Le 2 juin 2020, la Commission européenne a rendu public une analyse d’impact initiale et une consultation publique, ouverte jusqu’au 8 septembre 2020, sur le nouvel instrument de concurrence ou « New Competition Tool (NCT) » qu’elle envisage de créer pour remédier aux problèmes de concurrence structurels que l’application des articles 101 et 102 TFUE ou du contrôle des concentrations, ne permet pas d’appréhender.

1. Raison d’être et modalités du NCT

Quatre pistes ont été soulevées : l’instrument de concurrence viserait soit seulement les entreprises en position dominante, soit toutes les entreprises, en s’appliquant soit à tous les secteurs, soit seulement à celui du numérique, jugé problématique compte tenu de la montée en puissance des GAFAM. Inspiré par l’outil de concurrence britannique instauré en 2002, le NCT permettrait à la Commission, à l’issue d’une enquête de marché, de prendre, selon l’atteinte concurrentielle identifiée, des mesures comportementales ou structurelles, voire d’émettre des recommandations de régulation, dans la mesure où, sur certains marchés, ses services se heurtent, compte de la masse, énorme, de données à compiler et de l’allongement du temps procédural, à un problème de rapidité d’action, qui fait qu’au moment où elle est supposée intervenir, le dommage au marché est déjà causé, parfois lourdement, et sans mesures de restauration possibles. La Commission insiste sur le fait qu’aucune infraction ne serait constatée ni amende infligée aux acteurs du marché.

Selon l’autorité européenne de concurrence, un tel outil pourrait s’avérer nécessaire dans deux hypothèses :

– en cas de risques structurels pour la concurrence sur des marchés dits « de basculement », caractérisés par des effets de réseau très puissants, l’absence de multi-hébergement ou la captivité des consommateurs sur lesquels un opérateur puissant se trouverait en situation de contrôleur d’accès ou « gate keeper » ou disposerait d’une position de leader ;

– en cas de défaillance structurelle sur des marchés très fortement concentrés ou caractérisés par des barrières à l’entrée élevées, tels, par exemple, des marchés oligopolistiques sur lesquels la transparence est accrue du fait de solutions technologiques fondées sur des algorithmes.

Si certaines entreprises, notamment les start-up, semblent favorables à la création d’un outil de concurrence, le projet suscite également l’inquiétude chez les entreprises qui recherchent légitimement la prévisibilité et la sécurité juridiques.

2. Intérêt et inquiétudes suscitées par le NCT

Dénonçant l’ultra-dominance des GAFAM, certaines entreprises du secteur numérique souhaitent paradoxalement plus de régulation pour introduire plus d’équité dans leurs rapports avec les plateformes. Elles plébiscitent également l’imposition de mesures comportementales, plus flexibles que des remèdes structurels.

Il s’agit d’entreprises innovantes souhaitant se développer mais qui, pour ce faire, doivent faire appel pour la promotion et/ou la distribution de leurs services aux GAFAM avec lesquels elles se retrouvent en compétition frontale pour la conquête de certains marchés, toute concurrence se trouvant alors fortement réduite, voire étouffée dans l’œuf, compte tenu de l’avantage concurrentiel irrattrapable que confèrent aux géants du web leur position incontournable, la détention massive de données ou encore la puissance des effets de réseau qui caractérisent ces marchés.

Ces acteurs du numérique déplorent également un autre phénomène: la mise en oeuvre par les plateformes d’une politique d’«  acquisitions prédatrices » intensive échappant au contrôle des concentrations, car elle vise des entrants innovants de petite taille ou n’ayant pas encore monétisé leur innovation, soit pour tout simplement tuer la cible dont la communauté croissante d’utilisateurs risque d’en faire rapidement un concurrent important – «  killer acquisitions » -, soit pour intégrer ces jeunes pousses à leur écosystème afin d’augmenter leur propre communauté d’utilisateurs potentiels et renforcer leur position sur le marché dominé ou des marchés voisins – « acquisitions englobantes ou consolidantes » -. Dans la première hypothèse, une source d’innovation qui aurait pu doper le fonctionnement concurrentiel du marché et bénéficier au consommateur se trouve éliminée, dans la seconde, cette source d’innovation se voit confisquée par l’opérateur dominant qui en recueille les bénéfices en privant les consommateurs d’une offre alternative. Il s’agit là d’un dysfonctionnement du marché, qui ne peut être appréhender par le droit des concentrations ni a priori, les seuils n’étant pas dépassés, ni a posteriori, car notre droit ne prévoit pas actuellement un contrôle ex-post.

Mais si une meilleure efficience du droit de la concurrence est toujours souhaitable, doit-il nécessairement passer par plus de régulation, et donc plus d’intervention publique ? Surtout, ce nouvel instrument relève-t-il encore du droit de la concurrence ?

Ne suffisait-il pas d’étendre le champ d’application d’autres règles (ex : l’abus de dépendance économique) ou d’instituer une véritable régulation structurelle limitée au GAFAM ?

Dans un État de droit, les opérateurs doivent connaître à l’avance les conditions de la prohibition afin d’adapter leur comportement. Pour respecter le caractère normatif de la règle, il faut que l’entreprise ait adopté un acte positif pour déclencher l’application de la sanction. Il faut aussi qu’en adoptant un comportement légitime, elle puisse éviter la sanction. Or, tel n’est pas le cas si celle-ci est déclenchée du seul fait que l’entreprise soit située sur certains marchés.

Les entreprises ne vont-elles pas se trouver en situation d’insécurité juridique, entravée dans leur liberté d’entreprendre ou d’innover, compte tenu du manque de prévisibilité ?  Ne s’agit-il pas en définitive de sanctionner une entreprise du seul fait qu’elle a réussi ?

Ce n’est pas un hasard si l’injonction structurelle a été jugée excessivement attentatoire à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété par le Conseil constitutionnel lorsqu’il a été question de son introduction en droit français par la loi Macron et si tant de systèmes juridiques – notamment le droit américain – ont refusé de l’adopter.