Le même jour, le 24 avril 2020, saisie par SUD, la cour d’appel de Versailles (Versailles, 14e ch., 24 avr. 2020, RG 20/011993) a imposé à Amazon en référé sous astreinte de 100 000 euros par infraction de « restreindre l’activité de ses entrepôts aux seules opérations de réception des marchandises, de préparation et d’expédition des commandes des produits » non essentiels « High-tech, Informatique, Bureau » ; « Tout pour les animaux » dans la rubrique Maison, Bricolage, Animalerie ; « Santé et soins du corps », « Homme », « Nutrition », « Parapharmacie » dans la rubrique Beauté, santé et Bien-être, Epicerie, Boissons et Entretien », tandis que le tribunal judiciaire de Lille saisi par la CGT considérait quant à lui  s’agissant de Carrefour qu’ « il n’était pas démontré que l’ouverture des rayons autres que l’alimentaire, l’hygiène, la parapharmacie et la papeterie serait illégal » et déboutait en conséquence la centrale syndicale de sa demande de fermeture des rayons autres que l’alimentaire, l’hygiène, la parapharmacie et la papeterie (Trib. jud. Lille, réf., 24 avr. 2020, RG 20/00395). Vérité en deçà du Pas-de-Calais, erreur au-delà ?

La contradiction apparente des deux décisions s’explique en réalité à la fois par les erreurs tactiques et stratégiques de la CGT par rapport à l’habileté procédurale de SUD et par les différences de fond des deux dossiers qui sont riches d’enseignements pour les entreprises.

Sommaire :

I. Les erreurs tactiques et stratégiques de la CGT dans son combat contre Carrefour

1. Les erreurs tactiques de la CGT

2. Les erreurs stratégiques de la CGT

II. Les enseignements de fond de l’affaire Carrefour

1. L’exigence d’une consultation préalable du CSE lors des mises à jour du Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels (DUERP)

2. La reconnaissance de la légalité de l’activité des hypermarchés et autres entreprises dont la poursuite d’activité a été autorisée

I. Les erreurs tactiques et stratégiques de la CGT dans son combat contre Carrefour

1. Les erreurs tactiques de la CGT

La CGT a commis au moins deux erreurs tactiques par rapport à Carrefour qui ont pu contribuer à son échec que SUD n’a pas commises dans son procès contre Amazon.

Un calendrier procédural contraint mais beaucoup plus favorable à l’employeur que dans l’affaire Amazon

Dans les deux cas, les syndicats avaient opté pour un référé d’heure à heure devant le tribunal judiciaire. L’on sait en effet que si en vertu de l’article 485 du code de procédure civile, la demande de référé « est portée par voie d’assignation à une audience tenue à cet effet aux jour et heure habituels des référés », cet article prévoit par dérogation que « si, néanmoins, le cas requiert célérité, le juge des référés peut permettre d’assigner, à heure indiquée, même les jours fériés ou chômés ». Le recours au référé d’heure à heure, de préférence devant le tribunal judiciaire plutôt que devant le tribunal de commerce, était effectivement l’option procédurale qui s’imposait (notamment en termes de délais plus rapide du référé d’heure à heure devant les tribunaux judiciaires que devant les tribunaux de commerce).

Mais les choses ne se sont pas du tout passées de la même façon dans les deux affaires.

Dans l’affaire Amazon, le syndicat a été autorisé à assigner Amazon le mercredi 8 avril 2020 à 13 h 15 pour le lendemain 9 avril à 14 h dans le cadre d’une procédure d’abord prévue sans audience en vertu des dispositions de l’article 8 de l’ordonnance de crise sanitaire du 25 mars 2020, l’assignation devant être délivrée à Amazon au plus tard le 8 avril à 16 h, et Amazon devant conclure le 9 avril à 10 h (soit un délai initial de défense de 14 heures dont une nuitée). L’acte d’huissier a été délivré à Amazon le 8 avril à 15 h 55, 5 minutes avant l’échéance. Amazon a formé une demande de renvoi qui a été examinée par les magistrats de la formation collégiale de référé avec les avocats par conférence téléphonique le 9 avril à 10 h. Il a finalement été décidé d’un renvoi au 10 avril 2020 à 14 h, que la société Amazon France Logistique devait conclure et transmettre ses pièces avant le 9 avril 2020 à 19 h et ses adversaires avant le 10 avril 2020 à 10 h, l’audience se tenant par un moyen dématérialisé.

