Le gouvernement continue à vouloir faire adopter coûte que coûte son projet de réforme du droit des contrats. La loi de modernisation et de simplification du droit, adoptée dans l’urgence, et promulguée le 16 février 2015 (JO du 17 février) après le feu vert du Conseil constitutionnel, l’a autorisé à réformer l’ensemble du droit des contrats par voie d’ordonnance sans examen approfondi par le Parlement. Le mercredi 25 février 2015, Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, a présenté le projet de réforme en conseil des ministres et le texte a été mis en ligne le même jour sur le site du Ministère de la justice. La réforme doit être menée à bien dans les douze mois maximum.  Compte tenu des multiples critiques dont a fait l’objet la méthode d’habilitation à réformer le code civil par voie d’ordonnance sans discussion parlementaire approfondie pour un texte aussi important, la ministre de la justice promet désormais de soumettre le projet à une grande consultation. Les citoyens pourront donner leur avis en ligne sur le projet d’ordonnance, les professionnels auront droit à la parole, le texte sera également communiqué aux administrations concernées ainsi qu’à des experts, universitaires et praticiens. L’ensemble de ces consultations sont destinées à enrichir le texte avant sa soumission à une concertation interministérielle. Enfin, le gouvernement « s’est engagé à déposer un projet de loi de ratification spécifique et à l’inscrire à l’ordre du jour du Parlement. Ce dernier pourra ainsi exercer le droit de regard qu’il estimera nécessaire dans le cadre de l’examen de ce projet de loi et modifier le texte sur les points qu’il jugera importants ».  Ce repentir tardif soumettant le texte à une consultation est positif, mais ne résout pas réellement les défauts de méthode et de fond de la réforme annoncée.
S’agissant de la méthode, une consultation aussi large soit-elle sur un texte de 49 pages entièrement rédigé et finalisé, comportant plusieurs centaines d’articles, n’est pas de nature à remettre en cause les postulats retenus. Il aurait fallu procéder différemment et élaborer le texte lui-même avec les professionnels sans travailler en chambre et les placer devant le fait accompli. Ensuite, davantage que de consultations tous azimuts, c’est une véritable discussion qui serait à présent nécessaire.  Les enseignements modernes de la sociologie de la décision nous apprennent que les bons textes résultent de la discussion contradictoire. Le débat public en garantit la qualité et évite au maximum les erreurs et les incohérences. Préparé par une commission des meilleurs juristes de son temps, le projet de Code civil de 1804 fut ainsi non seulement d’abord soumis au Tribunal de cassation et aux cours d’appel pour observations, mais aussi discuté ensuite de façon approfondie par le Conseil d’Etat réuni en assemblée plénière, qui y consacra pas moins de 109 séances, dont Bonaparte présida 57, sans que son point de vue ne l’emporte en toute occasion (V. Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard, 2013, p. 650-656). Le gouvernement aurait été bien inspiré de tenir compte des leçons du passé. De simples consultations sont insuffisantes. La discussion, l’élaboration avec les professionnels et le débat public approfondis seraient bien utiles en l’espèce compte tenu des défauts de fond majeurs du texte.
Sur le fond, le projet Taubira, marqué idéologiquement, serait source pour les entreprises d’une grande insécurité juridique et d’une perte d’attractivité et de compétitivité du droit français dans les rapports internationaux.
Des options défavorables aux entreprises
1. L’abaissement de la liberté contractuelle. La liberté contractuelle est ravalée à un rang inférieur aux autres libertés puisque le projet Taubira dispose qu’elle ne pourra « porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées » (nouvel article 1102 al. 2 du code civil). Au-delà du caractère énigmatique de la formulation, le choix idéologique est inquiétant pour les entreprises car la liberté contractuelle, gage d’efficience économique, constitue le fondement de l’économie de marché.
2. La « consumérisation » de l’ensemble des contrats. Le droit des clauses abusives, pourtant strictement cantonné par le droit européen aux relations entre professionnels et consommateurs, se voit étendu à l’ensemble des cocontractants ; désormais, «toute « clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat peut être supprimée par le juge à la demande du contractant au détriment duquel elle est stipulée », l’appréciation du déséquilibre significatif ne pouvant cependant porter sur la définition de l’objet du contrat ou sur l’adéquation du prix à la prestation (nouvel article 1169 du code civil).
