Le Premier Président de la Cour d’appel de Paris vient de rendre une ordonnance importante le 29 juillet 2020 (Paris, ord. Pr. Prés, Pôle 1, Ch. 7, 29 juil. 2020, N° RG 20/08122, L’actu-concurrence, 30 juil. 2020) : il a fait droit à une requête en suspicion légitime  contre une autorité administrative indépendante, en l’espèce l’Autorité polynésienne de la concurrence, en raison du comportement de son Président qui rejaillit sur l’institution dans son ensemble.

Sommaire :

1. Les enseignements généraux de la décision

2. Les enseignements particuliers de la décision en ce qui concerne l’Autorité polynésienne de la concurrence

1. Les enseignements généraux de la décision

La décision du 29 juillet 2020 du Premier Président de la cour d’appel de Paris constitue la suite et l’application pratique de l’arrêt de principe rendu par la cour de cassation le 4 juin 2020 ayant soumis les autorités administratives indépendantes dotées de pouvoirs de sanctions à un contrôle effectif de leur obligation d’impartialité par l’application d’une procédure de suspicion légitime même en l’absence de texte spécifique.

Des entreprises soumises à une procédure de concurrence en Polynésie française, assistées par notre cabinet, avaient découvert que le président de l’Autorité polynésienne de concurrence avait, dans le cadre d’une procédure prud’homale entre l’une d’elles et un salarié, délivré une attestation en faveur de ce dernier et avait émis un jugement sur l’instruction du dossier en cours de procédure avant qu’il n’ait à en connaître. Il en résultait un doute sur l’impartialité de l’Autorité, que les entreprises ont dénoncé au président de celle-ci, mais en vain. Elles avaient donc saisi le premier président de la cour d’appel de Paris d’une requête en renvoi pour cause de suspicion légitime de l’affaire devant la cour d’appel de Paris qui est la juridiction de recours contre les décisions de l’Autorité polynésienne de la concurrence. L’ordonnance du premier président avait néanmoins rejeté la requête au motif que les textes d’organisation de l’Autorité polynésienne de concurrence ne prévoyaient pas de procédure spécifique de récusation ou de demande de renvoi pour cause de suspicion légitime. En outre, celle-ci ne serait pas une juridiction, de sorte que les textes généraux relatifs à la récusation ne lui seraient pas davantage applicables (Paris, 1er mars 2019, LawLex19866). Cette décision avait fait l’objet de nombreuses critiques de la doctrine (V. en particulier, D. Bosco, A propos de l’application aux autorités de concurrence du renvoi pour cause de suspicion légitime, Contrats Conc. Consom., oct. 2019 ; 166 ; B. Bouloc, Une autorité de concurrence doit-elle être impartiale ? A propos de l’ordonnance du 1er mars 2019 rejetant une requête en suspicion légitime contre l’Autorité polynésienne de la concurrence, RLC 3713, janv. 2020 ; A. Ronzano, Concurrences, n° 2-2019 ; E. Dieny, L’Autorité polynésienne de la concurrence échappe-t-elle à tout contrôle d’impartialité ?, L’Essentiel du droit de la distribution et de la concurrence, sept. 2019).

Les entreprises ont formé un pourvoi devant la Cour de cassation, qui a fait droit, à leur demande au visa des articles 6, § 1 CEDH et L. 111-8 du Code de l’organisation judiciaire. Selon la Haute juridiction :« En vertu de ces textes, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial qui décidera du bien-fondé de toute accusation portée contre elle en matière pénale, matière à laquelle sont assimilées les poursuites en vue de sanctions ayant le caractère d’une punition ». Or, amenée à prononcer des sanctions, l’Autorité polynésienne de la concurrence doit être considérée comme une juridiction, de sorte que même en l’absence de disposition spécifique, elle se trouve soumise au principe général d’impartialité qui exige que toute personne poursuivie devant elle puisse, le cas échéant, demander le renvoi pour cause de suspicion légitime devant la juridiction de recours.

La portée de cet arrêt dépassait largement le seul cadre de l’affaire en cause. La Cour a en effet précisé que le pouvoir de sanction des AAI conduit à les assimiler aux juridictions, et les rend par conséquent comptables du respect des principes généraux du droit, même lorsque ceux-ci ne sont pas repris dans leurs textes d’organisation. L’arrêt de la Cour de cassation offre désormais aux entreprises un contrôle ex ante de l’impartialité de l’autorité, qui permet d’éviter bien plus efficacement toute atteinte irrémédiable aux droits de la défense.

Le premier Président, saisi d’une nouvelle requête en suspicion légitime suite à l’arrêt de la Cour de cassation dans cette affaire, met en œuvre ces principes. Il déclare recevable et bien-fondée la requête pour cause de défaut d’impartialité du Président de l’APC et considère que ce défaut est de nature à porter atteinte à l’impartialité ou à tout le moins à l’apparence d’impartialité de l’Autorité polynésienne de la concurrence dans son ensemble contrairement à la défense présentée par le Président mis en cause qui tentait de faire valoir que la suspicion légitime impliquait un défaut d’impartialité généralisé de tous les membres de l’Autorité.

Considérant que l’affaire doit être renvoyée devant une juridiction de même nature et de même degré afin que les parties ne soient pas privées d’un double degré de juridiction, le Premier Président renvoie le dossier devant l’Autorité métropolitaine de concurrence.

Cette décision est importante au-delà du cas d’espèce car elle illustre la pleine effectivité du contrôle du devoir d’impartialité des autorités administratives indépendantes.