En d’autres termes, assigné le mercredi 8 avril à 15 h 55, le défendeur Amazon a dû préparer sa défense pour le lendemain à 19 h, soit 27 heures et 5 minutes montre en main.

Dans l’affaire Carrefour, au contraire l’employeur Carrefour, assigné le vendredi 17 avril à 17 h 55 a bénéficié de 44 h 05 pour se défendre en vue de l’audience du lundi 20 avril à 14 h.

Il est vraisemblable que les avocats de Carrefour ont travaillé de façon intense tout le weekend pour préparer leur défense en vue d’être prêts à l’audience des plaidoiries du lundi suivant à 14 h.

La différence du temps de préparation fait d’ailleurs qu’aucune difficulté n’a été soulevée dans l’affaire Carrefour quant au respect du contradictoire alors que les avocats d’Amazon ont fait vainement valoir en première instance qu’ils n’avaient pas bénéficié du temps suffisant pour se défendre. Alors que SUD est parvenu à acculer Amazon dans un délai très bref, il se trouve que Carrefour a pu bénéficier d’un temps certes bref mais plus long qu’Amazon pour se mettre en ordre de bataille.

L’erreur tactique commise ici est d’avoir obtenu une ordonnance d’autorisation d’assigner en référé seulement le vendredi, ce qui laissait une grande probabilité que l’audience n’ait lieu que le lundi (même si en théorie le juge aurait pu la fixer au cours du weekend) alors que SUD a agi en milieu de semaine ce qui évitait de donner à son adversaire un weekend complet pour se préparer. Or dans ce type d’affaire, quelques heures de plus ou de moins peuvent faire une différence sensible tant pour le moral des troupes que sur le fond.

L’invocation inutile de l’article 834 du code de procédure civile par la CGT

La lecture de l’ordonnance montre que la CGT a invoqué parallèlement les articles 834 et 835 du code de procédure civile comme le rappelle le juge des référés de Lille dans sa décision, l’article 834 dans sa version issue du décret du 11 décembre 2019 permettant dans tous les cas d’urgence au président du tribunal judiciaire d’ordonner en référé « toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend » tandis que l’article 835 lui permet « toujours, même en présence d’une contestation sérieuse », de « prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ».

Même si la décision ne s’attarde pas sur les conditions du référé et passe directement à l’examen du respect par l’employeur ou non de ses obligations légales et réglementaires, il n’en demeure pas moins que l’invocation de l’article 834 du code de procédure civile était  inutile dans un tel dossier, le défendeur pouvant faire valoir un ensemble de contestations sérieuses pour faire échec aux demandes fondées sur ce texte alors que le référé pour trouble manifestement illicite ou dommage imminent constitue le fondement textuel adapté au contexte.

2. Les erreurs stratégiques de la CGT

Les difficultés tactiques ne suffisent naturellement pas à expliquer le résultat même si elles ont pu y contribuer. La véritable raison de l’échec de la CGT réside dans ses erreurs stratégiques.

L’ignorance de l’enseignement de base de Sun Tzu en matière de stratégie

La CGT aurait été bien avisée de lire ou de relire Sun Tzu car cela lui aurait sans doute évité ses déboires judiciaires. Les principes de Sun Tzu peuvent s’appliquer à n’importe quelle situation et en particulier au combat judiciaire. Le précepte de base énoncé dans l’Art de la guerre est que « pour éviter ce qui est fort », il faut « frapper ce qui est faible ». Le stratège avisé doit éviter les obstacles et chercher les voies de moindre résistance, « attaquer dans les vides », c’est-à-dire les espaces pas ou peu protégés (V. notamment pour des illustrations de ce principe, B. Alexander, Sun Tzu ou l’art de gagner des batailles, Tallandier, 2012).

