Le 11 juin 2013, la Commission européenne  a adopté une proposition de directive sur les actions en dommages et intérêts pour infractions au droit de la concurrence (à laquelle nous consacrerons nos observations), ainsi que d’autres instruments juridiquement moins contraignants – communications, recommandation, guide pratique – qui visent à assurer une approche horizontale homogène des recours collectifs dans l’Union européenne, sans harmoniser les mécanismes nationaux. La Commission pose ainsi les bases du « private enforcement » au sein de l’UE. La proposition de directive fait suite à l’adoption par la Commission d’un livre vert, en 2005, sur les actions en dommages et intérêts pour infraction aux règles communautaires sur les ententes et les abus de position dominante, et d’un livre blanc sur le même thème, en 2008,  qui tous deux comportaient des développements sur le recours collectif et intervient après la tenue, en 2011, d’une vaste consultation publique sur le sujet. Par « recours collectif », l’on entend un mécanisme permettant pour des raisons d’économie procédurale et d’efficacité du contrôle, de regrouper dans une action unique de nombreuses prétentions individuelles relatives à une seule et même infraction, la notion recouvrant l’action en cessation (d’un comportement illégal) et l’action en réparation. Toutefois, la proposition de directive n’exige pas des Etats membres qu’ils mettent en place des mécanismes de recours collectif aux fins de la mise en Å“uvre des articles 101 et 102 TFUE.

L’application des règles européennes de concurrence par la Commission et les autorités nationales est communément désignée par les termes de « public enforcement ». Du fait de leur effet direct, les articles 101 et 102 TFUE créent, pour les particuliers, des droits et des obligations que les juridictions nationales des États membres peuvent faire respecter. Il s’agit de la mise en Å“uvre des règles de concurrence à l’initiative de la sphère privée : on parle alors de « private enforcement ». Depuis 2001 (CJCE, 20 sept. 2001, aff. C-453-99), la Cour de justice a jugé qu’en vertu du droit de l’Union, toute personne doit pouvoir demander réparation de tels préjudices. Mais, en pratique, la plupart des victimes d’abus de position dominante ou d’ententes ne sont toujours pas en mesure d’exercer effectivement, à titre individuel ou collectif, ce droit à réparation. La directive vise précisément à optimiser l’interaction entre l’application du droit de la concurrence par la sphère publique et sa mise en Å“uvre à l’initiative de la sphère privée, et à supprimer les obstacles à une réparation effective, ce dont on ne peut que se féliciter.

  1. Une proposition de directive visant à ne pas compromettre l’efficacité des programmes de clémence et des procédures de transaction

La Commission part du postulat que le droit à réparation garanti par l’Union peut se trouver en porte-à-faux avec l’application du droit de la concurrence par la sphère publique et que dans ce cas, il convient de maintenir à tout prix la pleine efficacité du « public enforcement ». Il en est ainsi notamment lorsque la victime d’une infraction souhaite accéder à des renseignements qu’une autorité nationale a obtenus dans le cadre d’un programme de clémence. Cette question est devenue source d’insécurité juridique, depuis l’arrêt Pfleiderer (CJUE, 14 juin 2011, aff. C-360-09) qui a retenu qu’en l’absence de législation européenne en la matière, il appartient au juge national de déterminer au cas par cas et selon le droit national, les conditions dans lesquelles la divulgation de documents liés à la procédure de clémence aux victimes d’une infraction au droit de la concurrence doit être autorisée ou refusée.

A l’instar du régime prévu par la directive 2004-48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, la proposition de directive encadre la divulgation des preuves en garantissant que tous les États membres accordent un accès effectif minimal aux éléments de preuve dont les demandeurs et/ou défendeurs ont besoin pour démontrer le bien-fondé de leur demande de dommages et intérêts pour infraction aux pratiques anticoncurrentielles et/ou pour étayer un moyen de défense. Cet encadrement est le bienvenu car il diminue l’insécurité juridique généré par l’arrêt Pfleiderer.

  • Les juridictions nationales auront désormais le pouvoir d’enjoindre aux entreprises de divulguer des éléments de preuve quand les victimes exercent leur droit à réparation.
  • De plus, les décisions des autorités nationales de concurrence constatant une infraction constitueront automatiquement la preuve de l’existence de l’infraction devant les juridictions nationales de tous les États membres.

La proposition de directive veille également à ne pas imposer des obligations de divulgation excessivement étendues et trop coûteuses susceptibles de représenter une charge injustifiée pour les parties en cause et d’entraîner des risques d’abus.

