TUE, 10 novembre 2021, Google, Alphabet c. Commission

De 2017 à 2019, les affaires Google se sont succédé avec, à leur source, la capacité du GAFAM à profiter de sa position de force pour imposer ses outils et/ou enfermer les utilisateurs dans son écosystème. Dans le cadre de trois procédures distinctes, ouvertes au titre de l’article 102 TFUE (aff. Google Shopping, Google Search et Google AdSense), la Commission a ainsi infligé à Google trois amendes pour un montant total de 8,25 milliards d’euro, faisant d’elle l’une des firmes les plus lourdement sanctionnée.

En l’espèce, le Tribunal de l’Union était appelé à statuer dans l’affaire Google Shopping. Par décision en date du 27 juin 2017, la Commission avait infligé à Google une sanction pécuniaire d’un montant de 2,42 milliards pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la recherche générale sur internet dans treize pays de l’EEE, en favorisant son propre comparateur de produits, Google Shopping, au détriment des comparateurs adverses. Non seulement les résultats d’une requête lancée à partir du moteur de recherche générale de Google bénéficiaient d’un positionnement et d’une présentation plus attractifs (avec notamment des caractéristiques graphiques plus riches, images et informations dynamiques comprises) lorsqu’ils étaient issus de Google Shopping, mais en outre, les résultats des comparateurs concurrents, qui prenaient nécessairement la forme de résultats génériques, étaient de ce fait susceptibles d’être déclassés par les algorithmes d’ajustement des résultats génériques de Google, notamment l’algorithme Panda, en raison de leur manque de contenu original.

  1. La pratique d’auto-préférence revêt un caractère anticoncurrentiel.

Rappelant que l’article 102 TFUE n’a pas pour but d’empêcher une entreprise de conquérir, par ses propres mérites, une position dominante sur un marché et que la simple extension de la position dominante d’une entreprise sur un marché voisin ne peut pas, en elle-même, être la preuve d’un comportement s’écartant d’une concurrence normale, même si une telle extension conduit à la disparition ou à la marginalisation de concurrents, le Tribunal énonce que le champ d’application matériel de la responsabilité particulière pesant sur une entreprise dominante doit être apprécié au regard des circonstances spécifiques de chaque espèce qui démontrent un affaiblissement de la concurrence.

En l’espèce, Google s’est appuyé, par le biais d’un effet de levier, sur sa position dominante sur le marché de la recherche générale pour favoriser son propre service de comparaison de produits sur le marché de la recherche spécialisée de comparaison de produits, tout en rétrogradant les résultats de comparateurs concurrents par le biais d’algorithmes. En raison de trois circonstances spécifiques que sont (i) l’importance du trafic généré par le moteur de recherche générale de Google pour les comparateurs de produits, (ii) son caractère non effectivement remplaçable, et (iii) le comportement des utilisateurs qui, lorsqu’ils effectuent des recherches sur internet, présument que les résultats les plus visibles sont les plus pertinents, cette pratique d’auto-préférence a conduit à un affaiblissement de la concurrence.

Selon le Tribunal, le comportement de Google revêt d’autant plus une forme d’anormalité que le fait de favoriser ses propres résultats spécialisés, par rapport aux résultats tiers, semble aller à rebours du modèle économique à la base du succès initial de son moteur de recherche générale, qui constitue une « infrastructure ouverte ».

La déviation par rapport à la concurrence par les mérites de son comportement est d’autant plus patente, selon le Tribunal, que le GAFAM, en position « super dominante » sur le marché de la recherche générale, a dans un premier temps, affiché tous les résultats des services de recherche spécialisée de la même manière et selon les mêmes critères, avant de modifier ses pratiques.

En outre, la pratique en cause concerne une différence de traitement dans l’accès à la facilité, et non un refus exprès et unilatéral d’accès, de sorte la Commission n’était pas tenue d’établir que les conditions de l’arrêt Bronner étaient satisfaites.

