire en sorte que les rémunérations accordées sous quelque forme que ce soit (rabais, remises, ristournes, coopération commerciale) soient précisément documentées et correspondent à un avantage qui ne soit pas disproportionné par rapport au service rendu par le distributeur ou fournisseur.

Par conséquent, si un canal de distribution rend un service spécifique au fournisseur qui favorise ses ventes, il paraît tout à fait normal et non restrictif de concurrence de le rémunérer de façon proportionnée à la valeur de ce service, en proportion des ventes effectuées. Bien entendu, la rémunération doit être justifiée objectivement, et demeurer proportionnée.

Le droit de la concurrence devrait reconnaître la légitimité de ce type de rémunérations différenciées. A défaut, il franchit la limite entre droit de la concurrence et réglementation administrative a priori favorable per se à la distribution physique en refusant de reconnaître la valeur des services rendus par la distribution physique non rendus par la distribution par internet. Il serait en tout état de cause souhaitable que cette question soit tranchée par une décision de justice faisant autorité et si possible par un arrêt de la Cour de justice.

B. Le périmètre de l’interdiction d’interdire les ventes par internet

Le droit de la concurrence semble avoir repris ici à son compte l’un des slogans de mai 68 : il est interdit d’interdire, et l’a appliqué aux ventes par internet. Le droit européen de la concurrence et le droit des Etats membres interdisent aux fournisseurs d’interdire à leurs distributeurs la vente par internet.

La question qui se pose en pratique est le périmètre auquel s’applique l’interdiction d’interdire. Si on lit l’arrêt Pierre Fabre, l’on s’aperçoit que la prohibition de l’interdiction de vente est quasi absolue. Certes, l’arrêt Pierre Fabre semble ouvrir deux portes : la justification eu égard aux propriétés des produits en cause et, en dernier recours, l’exemption individuelle. Toutefois, il les referme assez vite en considérant que l’objectif de préservation de l’image de marque ne constitue pas un objectif légitime. Quant à l’exemption individuelle, ses conditions paraissent très strictes et il semble au regard de l’arrêt Pierre Fabre quasiment impossible ou très risqué d’arriver à justifier objectivement une interdiction de vente par internet.

Là encore, on peut se demander si l’on ne va pas trop loin et si la Cour de justice n’a pas employé dans son arrêt Pierre Fabre un raisonnement qui relève davantage de raisonnements utilisés en matière de liberté de circulation que de droit de la concurrence. Il serait important que la jurisprudence à venir clarifie ce point.

En France, la Cour d’appel de Paris a rendu un arrêt intéressant à cet égard dans l’affaire Bang & Olufsen le 13 mars 2014[22] sur recours d’une décision de l’Autorité de la concurrence du 12 décembre 2012[23]. La Cour retient de façon classique qu’en interdisant de manière totale et absolue à ses distributeurs agréés de vendre par Internet, « portant notamment sur des produits moins élaborés et moins chers de la gamme Bang & Olufsen tels que les écouteurs, les casques audio et les accessoires » pouvant particulièrement se prêter à la vente par internet, le fabricant leur a imposé des restrictions non indispensables au maintien d’un réseau de distribution efficient. Par un raisonnement a contrario, la Cour semble cependant considérer que les produits plus complexes de la gamme présentent des propriétés particulières au sens de l’arrêt Pierre Fabre, qui justifieraient objectivement une interdiction de la vente en ligne.

C. Les places de marché

La question des places de marché fait l’objet de débats très importants en Allemagne tant devant le BKA que devant les juridictions allemandes. Les décisions des tribunaux allemands adoptent des solutions très variées et la jurisprudence ne semble pas avoir trouvé son point d’équilibre.

En effet, alors que certains tribunaux allemands ont pu estimer que l’interdiction de vente par l’intermédiaire de plateformes de vente aux enchères en ligne ne constituait pas une restriction caractérisée[24], d’autres estiment au contraire que le fait d’obliger ses revendeurs agréés à obtenir l’accord préalable écrit du fabricant afin de pouvoir recourir à des sites de recherches de prix et de restreindre l’utilisation des places de marchés en ligne constituent des restrictions caractérisées[25].