C’est ce qu’a fait SUD en choisissant de s’en prendre à Amazon. Amazon est certes un géant, mais un géant aux pieds d’argile dans le contexte actuel. Le géant américain faisait en effet l’objet de critiques de toutes parts, son image s’est fortement dégradée, le climat social dans nombre de ses entrepôts n’était pas très bon, les différends de l’entreprise au cours des semaines précédant l’action de SUD étaient récurrents tant avec l’Inspection du travail (qui avait multiplié les mises en demeure à son encontre) qu’avec les syndicats. Des salariés avaient fait usage de leur droit de retrait. De nombreux griefs avaient été formulés contre Amazon en matière d’évaluation des risques professionnels, d’élaboration des mesures aux fins de sécurité et de prévention des salariés et d’association insuffisante des salariés et des IRP au diagnostic des risques et à l’adoption des mesures nécessaires. D’un point de vue formel, Amazon n’était pas à jour des documents d’évaluation des risques dans 5 sites sur 6 et avait omis de consulter le CSE central sur les mesures envisagées, ce qui est rédhibitoire.

S’agissant des mesures pour préserver la santé des salariés à l’entrée des sites (portiques tournants), dans les vestiaires, lors des interventions d’entreprises extérieures, lors de la manipulation des colis et au regard de la nécessaire distanciation sociale, Amazon n’avait pas pris de mesures suffisantes ; en particulier, il lui était reproché d’avoir réagi au jour le jour sans plan d’ensemble maîtrisé comme l’exigeaient le volume très important des effectifs présents sur chaque site, les mouvements de masse à l’occasion des rotations de personnel à la prise de chaque service et l’intervention d’entreprises extérieures, notamment les transporteurs routiers.

En revanche, s’attaquer à Carrefour était autrement plus difficile. Même si des droits de retrait ont été exercés dans certains hypermarchés de l’enseigne, la direction de Carrefour a multiplié les signaux de prise en compte de la crise actuelle : réduction de moitié des dividendes au titre de l’exercice 2019, renonciation de son PDG à un quart de sa rémunération fixe pendant la crise et réduction des rémunérations de la direction, versement d’une prime exceptionnelle défiscalisée de 1.000 euros aux salariés, etc. L’entreprise essaie de maintenir son image alors que celle d’Amazon était déjà fortement dégradée même avant la crise actuelle.

Le choix du magasin Carrefour de Lomme n’était également sans doute pas le plus judicieux. Comme le relève le juge des référés dans son ordonnance, « ainsi qu’il ressort du « Journal de Bord Covid-19 » du magasin Carrefour de Lomme (…), différentes mesures ont été mises en œuvre, dans le cadre de l’épidémie de coronavirus, à compter du 26 février 2020, soit bien avant la mesure de confinement général de la population mise en place à compter du 17 mars 2020 » (page 7) : plan de continuité d’activité, mises à jour régulières du DUERP, six réunions du CSE, vérification quotidienne à compter du 30 mars 2020 par un membre du CSSCT tous les matins des mesures prises et appliquées en magasin, etc. L’ordonnance de référé précise ainsi que le journal de bord de l’hypermarché de Lomme ne mentionne pas moins de 14 mesures concrètes mises en œuvre depuis le 26 février 2020 afin de lutter contre la propagation du virus au sein de l’établissement (page 10).

Bref, la CGT s’est engagée dans le combat sur un champ de bataille plutôt difficile alors que SUD a beaucoup mieux choisi son lieu de confrontation.

La CGT, victime du syndrome de Valens à Andrinople ?

L’on a l’impression que les différentes organisations syndicales se sont trouvées en situation de concurrence quant aux actions judiciaires à mettre en œuvre contre les entreprises ne respectant pas à leurs yeux les exigences en matière d’analyse et de prévention des risques dans le contexte de l’épidémie du CODID-19. Dès lors que SUD multipliait des actions à fort impact médiatique, assignait le géant américain dès le 8 avril, l’assignation sollicitant un million d’euros par jour étant largement relayée le jour même dans la presse, et obtenait un succès spectaculaire contre Amazon dès le 14 avril 2020, la CGT se devait d’agir rapidement de son côté pour ne pas laisser le champ libre à sa concurrente et assignait de son côté Carrefour le 17 avril.

