Depuis plusieurs années, plusieurs lobbys puissants mènent une campagne dans différents pays européens pour obtenir une suppression ou d’importantes limitations des droits de propriété intellectuelle des constructeurs automobiles sur les pièces visibles automobiles, notamment les pièces de carrosserie, alors qu’elles résultent d’un effort de création de ces constructeurs et contribuent à la création d’emplois et de richesses en Europe.

Notre cabinet lutte contre ces tentatives contraires aux principes du droit de la propriété intellectuelle et de la création depuis la procédure d’avis de l’Autorité de la concurrence en la matière (avis AdlC n° 12-A-21 du 8 octobre 2012, LawLex201200000075JBA).

Sommaire :

I. Un nouvel échec des tentatives de suppression ou de limitation de la protection des pièces automobiles visibles par le droit des dessins et modèles

II. Le fondement technique de l’annulation : un cavalier législatif inconstitutionnel car sans lien, même indirect, avec le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique

III. En tout état de cause, une atteinte disproportionnée aux exigences constitutionnelles de sauvegarde de la propriété intellectuelle et de liberté d’entreprendre

I. Un nouvel échec des tentatives de suppression ou de limitation de la protection des pièces automobiles visibles par le droit des dessins et modèles

Deux offensives législatives ont été lancées récemment contre la protection des pièces visibles par le droit des dessins et modèles.

  • Une première tentative avait eu lieu dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités adoptée le 19 novembre 2019. Estimant à juste titre que les articles en question n’avaient aucun lien avec le projet de loi, constituant ainsi un cavalier législatif, le Conseil constitutionnel a censuré ces dispositions le 20 décembre 2019 (Décision n° 2019-794 DC).
  • Une nouvelle tentative a eu lieu dans le cadre des débats sur le projet de loi fourre-tout d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) : un amendement n° 528 de l’Assemblée nationale a ainsi rétabli le contenu de l’article 110 de la loi d’orientation des mobilités. Cet amendement a été rédigé ainsi :

Article 136

I. – Après le 11° de l’article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle, il est inséré un 12° ainsi rédigé :

« 12° La reproduction, l’utilisation et la commercialisation des pièces destinées à rendre leur apparence initiale à un véhicule à moteur ou à une remorque, au sens de l’article L. 110-1 du code de la route. »

II. – Le chapitre III du titre Ier du livre V de la deuxième partie du même code est ainsi modifié :

1° L’article L. 513-1 est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« La durée maximale de vingt-cinq ans prévue au premier alinéa est ramenée à dix ans pour les pièces mentionnées au 4° de l’article L. 513-6 pour lesquelles cette disposition ne prévoit pas d’exception à l’exercice des droits conférés par l’enregistrement d’un dessin ou modèle. » ;

2° L’article L. 513-6 est ainsi modifié :
a) Au début des deuxième à dernier alinéas, les mentions : « a », « b » et « c » sont remplacées, respectivement, par les mentions : « 1° », « 2° » et « 3° » ;

b) Il est ajouté un 4° ainsi rédigé :

« 4° D’actes visant à rendre leur apparence initiale à un véhicule à moteur ou à une remorque au sens de l’article L. 110-1 du code de la route et qui :

« a) Portent sur des pièces relatives au vitrage, à l’optique et aux rétroviseurs ;

« b) Ou sont réalisés par l’équipementier ayant fabriqué la pièce d’origine. »

III. – Le présent article entre en vigueur le 1er janvier 2021. »

Il convient par ailleurs de noter qu’un sous-amendement n°718 à cet amendement a également été adopté. Ce dernier a supprimé au dixième alinéa, les mots : « , à l’optique et aux rétroviseurs ».

L’amendement limitait – voire supprimait – la protection offerte par le Code de la propriété intellectuelle sur les pièces de rechange automobiles visibles au titre du droit des dessins et modèles et du droit d’auteur.

Cette offensive anti-dessins et modèles a été une nouvelle fois mise en échec par le Conseil constitutionnel.

La décision du Conseil constitutionnel du 3 décembre 2020 considère que cette disposition est contraire à la Constitution :
« 82. L’article 136 modifie le droit de la propriété intellectuelle applicable aux pièces détachées pour automobiles. Introduites en première lecture, ces dispositions ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles de l’article 18 du projet de loi initial qui, au titre de la déconcentration de certaines décisions administratives, transféraient au directeur général de l’institut national de la propriété industrielle la compétence du ministre chargé de l’économie et des finances pour prendre les décisions d’interdiction de divulgation et de libre exploitation des brevets d’invention…
85. Ces dispositions ne présentent pas non plus de lien, même indirect, avec aucune autre des dispositions qui figuraient dans le projet de loi déposé sur le bureau du Sénat.
86. Sans que le Conseil constitutionnel ne préjuge de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles, il y a lieu de constater que, adoptées selon une procédure contraire à la Constitution, elles lui sont donc contraires. …
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – Sont contraires à la Constitution les articles 30, 51, 63, 65, 66, 68, 69, 71, 74, 80, 81, 85, 86, 88, 102, 103, 104, 110, 115, 116, 123, 129, 135, 136, 137 et 149 de la loi d’accélération et de simplification de l’action publique… ».

II. Le fondement technique de l’annulation : un cavalier législatif inconstitutionnel car sans lien, même indirect, avec le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique

Aux termes de la dernière phrase du premier alinéa de l’article 45 de la Constitution : « Sans préjudice de l’application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ».

