Le contrôle des opérations de concentration est considéré à juste titre comme un pan essentiel du droit de la concurrence. Lorsqu’une opération de concentration dépasse les seuils nationaux ou européens de contrôle, il est nécessaire d’examiner si elle est de nature à porter atteinte à la concurrence. Si le principe du contrôle se comprend aisément, sa mise en œuvre récente apparaît néanmoins de plus en plus complexe à la fois pour les entreprises et pour l’économie européenne en général. A l’élargissement permanent du champ d’application du contrôle sans garanties suffisantes de sécurité juridique s’ajoutent des modalités de contrôle de plus en plus lourdes susceptibles de générer des effets négatifs pour l’économie européenne.
I. Un champ d’application trop large ne garantissant pas la sécurité juridique des entreprises
A. Un champ d’application trop large
- L’absence de révision des seuils. Les seuils de contrôle demeurent généralement fixes sans révision périodique régulière alors que les chiffres d’affaires des entreprises augmentent du fait de l’inflation, de sorte que les opérations soumises à contrôle se multiplient mécaniquement. Il serait indispensable que les seuils de contrôle soient revus régulièrement.
- La définition restrictive des marchés pertinents. De façon générale, les marchés pertinents sont délimités de manière de plus en plus étroite, tant du point de vue géographique que de celui des produits en cause. Cela conduit à devoir étudier une multitude de micromarchés sur lesquels les entreprises disposent mécaniquement de parts de marché plus élevées. Il en résulte un élargissement du contrôle à des opérations parfois insignifiantes, et le risque d’astreindre les entreprises à des remèdes disproportionnés. La nouvelle communication sur la définition du marché pertinent ne devrait malheureusement pas changer cette pratique de micro-segmentation des marchés. Compte tenu de l’européanisation des marchés, de la concurrence généralisée du commerce en ligne par rapport à la distribution traditionnelle et de la réalité économique, il serait urgent de reconsidérer cette tendance au découpage à l’extrême des marchés.
- Le contrôle excessif des filiales communes des groupes. En cas de création de filiale commune, le chiffre d’affaires permettant de calculer le dépassement des seuils est celui des groupes co-contrôlant la filiale commune. Des opérations portant sur des activités marginales, comme le rachat en commun d’un actif immobilier générant de faibles loyers peuvent ainsi tomber dans le champ d’application du contrôle. Il conviendrait de reconsidérer le contrôle de ce type d’opération lorsqu’il porte sur des activités marginales.
B. L’absence de sécurité juridique
- Le contrôle en-dessous des seuils par la réinterprétation de l’article 22 du règlement. Les seuils de contrôle en valeur absolue ont été définis pour garantir aux entreprises une prévisibilité et une sécurité juridiques. Malheureusement, la période récente a vu se multiplier les mécanismes de contrôle en-dessous des seuils. Un premier pas a été franchi par le biais d’un changement d’interprétation de l’article 22 du règlement sur le contrôle des concentrations. A l’origine, ce mécanisme de renvoi vers les autorités européennes était prévu pour permettre à la Commission d’être saisie de concentrations pouvant poser un problème de concurrence alors que de nombreux Etats membres n’avaient pas mis en place de contrôle des concentrations. Avec la mise en œuvre progressive de régimes de contrôle des concentrations quasiment dans tous les Etats membres, la Commission a découragé les demandes de renvoi au titre de l’article 22. Elle a récemment procédé à un changement radical de politique en 2021 avec pour objectif de mieux contrôler les killer acquisitions consistant à prendre le contrôle d’un concurrent naissant au potentiel d’innovation très élevé, et de façon générale les concentrations impliquant des entreprises qui jouent ou sont susceptibles de jouer un rôle concurrentiel important en dépit de la faiblesse de leur chiffre d’affaires au moment de la prise de contrôle qui a pour conséquence de les placer sous les seuils de contrôle. Elle a donc décidé d’encourager et d’accepter désormais des renvois dans le cas où l’Etat membre requérant n’a pas la compétence initiale pour connaître de l’affaire faute de dépassement des seuils de contrôle nationaux (Orientations concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22, JOUE C 113/1 du 31 mars 2021). Certes, la Commission et les autorités nationales de concurrence (ANC) font valoir que le renvoi de l’article 22 suppose une demande d’un Etat membre et la démonstration d’une affectation du commerce entre Etats membres et d’une menace d’affectation significative de la concurrence sur le territoire du ou des Etats membres qui formulent la demande. Ces conditions sont cependant très légères et d’application très souple pour les autorités nationales, de sorte que le renvoi sous les seuils constitue un risque qui prive les entreprises de la sécurité juridique des seuils. Les demandes de renvoi se sont accrues. L’Autorité de la concurrence (AdlC) s’est emparée de cette nouvelle faculté en transmettant à la Commission le projet de concentration Illumina/Grail, finalement invalidé par la Commission (Comm. UE, 6 sept. 2022, aff. M. 10188). Plus récemment, la Commission n’a pas hésité à inviter les Etats membres à présenter une demande de renvoi et a accepté le 18 août 2023 les demandes de 15 Etats membres concernant le projet d’acquisition de l’entreprise israélienne de semi-conducteurs Autotalks par Qualcomm. Enfin, le 21 août 2023, la Commission a accepté le renvoi par quatre autorités nordiques de la prise de contrôle de Nasdaq Power par EEX. Si l’on comprend l’objectif, le moyen utilisé n’est pas adéquat car il sacrifie totalement la sécurité juridique et la prévisibilité au souci d’efficience, ce qui ne correspond pas à la conception occidentale de la règle de droit. Il aurait suffi, pour parvenir au même résultat sans supprimer la sécurité juridique des opérateurs, de prévoir des seuils spécifiques de contrôle des killer acquisitions à l’instar de ceux adoptés par l’Allemagne en 2017 fondés sur la valeur de la transaction combinée à des seuils de chiffre d’affaires moins élevés.