La volonté de passer à l’offensive dans un contexte stratégique défavorable pour occuper le terrain peut être fatale. On ne peut s’empêcher de penser à l’erreur stratégique commise par l’empereur romain Valens lors de la bataille d’Andrinople. Alors qu’il aurait pu attendre les renforts de Gratien pour être assuré d’une victoire plus sûre, Valens a préféré écouter les membres de son conseil « qui l’incitaient à prendre l’initiative rapidement pour acquérir une gloire qui ne fût pas inférieure à celle de son neveu, qui venait de remporter une grande victoire contre le Alamans » (Claire Sotinel, Rome, la fin d’un empire, Belin, 2019, 405 et s. ; V. également, A. Barbero, Le jour des barbares, Andrinople 9 août 378, Flammarion, 2006). Menée dans un contexte défavorable sous-estimant la force de l’adversaire, la bataille se termina par un désastre militaire pour les Romains face aux Goths.

Le principal enseignement des erreurs tactiques et stratégiques de la CGT dans le combat qu’elle a mené contre Carrefour est qu’un procès est fondamentalement un combat qui doit être mené en recourant aux enseignements de la stratégie et de la tactique. La plupart des principes de stratégie militaire sont duplicables à la stratégie judiciaire. La concentration des forces sur un point vulnérable permet autant de s’assurer d’une victoire sur un champ de bataille que dans un procès de même que l’autonomie de l’avocat dans la conduite du procès est indispensable au succès comme l’est celle du général en action comme le recommandait déjà Sun Tzu.

Inversement, la proactivité de Carrefour dans son établissement de Lomme a été payante. Notre réglementation sociale est abondante, foisonnante, souvent floue et susceptible d’interprétations. Carrefour a su anticiper les problèmes en menant des actions bien avant le confinement et en multipliant les mesures d’analyse des risques et de prévention conformément à son obligation de moyens renforcée en la matière.

II. Les enseignements de fond de l’affaire Carrefour

La décision Carrefour est juridiquement moins riche au regard du droit social que la jurisprudence Amazon qui présente l’avantage d’offrir une double analyse de première instance et d’appel longuement motivée de multiples questions de droit sur les mesures d’analyse des risques, de prévention et d’association des salariés et des IRP auxdites mesures (V. notre article sur Les enseignements de l’affaire Amazon pour les entreprises publié notamment sur notre blog et le site du Cercle Montesquieu).

Elle est néanmoins importante pour les entreprises sur deux points : l’étendue de l’association des représentants du personnel lors de la mise à jour du DUERP et surtout la reconnaissance de la légalité de l’ouverture des rayons non essentiels des hypermarchés qui est d’une importance pratique très importante.

La CGT faisait à la société Carrefour Hypermarchés deux griefs aux obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité au travail au sein de magasin de Lomme : une insuffisante association du personnel lors de la mise à jour du DUERP, en particulier l’absence de consultation préalable spécifique du CSE lors de ces mises à jour, et l’ouverture des rayons non essentiels.

1. L’exigence d’une consultation préalable du CSE lors des mises à jour du DUERP

La CGT faisait valoir dans son assignation que l’établissement Carrefour de Lomme avait manqué à son obligation d’évaluation des risques professionnels en mettant à jour le DUERP de manière unilatérale, sans associer les instances représentatives du personnel, c’est-à-dire selon elle en amont, le CSE devant selon elle être consulté préalablement et non pas seulement être informé et consulté postérieurement à la mise à jour de l’évaluation par l’employeur comme en l’espèce.

La société Carrefour Hypermarchés faisait valoir quant à elle qu’aucune disposition légale n’impose de consulter le CSE avant la mise à jour du DUERP et qu’en l’espèce, depuis le début de la crise sanitaire, le CSE avait été régulièrement associé aux décisions, ayant été réuni à six reprises depuis le début de l’épidémie du COVID-19 pour être informé des mesures prises ou à prendre pour lutter contre l’épidémie.