Ainsi, lorsqu’il est saisi d’une demande de contrôle de constitutionnalité d’une loi, le Conseil constitutionnel vérifie la place des amendements introduits par les deux assemblées lors des débats parlementaires. Il s’agit d’un contrôle dit des « cavaliers législatifs ». En l’absence d’un lien, direct ou indirect, avec le texte transmis, l’amendement cavalier peut être censuré, même d’office.

Comme beaucoup d’autres dispositions qui ont également été sanctionnées par la même décision, l’ajout de dispositions restreignant la protection des dessins et modèles au détriment des pièces visibles n’avait aucun lien avec la loi ASAP.

  • En premier lieu, l’article 136 introduit en première lecture lors du passage à l’Assemblée Nationale, ne présentait aucun lien ni avec le nom ni avec l’objet du texte. En effet, avec ce projet de loi, le Gouvernement entendait « accélérer la dynamique en matière de simplification et d’efficacité administrative à travers plusieurs mesures très concrètes, visant à rapprocher les Français de leurs services publics et à libérer leurs énergies » (site du Sénat, objet du texte).

Il s’agissait d’encourager une administration plus simple avec la suppression ou le regroupement de près de quatre-vingt-dix commissions consultatives, « rapprocher l’administration du citoyen, simplifier les démarches des particuliers et faciliter le développement des entreprises, en accélérant les procédures administratives », voire en général, « faciliter la vie des Français » (M. Pierre Morel-À-L’Huissier, Contributions sur le site de l’Assemblée Nationale, 30 septembre 2020 ). Le projet de loi visait ainsi la relation des Français avec leur administration.

Or la question des droits de protection conférés par le Code de propriété intellectuelle aux fabricants de pièces de rechange automobile visibles ne peut être appréhendée comme ayant trait à la simplification ou à l’accélération de l’action publique, ni au rapprochement des Français avec leur administration, ni à la simplification des démarches des particuliers ou à l’accélération des procédures administratives.

  • En deuxième lieu, l’article 136 ne présentait pas non plus de lien avec le titre au sein duquel il a été ajouté. En effet, le titre IV du projet de loi devait servir à simplifier diverses procédures administratives notamment en supprimant l’obligation de justificatifs de domicile pour l’obtention de certains titres, en supprimant l’obligation de fournir un certificat médical pour l’obtention ou le renouvellement d’une licence sportive pour les enfants ou en facilitant le développement de la vente en ligne de médicaments (Site du sénat, Objet du texte ).
  • En troisième lieu, l’article 136 ne présentait pas non plus de lien, même indirect, avec aucune autre des cinquante dispositions qui figuraient dans le projet de loi déposé sur le bureau du Sénat.

Sans qu’il soit nécessaire de préjuger de la conformité du contenu de cet article aux autres exigences constitutionnelles, le Conseil constitutionnel a donc logiquement censuré ce cavalier législatif inconstitutionnel.

III. En tout état de cause, une atteinte disproportionnée aux exigences constitutionnelles de sauvegarde de la propriété intellectuelle et de liberté d’entreprendre

La limitation des droits de propriété intellectuelle envisagée a été censurée sur le fondement de son irrégularité par rapport à le procédure parlementaire.

Il serait opportun que le texte soit maintenant définitivement abandonné car il présente aussi d’importants problèmes de constitutionnalité sur le fond indépendamment de la contrariété à la Constitution de ce cavalier législatif en raison de l’absence de lien entre l’amendement et la loi d’accélération et de simplification de l’action publique.

Il est en effet également frontalement contraire à d’autres exigences constitutionnelles, que sont l’objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle et l’exercice de la liberté d’entreprendre.

Le Conseil constitutionnel a en effet forgé un objectif de valeur constitutionnelle lié à la sauvegarde de la propriété intellectuelle. Cet objectif a été récemment appliqué dans une réponse à une question prioritaire de constitutionnalité n° 2020-841 QPC du 20 mai 2020, aux termes de laquelle il a été rappelé qu’il « incombe au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de la propriété intellectuelle et, d’autre part, l’exercice des droits et des libertés constitutionnellement garantis ».

Le Conseil constitutionnel avait conclu qu’il en résultait que « le législateur n’a[vait] pas entouré la procédure prévue par les dispositions contestées de garanties propres à assurer une conciliation qui ne soit pas manifestement déséquilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l’objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle » (Décision n° 2020-841 QPC du 20 mai 2020, pt. 18).

Par ailleurs, ces dispositions apporteraient également une atteinte disproportionnée au principe constitutionnel de liberté d’entreprendre découlant de l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

D’un point de vue constitutionnel, l’introduction de telles dispositions dans le Code de propriété intellectuelle conduirait à une conciliation manifestement déséquilibrée entre la liberté d’entreprendre des acteurs économiques qui bénéficieraient de la libéralisation, d’une part, et la sauvegarde de la propriété intellectuelle, ainsi que la liberté d’entreprendre des fabricants de pièces d’origine de carrosserie, d’autre part.

En effet, les pièces détachées présentent des enjeux majeurs pour les marques et la contrefaçon de celles-ci pénalise les entreprises du bénéfice de leurs efforts d’investissements (de création, de marketing, de recherche, de communication, etc.). Il est tout à fait normal et efficient que les investissements effectués par les industriels bénéficient d’une protection d’une certaine durée contre la contrefaçon des pièces qu’ils ont créées comme c’est le cas de toute activité inventive en vue de récompenser leurs efforts et de les inciter à continuer à innover et à créer. La protection légitime des emplois européens justifie également le maintien de cette protection légitime.