Avis de l’Autorité de la concurrence sur l’encadrement des prix de réserve dans l’industrie vitivinicole

L’Autorité de la concurrence (AdlC) a été saisie pour avis par le ministère de l’Economie sur la volonté des interprofessions vitivinicoles qui mettent en place des mesures de régulation du marché en réservant une partie des récoltes, d’encadrer les prix de ces réserves afin d’éviter des fluctuations de prix trop importantes entre le prix du volume principal et celui de la mise en réserve. Dans ce contexte, l’avis de l’Autorité du 12 mars 2024 refusant d’autoriser cet encadrement soulève des questions fondamentales sur la régulation du marché et le rôle des organisations professionnelles.

Les interprofessions du vin : un pilier de la filière vitivinicole

A la différence d’autres filières agricoles organisées nationalement, les interprofessions vinicoles françaises se sont formées autour des appellations d’origine et indications géographiques. Il existe aujourd’hui 24 organisations interprofessionnelles dans le secteur des vins, spiritueux et autres boissons (deux concernent le cidre ; deux concernent les spiritueux de cognac et d’armagnac), réunies au sein du CNIV (Comité National des Interprofessions des vins à appellation d’origine et à indication géographique). Progressivement, ces opérateurs économiques se sont organisés en familles professionnelles : le CIVC (Comité Interprofessionnel des Vins de Champagne) et le CIVB (Comité Interprofessionnel des Vins de Bordeaux), créés respectivement en 1941 et 1948.

L’interprofession a principalement pour rôle de représenter et promouvoir les intérêts et les produits des vignobles, mais remplit aussi pour une mission d’observatoire économique. Elle joue un rôle crucial dans la régulation du marché, en mettant en place des mesures adaptées pour atténuer les fluctuations de l’offre et de la demande, notamment en négociant des accords interprofessionnels, mais aussi avec le Gouvernement.

Gestion des réserves: un enjeu de stabilité économique

La gestion des réserves constitue un outil essentiel pour atténuer les fluctuations du marché et assurer la stabilité économique des producteurs. Les risques liés à la variation annuelle de la production et à l’adaptation aux tendances du marché exigent une approche flexible et innovante de la part des interprofessions. Néanmoins, contrairement à d’autres secteurs, les interprofessions du vin ne peuvent pas imposer un prix minimal ou maximal pour les réserves mises de côté. Cette limitation découle du caractère spécifique de la filière, où les prix sont influencés par une multitude de facteurs, comme la qualité des millésimes, les conditions météorologiques et les fluctuations de la demande.

En effet, la quantité et la qualité de la production viticole peuvent varier considérablement d’une année à l’autre, principalement en raison des aléas climatiques. Les conditions météorologiques, telles que les gelées tardives, les canicules ou les précipitations excessives, peuvent avoir un impact significatif sur le rendement des vignobles, affectant ainsi la disponibilité des raisins et la qualité du vin produit. En plus des défis climatiques, certaines régions viticoles font face depuis plusieurs années à une baisse significative de la demande. Cette tendance peut être attribuée à des changements de préférences des consommateurs, à l’évolution des habitudes de consommation ou à des facteurs économiques plus larges.

Dès lors, les années de récolte abondante peuvent entraîner une surabondance de production sur le marché, ce qui exerce une pression à la baisse sur les prix. Pour contrer cet effet, les organisations représentatives peuvent décider de mettre en réserve une partie de la récolte. Cette stratégie vise à équilibrer l’offre et la demande, en stockant temporairement le vin excédentaire pour le libérer ultérieurement lorsque les conditions du marché sont plus favorables. Se pose alors la question du prix auquel cette réserve doit être libérée.

Le droit de la concurrence et l’encadrement des prix : quelles limites pour les interprofessions du vin ?

Avant 1992, l’industrie agricole européenne était largement régie par la Politique Agricole Commune (PAC), caractérisée par des prix minimums pour les importations et des prix d’intervention sur les marchés. Cependant, cette approche a montré ses limites, notamment avec l’accumulation de stocks excessifs et des coûts de rachat élevés lorsque les cours mondiaux étaient inférieurs aux prix européens.