La décision du tribunal judiciaire de Lille affirme à plusieurs reprises qu’ « aucune disposition légale n’impose la consultation préalable des instances représentatives du personnel avant la rédaction ou mise à jour du DUERP » (notamment page 7 de l’ordonnance) mais  conclut en sens inverse en notant que : « ainsi que rappelé plus haut, la consultation préalable des instances représentatives du personnel, et notamment du CSE, bien que n’étant pas imposée par les textes, s’avère indispensable afin que l’employeur établisse de manière efficace le DUERP et ses mises à jour, compte tenu des compétences particulières du CSE en terme de santé et de sécurité des salariés ».

Constatant que bien qu’il ait été réuni à six reprises, le CSE n’ait pas « été spécifiquement consulté en amont sur les mises à jour du DUERP, ce qu’admet d’ailleurs explicitement la société Carrefour Hypermarchés puisque la prochaine réunion du CSE prévue le 24 avril 2020 a vocation à présenter a posteriori la mise à jour faite le 20 avril 2020 », « il y a dès lors lieu de considérer que les instances représentatives du personnel n’ont pas été associées en amont des mises à jour du DUERP faites par la direction du magasin Carrefour Lomme ». En conséquence, le juge des référés de Lille ordonne à la société Carrefour Hypermarchés de procéder à la mise à jour du DUERP en y associant en amont le Comité Social et Economique d’Etablissement sans assortir cette obligation d’une astreinte au vu du contexte exposé.

A première vue, l’affirmation répétée de l’absence d’obligation légale de consultation préalable du CSE en cas de mise à jour du DUERP mais qui le serait eu égard au contexte et aux attributions du CSE ne caractérise pas avec évidence de façon très convaincante dans sa rédaction la démonstration juridique d’un trouble manifestement illicite.

Néanmoins, la consultation préalable s’impose bien en l’espèce. L’ordonnance rappelle en passant (page 7 avant dernier paragraphe) que le CSE doit être consulté en cas de modification importante de l’organisation du travail. C’est le point déterminant qui implique une consultation préalable. Il n’y a certes pas à proprement parler de consultation obligatoire expressément prévue sur le DUERP en tant que telle par les textes mais elle s’infère des mesures d’organisation et sanitaires tenant compte de l’identification des risques qui doivent faire l’objet d’une consultation, laquelle est formellement prévue pour les CSE dans les entreprises d’au moins 50 salariés à l’article L. 2312-8 du code du travail pour le CSE et à l’article L. 2316-2 pour le CSEC. Outre l’interprétation téléologique des dispositions relatives au rôle du CSE, il aurait donc sans doute été juridiquement plus direct et convaincant de se fonder plus précisément sur les attributions légales du CSE dans les entreprises de plus de 50 salariés qui prévoient clairement (article L. 2312-8 du code du travail) une information et une consultation obligatoire notamment sur 3° les conditions d’emploi, de travail et 4° (…) tout aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail. Dès lors que le DUERP prévoit à la fois une évaluation et des mesures, nécessairement le CSE doit être consulté dans les entreprises de plus de 50 salariés sur sa mise à jour s’agissant de mesures de prévention modifiant sensiblement les conditions d’emploi et de travail, les conditions de santé et de sécurité et l’organisation du travail dans l’entreprise. Or la décision indique que le magasin avait 259 salariés (page 2). Même pour ce qui est des entreprises de 50 salariés ou moins, il est également prudent d’associer le CSE au DUERP (qui n’est soumis à aucune condition d’effectif) et plus généralement à l’élaboration des mesures de sécurité dans la mesure où l’une des missions principales du CSE est de contribuer à promouvoir la santé, la sécurité et les conditions de travail, quel que soit l’effectif.