La décision a également des implications au cas d’espèce sur le fond car elle reconnaît implicitement mais nécessairement que la cassation par voie de conséquence résultant de l’arrêt de la cour de cassation du 4 juin 2020 entraîne l’annulation de la décision de condamnation au fond qui avait été prononcée le 22 août 2019 par l’APC puisqu’elle confie à l’Autorité métropolitaine de la concurrence le soin de statuer sur la procédure « pendante » devant l’Autorité polynésienne de la concurrence, ce qui signifie nécessairement que la condamnation au fond n’a plus d’existence légale suite à l’arrêt de cassation.

2. Les enseignements particuliers de la décision en ce qui concerne l’Autorité polynésienne de la concurrence

L’activité de l’Autorité polynésienne de la concurrence a fait l’objet de différentes critiques mettant en cause la faible productivité de l’APC comparée à celle de l’Autorité métropolitaine ou à celle de Nouvelle-Calédonie (F. Venayre, Une brève synthèse de l’action de l’Autorité polynésienne de la concurrence, RLC 3665, oct. 2019), l’appréciation contestable des seuils de contrôle des concentrations par l’APC (Ch. Montet, Rev. Lamy Concurrence, 1er oct. 2017 ; F. Venayre, La volte-face de l’Autorité polynésienne de la concurrence sur les seuils de contrôle des concentrations, Rev. Lamy Concurrence,1er déc. 2017) ou encore les effets pervers de certains de ses avis (S. Petit, F. Venayre, L’ouverture du marché polynésien du transport aérien international menacée par la communication de l’Autorité de la concurrence, Rev. Jur. Pol. et Econ. De Nouvelle-Calédonie, 2018, 32).

De façon plus préoccupante, plusieurs décisions ont constaté des manquements au devoir d’impartialité et le non-respect du principe de base de séparation des fonctions d’instruction et de jugement dans le fonctionnement de l’Autorité polynésienne de la concurrence.

Le 16 octobre 2019, la cour d’appel de Paris avait déjà suspendu la décision de condamnation au fond par l’APC des entreprises concernées en raison d’un possible défaut d’impartialité du Président. La cour d’appel a estimé que les griefs faits au Président de l’APC faisaient que la décision de condamnation encourait un risque sérieux d’annulation fondée sur le défaut d’impartialité du collège en raison du comportement de son Président (Paris, Pôle 5, ch. 15, 16 oct. 2019, n° 19/15773 ; L’actu concurrence n° 114/2019 du 16 octobre 2019 ; Rev. Lamy Concurrence, déc. 2019, 6 ; Contr. Conc. Consom. Déc. 2019, 206, obs. G. Decocq ; E. Dieny, Procédure : quand l’Autorité polynésienne de la concurrence se fait taper sur les doigts par la cour d’appel de Paris, L’Essentiel du droit de la distribution et de la concurrence, janv. 2010 ; F. Venayre, Première décision de sanction de l’Autorité polynésienne de la concurrence : du Titan au Titanic ?, Dalloz Actualité, 6 nov. 2019).

La décision suspendue rendue au fond le 22 août 2019 avait déjà fait l’objet de sévères critiques juridiques de la doctrine (L. Donnedieu de Vabres et F. Vever, Première décision contentieuse de l’Autorité polynésienne de la concurrence : une analyse réfrigérante, Dalloz Actualité ; N. Eréséo, La lettre de la distribution, oct. 2019, p. 1-2 ; E. Dieny, L’Essentiel du droit de la distribution et de la concurrence, oct. 2019).

Le 26 novembre 2019, le Président de l’Autorité polynésienne de la concurrence était désavoué par son propre collège qui a rendu une décision de non-lieu concernant une entente alléguée dans le cadre d’un marché public du secteur de la surveillance et du gardiennage, notamment en raison du défaut d’impartialité du fait de l’immixtion de son président dans l’instruction alors que les fonctions d’instruction et de jugement doivent être séparées (APC, déc. N° 2019-PAC-02, 26 nov. 2019 ; F. Venayre, L’Autorité polynésienne de la concurrence prononce un non-lieu pour défaut d’impartialité dans l’affaire du gardiennage, Dalloz Actualité  2019 ; L’actu-concurrence, n° 131/2019, Mettant au jour de graves dysfonctionnements au sein de l’institution affectant son impartialité, au point de vicier irrémédiablement la procédure, le nouveau collège de l’Autorité polynésienne de la concurrence rend une décision de non-lieu dans l’affaire du gardiennage ; D. Schmitt, Non-lieu dans l’affaire du gardiennage : le Collège de l’APC désavoue son Président !, Tahiti Pacifique, n° 422) : le nouveau collège de l’APC avait en effet constaté que les services d’instruction avaient tout bonnement demandé en cours d’instruction des directives au Collège et au Président sur le sens à donner à la procédure de poursuite, le président ayant ensuite interféré de manière active et insistante dans l’instruction, ce qui est rigoureusement interdit.

Enfin, selon la presse locale, une procédure de démission d’office a été initiée contre le Président de l’APC par le Collège et a donné lieu à une audition le 8 juin 2020 (La Dépêche de Tahiti, 2 juin 2020 ; Tahiti Infos, 4 juil. 2020).

Une ordonnance du Premier Président de la cour d’appel de Paris reconnaît à présent que le comportement du Président de l’APC est de nature à porter atteinte à l’impartialité ou à tout le moins à l’apparence d’impartialité de l’Autorité polynésienne de la concurrence dans son ensemble.

Cette série de décisions traduit incontestablement des dysfonctionnements de l’Autorité polynésienne de la concurrence sous la présidence de son Président actuel.