Actuellement, lorsque les réserves sont remises sur le marché, leur prix est entièrement libre. Cependant, les interprofessions du vin souhaiteraient avoir la possibilité d’encadrer le prix de ces réserves lors de leur libération. Cette proposition, défendue notamment par l’interprofession des vins du Val de Loire, InterLoire, a conduit le ministère de l’Économie à solliciter l’avis de l’Autorité de la concurrence.

Concrètement, les interprofessions vitivinicoles envisagent de fixer des bornes au niveau du prix de la réserve lors de sa libération sur le marché, offrant ainsi une plus grande stabilité économique aux producteurs et aux négociants. Cependant, le prix du volume principal resterait soumis à la libre négociation entre les parties à la transaction.

Cette requête soulève une série de questions importantes, notamment en ce qui concerne son impact sur la concurrence et l’équilibre du marché. Alors que certains défendent l’encadrement du prix des réserves comme un moyen de stabiliser les prix et de protéger les intérêts des producteurs, d’autres craignent que cette mesure ne limite la liberté de fixation des prix et n’entrave l’efficience du marché.

Fixation des prix de réserves : un refus nuancé de l’Autorité

L’avis de l’Autorité de la concurrence apporte des clarifications importantes sur les possibilités d’encadrement des prix de réserve, soulignant la nécessité de respecter les règles de concurrence en vigueur tout en explorant des solutions alternatives pour assurer la stabilité économique de la filière.

Dans son avis du 12 mars 2024, l’Autorité rappelle que la régulation économique du secteur agricole est spécifique, avec des règles de concurrence encadrées par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Cependant, le règlement européen sur l’organisation commune des marchés agricoles ne permet pas aux interprofessions de fixer des prix, ce qui restreint leur marge de manœuvre dans ce domaine. Au niveau national, les dispositions de la loi Egalim 2 concernant la possibilité de convenir de clauses fixant des bornes de prix minimales et maximales ne permettent pas la fixation collective de ces bornes. En effet, ces bornes doivent être librement négociées par les parties au contrat, sans intervention des interprofessions. De plus, les articles L. 420-1 du Code de commerce et 101 TFUE interdisent explicitement les ententes interprofessionnelles sur les prix.

Face à ces restrictions, l’Autorité estime que la mesure envisagée par les interprofessions pour encadrer les prix des réserves interprofessionnelles pourrait contrevenir aux règles actuelles. De plus, il est peu probable qu’une telle mesure bénéficie d’une exemption, étant donné la nature stricte des règles de concurrence dans le secteur agricole.

Vers un « tunnel de prix » individualisé 

Selon l’avis de l’Autorité, le projet d’encadrement des prix de réserve ne peut pas être mis en œuvre par un organisme collectif fixant de manière uniforme le taux de fluctuation des prix.

Cependant, elle approuve la contractualisation dans le secteur agricole pour limiter la volatilité des prix. Elle souligne à ce titre que les interprofessions peuvent intégrer dans leurs accords interprofessionnels des dispositions permettant aux opérateurs de prévoir des bornes de prix pour les réserves (une borne minimale et une borne maximale). Cependant, ces bornes doivent être librement déterminées et convenues par chaque opérateur contractant, sans intervention de l’interprofession pour en déterminer le niveau afin de garantir une concurrence équitable tout en offrant une certaine stabilité aux acteurs. Par ailleurs, conformément aux dispositions de la loi Egalim 2, le Gouvernement dispose de la faculté d’imposer le principe d’un tunnel de prix par décret. Cependant, même dans ce cas, les bornes de prix doivent toujours être librement fixées par les parties contractantes.

L’Autorité met donc en garde contre toute tentative d’entente sur les prix et insiste sur la nécessité que les bornes de prix soient discutées et déterminées uniquement par les parties contractantes, de manière bilatérale.

 

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