2. La reconnaissance de la légalité de l’activité des hypermarchés et autres entreprises dont la poursuite d’activité a été autorisée

La CGT faisait valoir en second lieu que l’absence d’association des IRP aux mises à jour du DUERP avait conduit l’employeur à ne pas évaluer correctement les risques liés au COVID-19 devant être considéré comme un agent biologique pathogène au sens des articles R4421-1 et s. du code du travail, et à ne pas prendre les mesures nécessaires pour éviter ces risques ou les réduire au maximum. Ce que le magasin de Lomme n’aurait pas fait en décidant de laisser ouverts des rayons ne représentant pas des achats de première nécessité, notamment les rayons de bricolage, de jardinage, d’électro-ménager… alors que l’ouverture  de ces rayons avait pour effet selon elle d’attirer des consommateurs qui ne réalisent nullement des achats de première nécessité et que la présence prolongée de ces consommateurs a pour effet d’exposer les salariés au covid-19 au-delà de ce qui pourrait être fait, Carrefour ayant d’ailleurs reconnu nécessaire de fermer le rayon outlet puisque des consommateurs flânaient dans ce rayon.

Carrefour a contesté de son côté  l’applicabilité des dispositions du code du travail relatives aux risques biologiques pathogènes, le risque de contamination au covid-19 identifié par le DUERP comme un risque biologique ne constituant pas un risque spécifique à telle ou telle entreprise ou activité au sens de l’article R. 4421-1 du code du travail, mais un risque généralisé, qu’en toute hypothèse toutes les mesures nécessaires pour réduire au maximum les risques d’exposition au covid-19 avaient été prises conformément aux articles généraux de prévention des articles L. 4121-1 du code du travail en particulier dans la gestion des rayons non liés aux achats de première nécessité et enfin que l’article 8 du décret du 23 mars 2020 a expressément autorisé les hypermarchés dans leur ensemble à recevoir du public sans faire de distinction entre les rayons selon le caractère ou non essentiel de produits d’ailleurs très difficile à apprécier.

Le tribunal n’a pas retenu l’argumentation de Carrefour s’agissant de la contestation de la qualification d’agent biologique du COVID-19, visiblement influencé par l’identification par la DUERP du magasin de Lomme du covid-19 comme un agent biologique exposant à un risque biologique spécifique. Selon le juge des référés, dès lors que Carrefour a mentionné dans le DUERP le Covid-19 comme risque lié à un agent biologique, il doit respecter la réglementation applicable à ce titre (Voir déjà en ce sens, Trib. jud. Lille, réf., 14 avr. 2020, Carrefour Market et 3 avr. 2020, ADAR et pour une discussion très complète de l’ensemble des arguments portant sur la qualification d’agent biologique, Trib. jud. Lille, 5 mai 2020, RG 20/00399, Insp. du Travail/CSF concernant le Carrefour Market de Mondeville).

Il a cependant fait droit à l’argumentation de Carrefour sur le bilan positif risque/mesures visant à le limiter.

Tout en raisonnant dans le cadre des articles spécifiques du code du travail R. 4424-2 et R. 4424-3 sur les mesures nécessaires pour réduire au maximum les risques liés à l’exposition des travailleurs à un agent biologique, il a considéré que l’analyse du risque biologique et des mesures préventives de ce risque n’impliquait pas la fermeture automatique de certains rayons mais en cas de maintien d’un rayon de s’interroger sur les mesures mises en place pour réduire le risque (page 11).

Il en conclut à la fois que l’ouverture des rayons dits non essentiels ne conduit pas à une aggravation du risque et que les mesures prises par l’employeur sont de nature à le limiter : filtrage des clients et limitation de leur nombre à 300 pour 9500 m2, constat d’une faible fréquentation des rayons non alimentaires, absence de flux importants de clients dans ces rayons, mesures de prévention pour le personnel et de distanciation, gestion des incidents (fermeture temporaire d’un rayon puis prise de mesures plus sévères après le constat qu’un client jouait au ballon avec son fils dans le rayon outlet). En d’autres termes, il apparaît qu’il n’est pas démontré eu égard au risque et aux mesures prises que l’ouverture des rayons autres que ceux liés aux produits dits essentiels « exposerait davantage les salariés du magasin Carrefour Lomme au covid-19 et qu’il y aurait ainsi urgence ou trouble manifestement illicite justifiant d’ordonner la fermeture de rayons autres que ceux cités » sur la base du droit du travail.

Mais surtout, et c’est là l’intérêt majeur de la décision, le juge des référés reconnaît de façon plus générale la légalité de principe de l’activité des hypermarchés et autres entreprises dont la poursuite d’activité a été autorisée.