- Le retour de la jurisprudence Continental Can dans l’affaire Towercast. Un deuxième pas a été franchi plus récemment à l’occasion d’une réponse de la Cour de justice à une question préjudicielle de la Cour d’appel de Paris. La CJUE considère qu’une opération de concentration dépourvue de dimension communautaire et située en-dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoires prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission européenne au titre de l’article 22, peut être analysée par une ANC comme étant constitutive d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 TFUE au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale (CJUE, 16 mars 2023, LawLex202300003720JBJ). Encore une fois, les autorités de contrôle ont tendance à minimiser la portée de ce contrôle ex post qui suppose la détention d’une position dominante et la preuve d’un abus consistant dans une entrave substantielle à la concurrence. Cette voie de contrôle ex post n’est pas du tout satisfaisante. Elle est d’autant plus grave qu’elle expose les entreprises, après la réalisation de l’acquisition, à des sanctions lourdes (sanctions pécuniaires lourdes, injonctions, voire mesures structurelles) alors qu’en principe une opération de concentration ne constitue pas une pratique anticoncurrentielle. Il serait préférable d’imaginer des seuils spécifiques pour les killer acquisitions plutôt que de multiplier les contrôles sous les seuils, dont la mise en œuvre est tributaire d’analyses complexes et génératrice d’incertitude.
- L’absence d’harmonisation de la notion de concentration au niveau européen. Dans certains Etats membres, de simples prises de participation minoritaires sont susceptibles de relever du contrôle des concentrations, ce qui rend l’analyse d’une opération au niveau européen complexe et nécessite la consultation de multiples cabinets locaux qu’un régime unifié permettrait d’éviter.
II. Des modalités de contrôle générant des effets pervers
A. Des améliorations nécessaires à l’efficacité économique du contrôle
- Les délais. De façon générale, les délais de contrôle sont beaucoup plus longs que les délais légaux affichés. La pré-notification s’est imposée et n’est enserrée dans aucune limite temporelle. Certaines autorités ont créé des calendriers de procédure avec des délais pour encadrer la durée de la pré-notification, ce qui apparaît comme une bonne idée qu’il conviendrait de généraliser. Des statistiques sur les délais réels de pré-notification et de notification devraient également être publiées afin de se rendre compte des délais réels et de mieux évaluer les mesures à prendre pour les réduire.
- L’insuffisante prise en considération de l’avenir. Si le contrôle des concentrations constitue un contrôle ex ante, tourné vers l’avenir, il arrive que les autorités de concurrence tiennent insuffisamment compte, dans leur analyse, des évolutions à venir des secteurs économiques concernés, notamment de ceux soumis à des cycles économiques décroissants. Cette position conduit à entraver des rapprochements d’entreprises, nécessaires dans les secteurs aux perspectives économiques décroissantes ou menacés par des transferts de valeur résultant d’innovations de rupture.
B. Les effets économiques d’une absence de modernisation du contrôle
- Un frein à la réorganisation de l’économie européenne. La pratique montre que des opérations justifiées par la nécessaire réorganisation d’entreprises, se heurtent à une impossibilité du fait d’une extrême segmentation des marchés. L’analyse contribue à défavoriser les entreprises européennes par rapport à la concurrence extra-européenne.
- Un désavantage structurel au détriment des entreprises européennes dans un contexte de rivalité économique avec la Chine et les Etats-Unis. En pratique, des solutions franco-françaises ou européennes sont souvent défavorisées par le contrôle des concentrations par rapport à la prise de contrôle d’une entreprise française ou européenne par un opérateur extra-européen, notamment américain ou chinois, moins présent en Europe que les candidats européens au rachat. Pour un opérateur d’un Etat membre, l’opération sera plus longue, plus complexe et/ou plus coûteuse que pour l’opérateur extra-européen peu implanté localement. Le temps étant un facteur de décision essentiel dans le monde des affaires, cela peut conduire à favoriser l’opérateur extra-européen et à devoir imaginer des mécanismes complexes de contrôle des investissements extra-européens au niveau national ou européen. Le moment est venu de prendre conscience de ces effets pervers et d’adopter des mesures en vue de les limiter. De façon générale, il est urgent de rendre les contrôles des concentrations en Europe plus conformes à nos intérêts stratégiques, à l’efficience et à la sécurité juridique.