Trois questions importantes se posent actuellement en matière de confidentialité des avis des juristes d’entreprises :

I. Quelle est la situation actuelle en France et en Europe ?

II. La situation est-elle satisfaisante ?

III. Comment peut-on l’améliorer ?

I. La situation actuelle en France et en Europe est la suivante :

La question de la confidentialité des avis des juristes n’est pas harmonisée en Europe. 18 Etats sur 28 accordent une telle protection aux avis de leurs juristes d’entreprise et il en va de même de la majorité des pays de Common Law.

 

La France n’en fait toutefois pas partie.

Les juristes d’entreprise français n’ont pas de statut juridique particulier et les avis qu’ils donnent aux autres acteurs de l’entreprise (dirigeants et opérationnels notamment) ne sont pas protégés par des règles de confidentialité.

Ils sont donc saisissables et utilisables en cas de visites et saisies surprises réalisées au sein de l’entreprise.

Dans le cadre de procédures européennes, c’est le droit européen qui devient applicable.

La Cour de justice reconnaît la confidentialité des avis des juristes si deux conditions sont remplies :

– l’échange avec l’avocat doit être lié à l’exercice du « droit de la défense du client » ;

– il doit s’agir d’un échange émanant « d’un avocat indépendant », c’est-à-dire qui n’est pas salarié d’une entreprise (et peu importe le fait qu’il soit soumis aux mêmes règles déontologiques que les avocats non-salariés).

Il résulte de ces conditions très strictes que les juristes d’entreprise ne bénéficient pas de la confidentialité au regard du droit de l’Union européenne.

II. Aujourd’hui, l’état du droit français et du droit européen n’est pas satisfaisant pour différentes raisons :

1) En premier lieu, il n’est pas bon d’avoir autant de solutions qu’il y a d’Etats membres.

Certains protègent les avis des juristes, tandis que d’autres comme la France ne le font pas, et le droit européen a également ses propres règles.

En Belgique par exemple, la Cour de Cassation vient de confirmer que les avis des juristes d’entreprise (qui ont un statut particulier en Belgique) sont confidentiels. L’affaire concernait une perquisition effectuée par l’autorité belge de la concurrence dans les locaux de Belgacom.

Mais cette solution est uniquement applicable dans le cadre d’une procédure suivant les règles juridiques belges et, dès l’instant où la procédure va suivre des règles européennes, c’est le droit européen qui va s’appliquer avec des solutions fondamentalement différentes.

La contradiction des solutions – selon que l’on se trouve dans un cadre national ou européen – est très préjudiciable à la sécurité juridique des entreprises.

2) En deuxième lieu, la situation actuelle entraîne des effets pervers.

En matière de concurrence (art. L.450-4 C.Com), comme en matière douanière (art. 64 C. Douanes) et fiscale (art. L. 16 B Livre des proc. fiscales), les entreprises ont parfois la mauvaise surprise de voir arriver des enquêteurs chargés de perquisitionner les bureaux et saisir des documents qui permettent de confirmer leurs soupçons.

Dans le cadre des enquêtes dites « lourdes » (par opposition aux enquêtes simples, moins permissives), les enquêteurs disposent d’un droit de saisie très large, puisqu’il concerne l’ensemble des documents se rapportant à l’objet de l’enquête.

Ce droit de saisir tous les documents se rapportant à l’enquête n’est heureusement pas absolu. Il est limité par la protection des correspondances personnelles et, surtout, par le secret professionnel qui s’applique aux correspondances échangées entre le client et ses avocats.

En théorie, lorsque les enquêteurs constatent que des correspondances sont couvertes par le secret professionnel, ils sont dans l’obligation de les placer sous scellé.

La Cour de cassation a d’ailleurs récemment affirmé que la violation du secret professionnel intervient dès que le document est saisi par les enquêteurs (Cass. Crim, 24 avril 2013 – 5 arrêts). Peu importe donc que le document soit restitué, la violation est caractérisée en tout état de cause.

Les avis du juriste, conseil interne de l’entreprise, ne sont pas confidentiels. Ils peuvent être saisis au même titre que toute autre correspondance qui ne serait pas soit personnelle, soit échangée avec un avocat, soit dépourvue de lien avec l’objet de l’enquête.

Il est d’ailleurs fréquent que les enquêteurs saisissent l’intégralité de la boîte mail du directeur juridique.

Cette situation place le juriste dans une position paradoxale.

Il est censé conseiller au mieux l’entreprise, en indiquant ce qui est permis de faire et ce qui serait illégal.

Bien entendu, il est fréquent qu’il se prononce explicitement et par écrit sur l’illégalité d’une pratique (par exemple, il recommande de ne pas adopter un comportement qui, selon lui, constituerait une entente).

Mais son rôle peut rapidement basculer en cas d’enquête surprise.

Lorsque les enquêteurs saisissent des documents qu’il a lui-même rédigés et qui permettent d’apporter la preuve d’une infraction, il se retrouve dans la position d’un témoin à charge très gênant pour son dirigeant.

La possibilité de saisir les avis des juristes empêche d’instaurer un climat de confiance au sein de l’entreprise et entraîne des effets pervers sur la conformité des pratiques aux réglementations.