3. L’absence d’harmonisation avec d’autres branches du droit. Le projet Taubira contient de nouvelles règles, notamment relatives aux clauses abusives ou résolutoires, qui seront applicables à tous les contrats, et fait doublon avec celles de l’article L. 442-6 du Code de commerce qui poursuivent le même objet mais avec des conditions de mise en œuvre différentes, un régime juridique particulier et des sanctions spécifiques. L’option retenue de créer un droit général sans se préoccuper de l’état des droits spécifiques existants et souvent problématiques dotera le droit français de deux régimes juridiques distincts pour deux types de clauses similaires.
Une insécurité juridique généralisée
4. La fragilisation du contrat dès le stade de sa formation. Alors que les rédacteurs du Code civil n’avaient introduit la bonne foi qu’au stade de l’exécution du contrat, le projet Taubira l’impose dès sa formation (nouvel article 1103 du code civil), au moment de l’échange des consentements, et ouvre ainsi la porte à tous les procès d’intention pour déterminer après coup si l’on a contracté de bonne ou de mauvaise foi.
5. La faculté de remise en cause généralisée des contrats par l’abus de dépendance. L’abus de faiblesse, lié à un état de nécessité ou de dépendance, est assimilé à la violence et permet d’obtenir la nullité du contrat si l’une des parties en abuse pour obtenir un engagement que l’autre partie n’aurait pas souscrit si elle ne s’était pas trouvée dans cette situation de faiblesse (nouvel article 1142 du code civil). Des cocontractants, faisant valoir un état de dépendance, ne vont-ils pas remettre en cause tous leurs engagements ?
6. L’abrogation de la cause et de l’objet du contrat et de l’obligation au profit de son « contenu ». Le projet Taubira remplace ces concepts précis, définis par une abondante jurisprudence, par la notion floue et incertaine de « contenu du contrat » (articles 1161 à 1170 du nouveau code civil), dont le texte exige qu’il soit licite et certain, ce qui créera des difficultés de mise en œuvre.
7. La possibilité de remise en cause de toutes les clauses jugées abusives même lorsqu’elles ont été négociées. Le projet Taubira prévoit qu’une clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations du contrat (à l’exception de la définition de l’objet du contrat et de l’adéquation du prix à la prestation) pourra être supprimée par le juge. Le droit des clauses abusives relevant traditionnellement des relations B to C est ainsi étendu aux relations B to B et C to C. Le Code de commerce prévoit déjà cette faculté, mais l’article L. 442-6-I-2 ne joue qu’en cas de soumission de l’autre partie à une obligation déséquilibrée, hypothèse que de véritables négociations devraient écarter. Le projet Taubira permet au contraire la remise en cause de contrats d’affaires négociés pied à pied, mark up après mark up.
8. La faculté de remise en cause du contrat en cas d’imprévision. Le projet Taubira prévoit qu’en cas de changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat qui rend son exécution excessivement onéreuse, les parties pourront en demander la renégociation et à défaut d’accord, demander d’un commun accord au juge de l’adapter ou, unilatéralement, d’y mettre fin (nouvel article 1196) .
Une perte d’attractivité du droit français
9. Une perte d’attractivité et de compétitivité du droit français dans les échanges internationaux. Un cocontractant étranger saura que s’il soumet son contrat au droit français, le juge pourra contrôler son intention, annuler les engagements de son cocontractant dépendant, supprimer toute obligation déséquilibrée même négociée de bonne foi et mettre fin au contrat s’il n’est plus rentable pour son partenaire : il préférera vraisemblablement le soumettre à un droit plus respectueux de la volonté des parties, comme le droit anglais ou le droit suisse. Si le projet Taubira était adopté, nul doute que les entreprises, y compris françaises, seraient découragées d’opter pour le droit français, moins efficient et source d’insécurité juridique à tous les stades de la vie contractuelle.