Dans une décision du 25 octobre 2023, le Tribunal de l’Union souligne que l’obligation de communiquer aux entreprises mises en cause un enregistrement des entretiens que la Commission a conduits au cours de l’enquête ne saurait être satisfaite par la simple transmission de notes succinctes.

Dans le cadre de procédures d’enquête de concurrence, l’article 20 paragraphe 2 du règlement 1/2003 autorise la Commission européenne à demander à tout représentant ou membre du personnel de l’entreprise en cause des explications orales sur des faits ou documents en rapport avec l’objet et le but de l’inspection. Ces entretiens, conduits dans le but de collecter des informations sur l’objet de l’enquête, doivent faire l’objet d’un enregistrement, et être versés au dossier d’instruction.

Depuis quelques années, cette obligation d’enregistrement est appréciée de manière très stricte par le juge de l’Union, comme en témoignent les arrêts Intel du 6 septembre 2017, Qualcomm du 15 juin 2022, Google/Alphabet du 14 septembre 2022 et Inca du 6 mars 2023. Dans l’arrêt Intel, la Cour avait imposé à la Commission de procéder à l’enregistrement de tout entretien effectué dans le cadre de ses pouvoirs d’inspection, sans distinguer selon qu’elle les estimait formels ou informels (aff. C-413/14 P). Dans l’arrêt Qualcomm, le Tribunal avait estimé que les enregistrements des entretiens que la Commission réalise ne peuvent se réduire à un bref résumé des sujets abordés, mais doivent indiquer la teneur des discussions qui ont eu lieu, et, en particulier, la nature des renseignements fournis à cette occasion (aff. T-235/18). Dans l’arrêt Google, le Tribunal avait précisé que pour satisfaire aux exigences de l’article 19 du règlement 1/2003, l’enregistrement d’entretiens avec des tiers ne doit pas être rédigé de nombreuses années après la réunion, mais immédiatement ou peu de temps après cette dernière, et être suffisamment complet, précis et détaillé quant à la teneur exacte des discussions et à la nature des renseignements fournis par les participants (aff. T-604/18). Enfin, dans l’arrêt Inca, la Cour avait retenu que l’obligation d’enregistrement s’applique alors même que les explications orales ont été sollicitées avant l’ouverture formelle de l’enquête, afin de collecter les indices d’une infraction et que l’indice tiré de la déclaration recueillie sans que la Commission ait mis à disposition de la personne interrogée une copie de l’enregistrement réalisé doit être considéré comme irrecevable (aff. C-693/20 P).

L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 25 octobre 2023 s’inscrit dans cette ligne.

La décision attaquée intervenait dans le contexte de griefs d’abus de position dominante prétendument commis à l’encontre d’un groupe bulgare, BEH, opérant dans le secteur du transport, du stockage et de la fourniture en gros de gaz en Bulgarie. Dans le cadre de l’enquête, la Commission avait effectué des inspections dans les locaux du groupe et recueilli les explications orales de BEH au cours de quatre entretiens.

Au sujet de ces explications orales, l’arrêt commence par rappeler que les entretiens doivent être enregistrés et figurer dans le dossier d’instruction : « Lorsqu’elle mène un tel entretien, la Commission a, en vertu de l’article 3 du règlement n° 773/2004, l’obligation d’enregistrer, sous la forme de son choix, les déclarations faites par les personnes interrogées ».

En outre, la Commission doit informer les parties en cause du recueil de ces informations. Or, cette obligation ne peut être satisfaite par la seule fourniture de notes succinctes, manifestement insuffisantes à rendre compte de la teneur des discussions entre la Commission et le plaignant, alors qu’un compte rendu détaillé des réunions a été utilisé en interne par la Commission : « Ainsi, s’il est certes permis d’exclure de la procédure administrative les éléments qui n’ont aucun rapport avec les allégations de fait et de droit figurant dans la communication des griefs et qui ne sont, par conséquent, d’aucune pertinence pour l’enquête, il ne saurait appartenir à la seule Commission de déterminer les éléments utiles à la défense de l’entreprise concernée ». Le juge ajoute : « l’obligation qui incombe à la Commission, au sens de l’article 3 du règlement no 773/2004, d’enregistrer, sous la forme de son choix, les déclarations faites par les personnes interrogées au cours d’une enquête administrative ne peut pas se concrétiser dans la rédaction d’un bref résumé des sujets abordés au cours de l’entretien. La Commission doit être en mesure de fournir une indication de la teneur des discussions qui se sont tenues, en particulier de la nature des renseignements fournis pendant l’entretien sur les sujets abordés ». Enfin, le fait d’expurger le rapport de l’entretien d’informations revêtant un caractère historique, au point que la version non confidentielle de celui-ci se révèle en substance équivalente aux notes ayant motivé la conduite des entretiens constitue également une irrégularité procédurale violant les droits de la défense.

La décision de la Commission faisant l’objet d’un recours est annulée par le Tribunal de l’Union car les entreprises mises en cause ont réussi à démontrer que sans ces irrégularités procédurales, elles auraient pu mieux se défendre.

Cette sévérité de la jurisprudence européenne à l’égard de la Commission nous semble parfaitement justifiée car elle seule permet de garantir les droits de la défense. Comme le souligne le Tribunal de l’Union dans cet arrêt, la communication détaillée de ces enregistrements aux parties en cause leur permet d’accéder à des informations nécessaires à l’élaboration de leur défense dans le cadre de la procédure administrative.