Consulter le juriste, en particulier par écrit, est une précaution qui peut in fine se retourner contre l’entreprise.

3) En troisième lieu, dans un litige international, l’absence de confidentialité empêche l’entreprise de bénéficier des mêmes droits de la défense que les entreprises étrangères. 

Dans la plupart des pays anglo-saxons, les parties au procès sont tenues de produire tous les documents qui sont favorables à l’argumentation de la partie adverse (disclosure en droit anglais et discovery en droit américain et australien).

Une partie peut toutefois s’opposer à la production d’un document si elle estime qu’il relève du secret professionnel.

En cas de contentieux transnational, les autorités ou les entreprises anglo-saxonnes peuvent demander aux entreprises françaises la communication de documents rédigés par leurs directions juridiques.

Ces documents constituent des preuves pour la partie adverse.

Mais puisqu’ils ne sont pas considérés comme confidentiels en France, les entreprises françaises sont obligées de les communiquer.

Les autorités ou entreprises françaises, elles, ne peuvent pas obtenir la même chose de la partie adverse puisque de tels documents sont bien souvent protégés par la confidentialité dans ces pays.

III. La situation actuelle doit changer

Il serait souhaitable que la France (ainsi que l’Union européenne et tous ses Etats membres) fassent évoluer leur législation dans le sens d’une protection des avis des juristes.

1) En premier lieu, cette évolution serait conforme au rôle que doivent avoir les juristes dans une société moderne comme la France.

Notre société, toujours plus complexe, devient de plus en plus juridique : il y a actuellement plus de 16.000 juristes d’entreprise en France, auxquels il faut ajouter 50.000 avocats et 9.000 notaires, sans compter les huissiers, commissaires-priseurs, greffiers, etc. et tous les emplois indirects qu’ils génèrent.

Mais pour des raisons qui tiennent à son histoire, la France se méfie du droit.

Il existe une croyance selon laquelle l’action de l’Etat peut permettre de régler les problèmes.

Une importance démesurée est consacrée à l’administration : elle dispose de son propre juge et de ses propres règles et procédures.

En conséquence, le juriste ne bénéficie pas en France de la même reconnaissance qu’ailleurs (en particulier dans les pays les plus développés).

La fonction juridique est encore trop souvent considérée comme une fonction subsidiaire, support des fonctions plus centrales que sont la direction générale, financière ou commerciale.

Le juriste français peine à faire entendre sa voix dans l’entreprise, trop souvent considéré comme un tenant du formalisme, plutôt qu’un stratège.

La confidentialité revêt un aspect psychologique important et il faut espérer qu’elle permettra au juriste d’être mieux perçu par les salariés et plus impliqué dans les décisions stratégiques de l’entreprise.

Il s’agit aussi d’un enjeu de compétitivité pour la France : les entreprises étrangères sont aujourd’hui réticentes à s’implanter en France ; les entreprises françaises elles-mêmes sont incitées à délocaliser leur direction juridique et à embaucher en priorité des juristes étrangers.

Les juristes français et le rayonnement international de notre droit continental perdent donc du terrain, ce qui contribue à la crise que traverse notre modèle.

2) En deuxième lieu, la confidentialité contribuerait à l’efficacité du droit.

Pour assurer pleinement son rôle de conseil, le juriste doit pouvoir diffuser ses avis au sein de l’entreprise en toute objectivité et sans crainte que cela nuise à l’entreprise.

Il faut à tout prix éviter que les dirigeants ou opérationnels montrent des réticences à consulter les juristes.

La confidentialité les incitera peut-être même à solliciter les juristes de façon plus régulière, et d’améliorer ainsi la conformité des pratiques des entreprises aux réglementations.

3) En troisième lieu, les droits de la défense des entreprises seraient plus efficacement protégés.

Un des avantages principaux de la confidentialité tiendrait bien entendu, dans le cadre de visites domiciliaires, au caractère insaisissable des avis et recommandations adressés par les juristes aux autres salariés de l’entreprise.

Les autorités de concurrence, douanières et fiscales seraient donc en théorie empêchées de saisir et de se fonder sur ce type de documents pour engager des poursuites contre l’entreprise.

Et lorsque des documents protégés seront illégalement saisis, l’entreprise disposera d’un nouveau fondement à l’appui de son recours devant la cour d’appel pour contester le déroulement des opérations.

Même si la jurisprudence actuelle refuse de faire annuler l’intégralité des opérations en cas de violation du secret professionnel, on peut espérer que cela évolue.

Enfin, l’obtention de la confidentialité permettrait de faire échec à l’obligation de production de preuves mis en œuvre dans le cadre de litiges transfrontaliers (disclosure ou discovery).

A l’échelle nationale, elle permettra aussi au juriste de s’opposer à une demande de production forcée faite par un juge français dans le cadre de l’art. 11 C. proc. civ., puisque le secret professionnel est reconnu comme « empêchement légitime ».

Pour toutes ces raisons, il devient urgent que la France et les autres Etats membres accordent les bénéfices de la confidentialité aux juristes.

Une telle évolution des législations nationales inciterait très probablement la Cour de justice à faire évoluer elle-même sa jurisprudence en reconnaissant la confidentialité des avis dans le cadre des enquêtes de la Commission.