En France, ce débat ne nous est pas inconnu, mais n’a pas l’ampleur qu’il a en Allemagne. Le Conseil de la concurrence a rendu en 2007 une décision n°07-D-07 selon laquelle un fabricant pouvait valablement refuser d’agréer les sites de mise en relation car ces plateformes n’apportaient pas, en l’espèce, de garanties suffisantes concernant la qualité et l’identité des vendeurs, ce qui pouvait faciliter des reventes illicites hors réseau ou la vente de produits contrefaits et nuiraient à l’image du réseau concerné[26].

La pratique de l’Autorité de la concurrence s’est ensuite inscrite dans le droit fil des Lignes directrices de la Commission selon lesquelles « le fournisseur peut exiger que ses distributeurs ne recourent à des plateformes tierces pour distribuer les produits contractuels que dans le respect des normes et conditions qu’il a convenues avec eux pour l’utilisation d’Internet par les distributeurs » (point 52 des Lignes directrices). L’Autorité de la concurrence a considéré dans son avis n°12-D-20 du 18 septembre 2012 relatif au fonctionnement concurrentiel du commerce électronique que les sites de places de marché avaient la capacité de satisfaire aux critères qualitatifs des produits, par exemple par la création de boutiques virtuelles réservées aux vendeurs agréés, certains fabricants ayant déjà accepté le principe d’une vente de leurs produits sur ce type de sites dès lors que les critères qualitatifs conditionnant la vente sur Internet de leurs produits étaient respectés.

La question de l’interdiction de la vente sur les sites des places de marché a été abordée au contentieux très récemment dans une procédure initiée par la société Concurrence en particulier contre Samsung, et qui a donné lieu à une décision n°14-D-07 du 23 juillet 2014[27]. Tous les contrats de distribution sélective de Samsung contiennent une clause d’interdiction générale des ventes sur les sites Internet non agréés et/ou sur tout site tiers, notamment de marketplaces, ce qui est revendiqué par Samsung.

L’Autorité de la concurrence n’a pas statué pour le moment au fond sur cette question puisqu’elle était saisie d’une demande de mesures conservatoires. Elle a rejeté cette demande faute d’éléments suffisamment probants sur un grand nombre de points, mais a considéré qu’il n’était pas exclu que les éléments produits par le requérant concernant les limites aux ventes par Internet puissent révéler des indices de restrictions verticales sur les ventes actives et passives des détaillants et a donc décidé de poursuivre l’instruction de la pratique dénoncée. L’affaire Samsung permettra donc de connaître la position au fond, au contentieux, de l’Autorité de la concurrence en matière de restrictions aux ventes sur les marketplaces.

La position à adopter en matière de marketplaces est délicate, car elle présente naturellement un risque juridique. Une façon de limiter le risque consiste à reprendre très exactement dans ses conditions générales de vente les dispositions prévues dans les Lignes directrices de la Commission, à savoir :

  • « un fournisseur peut exiger que ses distributeurs ne recourent à des plateformes tierces pour distribuer les produits contractuels que dans le respect des normes et conditions qu’il a convenues avec eux pour l’utilisation d’internet par les distributeurs » ;
  • et « le fournisseur peut exiger que les clients n’accèdent pas au site du distributeur via un site qui porte le nom ou le logo de la plateforme tierce ».

Il semble que la position du BKA et de certains tribunaux allemands[28]  est plus sévère que celle des Lignes directrices.

En effet, l’autorité allemande a récemment remis en cause le système de distribution sélective du fabricant de chaussures de sport Asics, considérant que les différentes restrictions relatives à la vente passive par internet imposées aux revendeurs constituaient des restrictions caractérisées. Par une décision du 28 avril 2014, elle a ainsi condamné l’interdiction d’utiliser des places de marchés sur internet telles que eBay ou Amazon, l’interdiction d’utiliser des sites de comparaison de prix ou de recherches de prix et l’interdiction d’usage des marques d’Asics sur les sites internet de tiers[29].

Une procédure a également été engagée par le BKA à l’encontre d’Adidas concernant ses conditions générales relatives au e-commerce. Adidas a toutefois modifié ses conditions et autorise désormais ses distributeurs agréés à vendre les produits sur leur propre site internet ou sur des places de marché en ligne. Ce nouveau système a été jugé conforme par le BKA[30].