Enfin, alors que Google affirme que le traitement différencié entre ses résultats de recherche s’opère en fonction de la nature des résultats produits par son moteur de recherche générale, à savoir selon qu’il s’agit de résultats spécialisés ou de résultats génériques, ce traitement différencié s’opère, en réalité, en fonction de l’origine des résultats, à savoir selon qu’ils proviennent de comparateurs concurrents ou de son propre comparateur, de sorte qu’en pratique, Google a favorisé ce dernier par rapport aux premiers, et non un type de résultats par rapport à un autre.

  1. La pratique de favoritisme produit des effets préjudiciables à la concurrence

Le Tribunal souligne d’abord que la qualification d’abus de position dominante suppose la démonstration d’un effet anticoncurrentiel, pas nécessairement réel, mais au moins potentiel. En l’espèce, après avoir constaté que sur les différents marchés nationaux de services de comparaison de produits concernés, les pratiques de self-preferencing avaient conduit à une décroissance du trafic pour presque tous les comparateurs de produits concurrents et à une augmentation corrélative de ce trafic vers Google Shopping, la Commission a démontré à suffisance de droit que le trafic en cause, qui représentait une large part du trafic total des comparateurs concurrents, ne pouvait pas être effectivement remplacé par d’autres sources de trafic (comme les publicités AdWords ou les applications mobiles) et que les pratiques litigieuses pouvaient donc potentiellement conduire certains comparateurs de produits concurrents à cesser leurs activités, à une baisse de l’innovation, et, au final, à un moindre choix pour les consommateurs. L’existence d’effets anticoncurrentiels, au moins potentiels, sur les marchés nationaux des services de comparaison de produits est ainsi établie.

En revanche, selon le Tribunal, en se contentant d’énoncer qu’en traitant plus favorablement son comparateur de produits sur ses pages de résultats générales, Google protégerait les revenus que ce service de recherche spécialisé lui apporte depuis ces pages, lesquels financeraient eux-mêmes le service de recherche générale, sans présenter aucune analyse de l’importance des revenus en cause et de l’impact qu’ils peuvent avoir sur la position de Google et ses concurrents, la Commission échoue à établir des effets anticoncurrentiels potentiels sur les marchés nationaux de la recherche générale, de sorte que le constat d’infraction sur ce seul marché doit être annulé.

Alors que Google reprochait à la Commission de ne pas avoir pris en considération la pression concurrentielle exercée par les plates-formes marchandes, le Tribunal estime que la Commission a suffisamment démontré que les services de comparaison de produits proposés par les comparateurs de produits ont des caractéristiques particulières les différenciant des services de comparaison de produits offerts par les plateformes marchandes, au point que les uns et les autres sont peu interchangeables et qu’ils n’exercent entre eux qu’une concurrence peu sensible. Soulignant le caractère biface du marché en cause sur lequel des offreurs répondent simultanément à deux demandes, d’une part, celle des internautes désireux de comparer les caractéristiques et les prix de produits avant de procéder ultérieurement à leur achat et, d’autre part, celle des personnes désireuses de vendre leurs produits qui alimentent les bases de données des offreurs en informations aux fins de comparaison en vue de leur achat ultérieur par les internautes, étant précisé que la transaction éventuelle entre les acheteurs et les vendeurs aura lieu, le cas échéant, sur un autre marché, le Tribunal estime que la Commission a bien examiné les deux faces du marché en cause.

Le Tribunal ajoute que le comportement de Google n’est pas objectivement justifié. Même si les algorithmes de classement des résultats génériques ou les critères de positionnement et de présentation des résultats spécialisés pour produits de Google peuvent en tant que tels représenter des améliorations de son service à teneur pro-concurrentielle, ils ne justifient pas une inégalité de traitement entre les résultats du comparateur de produits de Google et ceux des comparateurs de produits concurrents : Google échoue à démontrer des gains d’efficience liés à cette pratique qui compenseraient ses effets négatifs pour la concurrence.

Enfin, dès lors que la Commission pour déterminer le montant de base de l’amende, n’a retenu comme valeur des ventes que des recettes publicitaires liées aux marchés de la recherche spécialisée pour produits, mais aucune recette publicitaire liée aux marchés de la recherche générale, le Tribunal constate que l’annulation de la décision de la Commission limitée aux marchés nationaux de la recherche générale n’a aucune incidence sur le montant de la sanction prononcée. Partant, le montant de la sanction doit être confirmé.