Depuis plusieurs semaines, certaines professions sont clouées au pilori. Le 10 juillet, le ministre de l’Économie, Arnaud Montebourg, les a fustigées publiquement, les accusant d’être des rentiers, de gagner trop d’argent par rapport à la moyenne des revenus et de priver indûment les Français d’environ 6 milliards d’euros par an. Entretemps, la charge continue. Chaque semaine, les Échos ou le Monde publient la synthèse d’un chapitre du volumineux rapport de 800 pages de l’inspection générale des Finances (IGF) consacré à telle ou telle profession tour à tour placée au banc des accusés. Parallèlement, il a été demandé à l’Autorité de la concurrence d’examiner le problème au pas de charge et celle-ci multiplie les auditions.

–        L’anathème ainsi jeté sur des professionnels sans qu’ils aient pu s’expliquer ou même avoir accès à l’acte d’accusation est-il acceptable ?

–        L’absence de toute analyse contradictoire peut-elle conduire à de bonnes décisions ?

–        Que faut-il penser du rejet sur la société civile de la responsabilité de réglementations dont l’État est l’auteur ?

–        L’effet de division de la société française résultant d’accusations d’enrichissement sans cause contre 37 professions est-il opportun ?

–        Le débat lancé par le Gouvernement constitue-t-il vraiment une priorité au regard des difficultés qu’affronte notre pays ?

–        Quel peut être l’impact économique et l’efficacité réelle des mesures qui résulteraient de la déréglementation envisagée ?

1.     L’anathème jeté sur des professionnels sans qu’ils aient pu s’expliquer ou même avoir accès à l’acte d’accusation est-il acceptable dans une démocratie et un Etat de droit ?

Dans le cadre d’un procès individuel ou d’une mesure disciplinaire, il serait absolument impossible de procéder de la sorte. Les personnes mises en cause auraient accès au dossier, pourraient avoir connaissance des griefs qu’on leur adresse et auraient la possibilité de s’expliquer contradictoirement et de réfuter les arguments qu’on leur oppose, la décision finale revenant à un juge indépendant des parties.

Ici, le Gouvernement instruit à charge le procès de professions entières. Bien plus, il les a déjà jugées coupables et prononcé publiquement la sentence. Or, ces professions n’ont pas eu accès aux griefs et aux pièces du dossier et n’ont pu faire valoir leurs arguments. Alors que la mesure finalement arrêtée aura des conséquences beaucoup plus importantes qu’une décision individuelle, l’on engage le procès de milliers de personnes sans leur donner droit à la parole. C’est l’aspect le plus dérangeant de la méthode gouvernementale.

2.     L’absence de toute analyse contradictoire peut-elle conduire à de bonnes décisions ?

La négation quasi-totale des droits de la défense dans la mise en cause des professions concernées n’est pas seulement choquante mais conduit aussi à s’interroger sur la fiabilité des décisions qui seront éventuellement prises. Le débat contradictoire a pour finalité de permettre la prise de décisions optimales et d’éviter les erreurs d’appréciation. Les sociologues de la décision insistent tous sur le caractère indispensable d’un débat ouvert et équilibré pour éviter la prise de « décisions absurdes ». Visiblement, le Gouvernement ignore tout des enseignements de la théorie de la décision !

3.     Que faut-il penser du rejet sur la société civile de la responsabilité de réglementations dont l’État est l’auteur ?

La démarche du Gouvernement apparaît contradictoire. Il reproche à un certain nombre de professions de bénéficier de réglementations trop protectrices alors que celles-ci ne sont pas élaborées par les professions mais par l’État lui-même. Au minimum, le Gouvernement devrait reconnaître sa coresponsabilité et, au lieu de lancer une mise en accusation, adopter de façon consensuelle des réformes raisonnables, adaptées à la situation et discutées en commun avec les professionnels concernés.

4.     L’effet de division de la société française provoqué par les déclarations péremptoires de M. Montebourg est-il opportun ?

Au moment où la France est en panne de croissance, où le nombre des personnes au chômage ou en activité réduite dépasse 5.300.000 personnes, où le PIB par Français recule jusqu’à être inférieur de 40% à celui des Américains, où la dette explose en frôlant les 100% du PIB et alors que les prélèvements obligatoires sont parmi les plus élevés d’Europe, est-il opportun de fustiger certains Français en les désignant comme boucs émissaires ? Certainement pas. Il faudrait au contraire rassembler les énergies et rechercher avec l’appui de toutes les professions, réglementées ou non, des remèdes à la crise profonde que traverse notre pays.

5.     Le débat lancé par le Gouvernement constitue-t-il vraiment une priorité au regard des difficultés qu’affronte notre pays ?