Sur le fond, ceci pose un problème. Ne va-t-on pas trop loin en considérant que l’usage d’une plateforme de vente sur internet devrait être totalement libre pour chaque membre d’un réseau de distribution sélective quel que soit le produit qu’il vend ? Prenons le cas d’un concessionnaire automobile, sélectif, qualitatif et quantitatif, qui est chargé par son concédant de vendre des véhicules avec un service de pré-vente, de vente et d’après-vente et d’exploiter un point de vente et une zone de chalandise. Est-il normal que ce concessionnaire exploite modérément sa zone de chalandise, ne rende qu’un service de vente limité et crée 10 points de vente virtuels sur 10 sites marchands ? En réalité, ce concessionnaire a alors recours à des intermédiaires auxquels il verse une commission et multiplie les points de vente. Le comportement de ce concessionnaire n’a alors plus rien à voir avec la distribution sélective qualitative et quantitative exemptée de plein droit en-dessous de 30% de part de marché.

Dans son arrêt Jaguar Land Rover[31], la Cour de justice a dit pour droit qu’il revenait au fournisseur de fixer librement le nombre de ses points de vente et qu’il pouvait en fixer la limite quantitative. Admettre une liberté totale de commercialisation à travers les places de marché revient à nier cette prérogative essentielle du fournisseur pourtant reconnue par la Cour de justice.

En définitive, les ventes sur internet constituent un champ de débat extrêmement riche et stimulant. Des conceptions divergentes s’opposent. De manière générale, le droit européen de la concurrence va sans doute trop loin dans sa faveur pour les ventes par Internet. Le droit européen de la concurrence gagnerait à s’inspirer davantage en la matière du droit américain qui a une vue beaucoup plus pragmatique, fondée sur l’analyse économique de l’efficience des réseaux de distribution. L’argument tiré de la nécessité de favoriser la création d’un grand marché européen pour justifier d’une plus grande sévérité du droit européen à l’égard des restrictions verticales de concurrence n’apparaît pas très convaincant : il apparaît en effet que cette plus grande rigueur n’a pas permis en plus d’un demi siècle de réaliser un marché unique parfait alors qu’elle nous prive des efficiences liées à ces restrictions. Le résultat semble perdant/perdant et la création d’un véritable marché unique se fera bien davantage par une unification plus ferme des règles et la suppression des obstacles administratifs et réglementaires que par une politique trop rigoureuse envers des restrictions verticales utiles.


[1] Comm. UE, 19 mai 2010, Lignes directrices sur les restrictions verticales : JOUE n° C 130, 19 mai 2010.

[2] Pour un exposé complet de la régulation des ventes en ligne dans le cadre des Lignes directrices de 2010, V. Droit de la distribution européen et français, Traité de droit économique – Tome 2, Louis Vogel, Joseph Vogel, LawLex, Collection JuriScience, 2012, pages 120 et s.

 

[3] Different approaches to internet commerce and antitrust in the EU and the US, Louis A. Schapiro, Mlex Magazine, July-September 2012 : “ vertical restraints in Internet distribution have been dealt with under general antitrust law and are subject to the rule of reason under section 1 of the Sherman Act. In the US generally, the law allows the manufacturer/supplier broad economic liberty.”

[4] Ibid. : “The US approach, on balance, favours the Chicago-school/supply-side economics line of thought by allowing the market forces decide who will be the winners and losers in this highly disruptive economic environment.” Antitrust enforcement of vertical restraints involving internet sales: the US perspective, John CHURCH,  Colloque Réseaux de distribution et vente en ligne : évolutions jurisprudentielles et questions à venir, Revue Lamy Concurrence, n°38, janvier-mars 2014 : “In spite of the current legal environment that views vertical restraints as promoting competition, there are several arguments that indicate that such restraints may interfere with competition. Indeed, much of the post-Leegin literature has focused on the likelihood that the current permissive application of the rule of reason often sanctions anticompetitive behavior (…) The primary argument against vertical restraints is that they lead to “higher and usually uniform, resale prices” and “completely eliminate price flexibility at the dealer level and may stabilize higher prices at the manufacturer level.