La décision relève en effet que « l’article 3 du décret du 23 mars 2020 qui a interdit les déplacements de toute personne en dehors de son domicile, à l’exception, notamment, des déplacements pour effectuer des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées par l’article 8, n’a pas dressé de liste exhaustive de ce que représentent les achats de [première] nécessité, alors qu’il a dressé, en son article 8, une liste exhaustive des établissements autorisés à rester ouverts. Parmi ces établissements figurent les hypermarchés, sans qu’aucune restriction ne soit faite quant aux achats pouvant être effectués dans ce type d’établissement. Figurent également un certain nombre de commerces spécialisés dans d’autres domaines que l’alimentaire, tels que les commerces de détail de matériaux de construction, quincaillerie, peintures et verres en magasin spécialisé ».

L’ordonnance conclut ainsi « qu’il n’est pas démontré que l’ouverture des rayons autres que l’alimentaire, l’hygiène, la parapharmacie et la papeterie serait illégale » (page 12).

La décision est d’une importance capitale sur ce point puisque l’ouverture des magasins ayant une activité duale a été critiquée comme constitutive d’une forme de concurrence déloyale ou asymétrique entre notamment les hypermarchés pouvant continuer à poursuivre la totalité de leurs activités et les magasins n’ayant que des activités non essentielles contraints à cesser leur activité le temps du confinement (En ce sens, Question parlementaire de Mme Sonia Krimi, n° 28277, JO, 14 avril 2020).

Certes, l’ordonnance du 24 avril 2020 n’est qu’une décision de référé par vocation provisoire et dépourvue d‘autorité de chose jugée. Mais le raisonnement suivi par l’ordonnance est transposable dans une discussion devant un juge du fond.

Le point central de la démonstration est que la réglementation permet aux hypermarchés de rester ouverts sans qu’aucune restriction ne soit faite aux achats pouvant être effectués dans ce type d’établissement. Un argument fort en faveur de cette solution est que statuer autrement reviendrait à ajouter au texte une condition qu’il ne prévoit pas alors qu’il résulte d’une jurisprudence constante qu’une juridiction ne peut ajouter à un texte une condition qui n’y figure pas sous peine de violation de celui-ci (cf. en ce sens : Cass. 3e civ., 3 nov. 2011, n° 10-21.052 : « En statuant ainsi, la cour d’appel, qui a ajouté à la loi une condition qu’elle ne prévoit pas, a violé le texte susvisé » Cass. 1re civ., 8 juin 2016, n° 15-19.892 : « Qu’en statuant ainsi, alors que la révision de la prestation compensatoire fixée sous forme de rente est subordonnée à la seule condition d’un changement important dans les ressources ou les besoins de l’une ou l’autre des parties, la cour d’appel, qui a ajouté à la loi des conditions qu’elle ne prévoit pas, a violé le texte susvisé ». Cette jurisprudence est constante (Cass. soc. 20 sept. 2016, n° 16-60.288 ; 8 juin 2017, n° 15-29.419 ; Cass. com., 18 oct. 2017, n° 16-15.900 ; Cass. soc., 14 févr. 2018, n° 16-20.869). Elle a d’ailleurs encore été rappelée récemment, très clairement, par la Cour de cassation en matière de droit économique (Cass. com. 15 janvier 2020, n° 18-10.512, AJ Contrat 2020, 153, obs. G. Chantepie ; Contrats Conc. Consom., mars 2020, 43, obs. N. Mathey ; JCP. G, 2020, 306, obs. F. Buy ; Lettre de la distribution, févr. 2020, obs. S. Chaudouet : « en ajoutant à la loi » (s’agissant de la notion de partenaire commercial) « des conditions qu’elle ne comporte pas, la cour d’appel a violé le texte »).

En conclusion, Carrefour a réussi non seulement à faire échec à la demande de la CGT de fermeture de ses rayons non essentiels sur le fondement du droit du travail, mais à faire reconnaître la légalité de principe de l’activité des hypermarchés au titre du décret du 23 mars 2020, ce qui constitue pour cette enseigne un succès stratégique remarquable.