usqu’à présent, les entreprises n’ont pas été trop fréquemment soumises à des décisions contradictoires selon les autorités de contrôle dans le cadre de leurs opérations de concentration en Europe. Beaucoup de concentrations sont en effet purement nationales. S’il s’agit d’opérations transnationales, de nombreuses opérations relèvent du contrôle européen de la Commission, soit parce que les seuils européens sont dépassés, soit parce que l’opération est contrôlable dans au moins trois Etats membres et que les entreprises ont alors décidé d’opter pour le contrôle européen. Il existe par ailleurs des mécanismes de consultations entre autorités pour favoriser l’harmonisation de leurs décisions.

Au fur et à mesure d’une plus grande intégration des marchés, une même opération portant sur un même marché peut cependant très bien faire l’objet de deux contrôles de deux autorités aboutissant à deux appréciations différentes. En l’absence de coordination impérative des contrôles nationaux, cette situation peut être dramatique pour les entreprises concernées. L’exemple d’Eurotunnel dans le cadre de la reprise des actifs de SeaFrance illustre ces difficultés.

Dans le cadre de la liquidation judiciaire de SeaFrance, l’offre de reprise d’Eurotunnel, consistant dans la reprise des navires de SeaFrance, a été retenue par le Tribunal de commerce de Paris.

L’Autorité française de la concurrence, qui avait accordé une dérogation à l’effet suspensif du contrôle, a autorisé l’opération  sous réserve d’engagements comportementaux le 7 novembre 2012. L’Autorité s’est demandé à partir de quel contrefactuel analyser l’opération et en a conclu que c’est en principe à partir de la situation prévalant avant la sortie de SeaFrance du marché qu’il fallait raisonner, soit un passage de quatre à trois opérateurs (Eurotunnel, P&O, DFDS/LD Lines). L’Autorité rejette à l’inverse comme trop hypothétique le contrefactuel consistant dans la reprise de SeaFrance par un autre opérateur, puisque ce scénario a été écarté par le Tribunal de commerce. Abordant la question des risques d’effets unilatéraux, l’Autorité a analysé la question de savoir si Eurotunnel aurait une plus grande incitation à augmenter ses prix, étant donné qu’il récupérerait une partie du report de la demande via sa compagnie maritime. Elle a constaté l’existence de surcapacités en moyenne, et relevé qu’il existait pour le fret des pics de demande lors desquels les capacités de certains opérateurs étaient saturées. Les pics de demande n’étaient cependant pas les mêmes en fonction des opérateurs. L’Autorité a également relevé qu’il n’était pas possible à Eurotunnel d’adopter une politique de hausse de prix ciblé sur les pics de demandes et en a conclu qu’à l’issue de l’opération, Eurotunnel n’aurait pas, compte tenu de l’état de sur capacité du marché, d’incitation à augmenter ses prix à un niveau supraconcurrentiel. Les engagements qu’elle demande sont uniquement tournés vers les risques d’effets congloméraux qu’elle a constatés.

Parallèlement, l’OFT a saisi la Competition Commission de la même opération en octobre 2012. Le marché et les problèmes de concurrence  analysés sont exactement les mêmes, mais la Competition Commission va rendre un avis négatif le 6 juin 2013, fondé sur une analyse diamétralement opposée à celle de l’ADLC puisque la Competition Commission raisonne sur le contrefactuel selon lequel la compagnie DFDS/LD aurait repris les bateaux. Elle estime que, compte tenu de la situation de surcapacité existant sur le détroit, l’opération risque d‘aboutir à la sortie de cet opérateur et donc à une « substantial lessening of competition ». La Competition Commission interdit donc durant 10 ans à Eurotunnel d’exploiter les bateaux au départ de Douvres, à moins qu’il ne les revende (revente interdite pendant 5 ans par le Tribunal de commerce de Paris dans le cadre de la liquidation judiciaire de SeaFrance) et va même jusqu’à lui interdire d’exploiter tout bateau sur le port de Douvres pendant deux ans.

La Competition Commission s’est prononcée quant à la contradiction de son analyse avec celle de l’ADLC, mais uniquement pour indiquer son désaccord avec le contrefactuel à retenir, souligner que l’Autorité n’avait pas analysé tous les éléments ou encore rappeler que l’analyse ex ante de l’Autorité ne lui avait pas permis d’avoir une vision aussi complète de la situation. L’autre contradiction, avec la clause d’inaliénabilité des bateaux pendant 5 ans imposée par le Tribunal de commerce et une injonction de vendre les bateaux, est également analysée. La Competition Commission ne reconnaît pas d’autorité spécifique à l’ordonnance du juge commissaire mais admet que la clause d’inaliénabilité risque d’affaiblir l’effectivité d’une injonction de vente des navires, compte tenu du risque d’annulation d’une telle vente. La Competition Commission accepte donc une obligation de non exploitation alternative à la vente.  Le risque de contradiction entre l’objectif poursuivi par le juge commissaire dans le cadre de la sélection de l’offre de reprise et l’ interdiction d’exploiter les bateaux sur le port de Douvres est balayée par la Competition Commission qui considère que le maintien des emplois des anciens salariés de SeaFrance ne faisait pas partie des préoccupations du juge Commissaire, ce qui est évidemment très discutable.

Compte tenu des conséquences catastrophiques d’une telle affaire, il paraît indispensable de mener une réflexion sur les solutions possibles pour éviter la reproduction d’une telle situation à l’avenir.  Le gouvernement français vient de lancer une telle étude et il y a lieu de s’en féliciter.

Il apparaît en l’état difficile de rendre plus impérative la coopération prévue dans le cadre du réseau des autorités de concurrence en l’absence d’autorité de sanction compétente, sauf à instituer la Commission en tant qu’organe de règlement des conflits. Une autre solution serait d’élargir les possibilités de renvoi à la Commission européenne. Peut-être faut-il réserver un traitement spécifique aux situations vraiment transfrontalières où les autorités sont amenées à examiner les conséquences d’une opération exactement sur le même marché, à l’inverse des situations où plusieurs autorités n’analysent l’opération qu’au regard de ses effets sur leur marché national respectif. Cependant, même dans de telles situations, des contradictions par exemple dans la définition géographique des marchés ou entre les engagements requis pourraient mener à des situation inextricables. Ici, les difficultés inhérentes à tout contrôle parallèle par plusieurs autorité ont été exacerbées par le fait que les contrôles respectifs n’ont pas eu lieu au même stade, le contrôle britannique s’exerçant a posteriori. Une harmonisation des procédures et grilles d’analyse est donc largement souhaitable. Cette affaire appelle aussi sans doute une réflexion sur les possibilités d’amélioration de l’articulation entre le contrôle des concentrations et les procédures collectives en France.