[5] CJUE, 11 sept. 2014, aff. C-67/13 P, Groupement des cartes bancaires / Commission.

[6] CJUE, 13 oct. 2011, aff. C‑439/09, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique SAS.

[7] Vertical Restraints: Towards More Rigid Rules for Distribution Networks in Europe?, Louis Vogel, JECLAP, May 8, 2014 ; La distribution par internet après l’arrêt Pierre Fabre, Louis Vogel, Concurrences N° 1-2012 – Colloque – Réseaux de distribution et droit de la concurrence ; Interdiction de revente sur internet : première manche ?, D. Ferrier, Recueil Dalloz 2013 p. 887.

[8] Bilan du e-commerce au second trimestre 2014 : 13,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, communiqué de presse de la FEVAD du 23 septembre 2014.

[9] Bundeskartellamt, décision B9-66/10 du 20 décembre 2013, HRS Hotel Reservation Service.

[10] Caterina Migani , The Italian Competition Authority launches an investigation for alleged vertical agreements entered into with their partner hotels in violation of Article 101(1) TFEU (Booking.com, Expedia), 7 mai 2014, Bulletin e-Competitions May 2014, Art. N° 67856.

[11] OFT, Hotel online booking : Decision to accept commitments to remove certain discounting restrictions for Online Travel Agents, 31 janvier  2014.

[12] Saisine devant l’Autorité de la concurrence contre les pratiques anit-concurrentielles des centrales de réservation en ligne, 2 juillet 2013, Communiqué de presse de l’UMIH.

[13] Comm. UE, 19 mai 2010, Lignes directrices sur les restrictions verticales : JOUE n° C 130, 19 mai 2010, paragraphe 52-d.

[14] Ibid.

[15] Tribunal civil de Arnhem, 7 juillet 2005, n°125946 / KG ZA 05-246 ; Tribunal civil de Zutphen, 30 décembre 2005, n°74100 / KG ZA 05-309.

[16] Tribunal de district de Zutphen, 8 août 2007, n° 79005 / HA ZA 06-716.

[17] Rapport de l’Autorité de concurrence néerlandaise, juin 2009.

[18] Communiqué de presse du Bundeskartellamt du 28 novembre 2013,  Bundeskartellamt gets GARDENA to amend its dealer discount system.

[19] Communiqué de presse du Bundeskartellamt du 23 décembre 2013,  Household appliance manufacturer Bosch Siemens Hausgeräte GmbH abandons anti-competitive rebate system.

[20] Vertikale Beschränkungen in der Internetökonomie Tagung des Arbeitskreises Kartellrecht 10. Oktober 2013

[21] Avis n° 12-A-20 du 18 septembre 2012 relatif au fonctionnement concurrentiel du commerce électronique.

[22] CA Paris, 13 mars 2014, Bang & Olufsen A/S et Bang & Olufsen France, n° RG 2013/00714.

[23] Décision n° 12-D-23 du 12 décembre 2012 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Bang & Olufsen dans le secteur de la distribution sélective de matériels hi-fi et home cinéma.

[24] Cour d’appel de Munich, 2 juin 2009, U (K) 4842/08 ; Cour d’appel de Karlsrushe, 25 novembre 2006, 6 U 47/08 Kart.

[25] LG Francfort, 19 juin 2014, 2-03 0158/13.

[26] Décision n° 07-D-07 du 8 mars 2007 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution des produits cosmétiques et d’hygiène corporelle.

[27] Décision n° 14-D-07 du 23 juillet 2014 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la  distribution des produits bruns, en particulier des téléviseurs.

[28] Voir notamment LG Francfort, 19 juin 2014 préc.

[29] Bundeskartellamt takes a critical view of restriction of online distribution by ASICS (Press Release of 28.4.2014).

[30] Adidas abandons ban on sales via online market places (Press Release of 02.07.2014).

[31] CJUE, 14 juin 2012, aff. C-158/11, Auto 24 SARL / Jaguar Land Rover France: RJDA 10/12, n°900 ; RJDA 10/12, p.755, obs. J. Vogel ; JA n° 845-846, novembre-décembre 2012, p. 44, obs. J. Vogel.