Le ministre de l’Économie annonce vouloir rendre 6 milliards d’euros de pouvoir d’achat aux Français en réformant certaines professions réglementées. Le gain de pouvoir d’achat réel est sans doute beaucoup plus faible. Surtout, d’un point de vue macro-économique, ce montant facial, qui ne manquera pas de se dégonfler rapidement, est tout à fait marginal. Les véritables gisements de productivité, de richesse, d’emplois et de pouvoir d’achat sont ailleurs. Le poids des dépenses publiques en France représente à présent 57 % du PIB. En Allemagne, la dépense publique est de 11 points inférieure et au Royaume-Uni de 13,5 points pour des services publics que les usagers considèrent équivalents selon de multiples enquêtes d’opinion. L’enjeu du différentiel de dépenses publiques s’élève donc à 220 à 270 milliards d’euros, ceux-là bien tangibles, qui constituent un gisement autrement plus important que les 6 milliards d’économies aléatoires annoncés par M. Montebourg.

Ainsi, rien qu’en matière d’éducation primaire et secondaire, pour un nombre d’élèves équivalent (10.500.000), la France dépense 30 milliards d’euros de plus que l’Allemagne ou le Royaume-Uni, avec des résultats équivalents ou moins bons que nos voisins si l’on en croit les résultats des enquêtes PISA. En d’autres termes, alors que le Gouvernement dispose de mines à ciel ouvert à exploiter, il ne s’en préoccupe pas et préfère se lancer dans de coûteux travaux de forage pour exploiter des puits difficiles d’accès et en tout cas à très faible rendement. Il s’agit pour le moins d’une utilisation peu optimale des ressources.

6.     Quelle peut être l’efficacité réelle des mesures qui résulteraient de la déréglementation envisagée ?

L’effet d’annonce de 6 milliards d’économies paraît bien plus important que les effets concrets que l’on peut attendre de la réforme de certaines professions réglementées. Il est bien entendu difficile d’analyser les effets que l’on peut escompter des mesures envisagées puisque le rapport de l’IGF, pourtant vieux de plus d’un an, n’a pas été communiqué aux professions intéressées qui ne sont informées que par des fuites dans la presse ; le peu que l’on sache laisse toutefois perplexe sur l’effet macro-économique attendu.

Il faut rappeler que le montant des honoraires des notaires est limité à 0,825 % du prix de vente des biens immobiliers. Les réduire de 20% équivaudrait à une baisse de 0,165 % des coûts en cas de transaction immobilière, ce qui représenterait un pourcentage tout à fait marginal. Ce n’est certainement pas par une telle mesure que l’on relancera le marché immobilier, « plombé » par les effets désastreux des lois Duflot et Pinel. En revanche, la baisse de la marge opérationnelle des études des notaires se traduira immédiatement par une baisse des impôts payés à l’État et donc par la nécessité pour celui-ci de trouver des ressources de substitution. Et même si nous plaidons pour notre chapelle, les privilèges dont bénéficieraient les avocats sont assez difficiles à percevoir. La profession est ouverte. L’accès est soumis à un examen, la moindre des choses dans un État de droit. Le nombre des avocats augmente régulièrement alors que le marché du droit est orienté à la baisse depuis plusieurs années. La concurrence est rude. L’informatisation de la profession et des procédures que M. Montebourg semble avoir découverte en s’entretenant avec le Bâtonnier et le Vice-Bâtonnier de Paris est très avancée et se développe.

La seule dérégulation envisagée se limite à la postulation devant les TGI que M. Montebourg souhaite voir supprimer.

La France pourra-t-elle être sauvée ou son sort amélioré par la suppression de la postulation ? Le coût de la justice en sera-t-il sensiblement abaissé ? A l’évidence, non. En effet, même devant les juridictions où la représentation par un avocat n’est pas obligatoire, les avocats recourent majoritairement à des confrères chargés d’assurer la représentation. Le recours à un mandataire au tribunal de commerce est efficient car il dispense d’assurer soi-même les audiences de procédure. De même, malgré la suppression des avoués devant la cour d’appel, de très nombreux avocats sous-traitent la postulation devant la cour d’appel à d’anciens avoués, plus spécialisés et mieux organisés qu’eux pour les assurer. Enfin, il ne viendrait à l’idée de personne, ou presque, de ne pas recourir à un correspondant pour assurer la procédure localement même si rien ne l’interdit en théorie. Si la postulation était supprimée, la diminution des coûts serait tout à fait marginale puisque le recours à un postulant s’impose précisément pour des raisons d’économies de coûts et d’efficience procédurale. Ainsi en va-t-il des mesures pensées en chambre et non discutées contradictoirement lorsqu’elles sont confrontées à la loi de la réalité.

Nous n’avons pas besoin d’un Fouquier-Tinville qui utilise des méthodes démagogiques en clouant au pilori certaines catégories de Français sur la base d’un rapport secret non soumis à débat contradictoire mais de dirigeants responsables et compétents qui s’attaquent aux vraies priorités sans céder aux effets d’annonce et agissent de manière consensuelle et réfléchie en respectant les droits des personnes afin de bâtir, ensemble, une France moderne, ouverte et solidaire.