S’il ne s’agit pas de décourager les demandeurs à la clémence, il aurait mieux valu à notre sens, favoriser davantage les victimes d’infractions aux règles de concurrence par rapport aux auteurs, même repentis, de pratiques anticoncurrentielles. En effet, l’expérience montre que les actions en dommages-intérêts de victimes de pratiques anticoncurrentielles sont excessivement difficiles en pratique. Une étude statistique portant sur les décisions françaises récentes montre que de telles actions triomphent dans moins de la moitié des affaires, et que même en cas de succès, les dommages-intérêts accordés sont inférieurs en moyenne à 10% des sommes réclamées. L’action privée bénéficiant de la motivation des acteurs privés peut pourtant contribuer fortement à dissuader les auteurs de pratiques anticoncurrentielles. La soumettre à de multiples entraves sous prétexte de protéger des entreprises coupables de pratiques anticoncurrentielles, parce qu’elles ont souscrit à des programmes de clémence, soulève des questions liées à la fois à l’équité et à l’efficience des procédures qui devraient imposer d’ouvrir très largement l’accès aux preuves au profit des victimes.

Tel n’est pourtant pas le cas en l’espèce puisque, concernant la divulgation de preuves provenant du dossier d’une autorité de concurrence, la proposition impose une protection absolue pour les déclarations faites par les entreprises aux fins d’une demande de clémence ainsi que pour les propositions de transaction. De même, il est prévu une protection temporaire, jusqu’à clôture de la procédure, pour les documents que les parties ont établis spécifiquement pour les besoins d’une procédure relevant de la mise en Å“uvre du droit par la sphère publique (par ex., les réponses d’une partie à une demande de renseignements de l’autorité de concurrence) ou que l’autorité de concurrence a émis au cours de sa procédure (par ex., une communication des griefs). Il en découle que les documents ne relevant pas des catégories susmentionnées peuvent être divulgués par une juridiction à n’importe quel moment. En revanche, toute demande de divulgation globale de ce type devra en principe être considérée par la juridiction saisie comme disproportionnée et non conforme à l’obligation de la partie, qui introduit une demande de divulgation, de mentionner les catégories de preuves souhaitées de manière aussi précise et restreinte que possible.

  1. Une proposition de directive favorisant la réparation effective intégrale du dommage concurrentiel

La proposition a pour objet de garantir l’effet utile des interdictions prévues aux articles 101 et 102 TFUE en permettant l’indemnisation de toute personne physique ou morale (consommateurs, entreprises et autorités publiques), victime d’une violation de ces articles. Le champ d’application de la directive concerne les actions en dommages et intérêts découlant d’une telle violation, qu’elle soit individuelle ou collective. Nous l’avons vu, la proposition de directive n’impose pas toutefois aux Etats membres de mettre en place des mécanismes de recours collectif aux fins de la mise en œuvre des articles 101 et 102.

Le texte propose également que les règles nationales concernant les délais de prescription applicables aux actions en dommages et intérêts octroient aux victimes un délai suffisant (au moins cinq ans) pour engager une action après avoir pris connaissance de l’infraction et de l’identité de son auteur, ainsi que du préjudice qui en résulte.

La proposition de directive repose sur la responsabilité solidaire des auteurs de l’infraction, mais prévoit une limitation de la responsabilité du bénéficiaire d’une immunité d’amende, qui n’est heureusement pas absolue, puisque celui-ci reste débiteur en dernier ressort lorsque la victime se trouve dans l’impossibilité d’être indemnisée par les coauteurs de l’infraction.

La proposition de directive est fondée sur la réparation intégrale du préjudice de la victime, y compris la perte subie (« damnum emergens ») et le manque à gagner (« lucrum cessans »). Afin d’aider les victimes d’une infraction à l’article 101 TFUE à quantifier leur préjudice, et compte tenu du fait que 9 ententes sur 10  génèrent un surcoût illégal, la directive pose une présomption réfragable de l’existence d’un préjudice résultant d’une entente. La proposition de directive est accompagnée de documents non juridiquement contraignants, une communication et un guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l’article 101 ou 102 TFUE pour orienter les cours et tribunaux et les parties.

Enfin, dans la perspective de la mise en place de mécanismes de recours collectif, la Commission a instauré certains garde-fous pour éviter les écueils des « class actions » à l’américaine auxquelles il est trop souvent recouru abusivement dans le but délibéré de nuire à des entreprises, pourtant respectueuses du droit, en entachant leur réputation ou en leur faisant supporter une charge financière excessive. C’est pourquoi elle érige la réparation intégrale en principe directeur et affirme sa volonté de recourir au principe du consentement exprès (« opt in ») – afin d’éviter que le représentant de l’action de groupe ne puisse engager, comme aux USA, des poursuites au nom de l’ensemble des demandeurs affectés sans que ces derniers en aient expressément fait la demande -, de proscrire les dommages-intérêts punitifs, les versements d’honoraires de résultats aux avocats (« contingency fees ») et la communication de pièces avant la tenue du procès (« pre-trial discovery »).

Conclusion : Seule une minorité des victimes d’infractions aux articles 101 et 102 TFUE parvient aujourd’hui à obtenir effectivement réparation. Les raisons sont multiples, mais tiennent principalement à l’absence de règles nationales appropriées régissant les actions en dommages et intérêts ou, au contraire, à la disparité des droits nationaux se traduisant par des inégalités tant pour la victime que pour l’auteur des pratiques anticoncurrentielles, ou encore à l’insécurité juridique spécifique au droit de la concurrence. La mise en Å“uvre inégale du droit à réparation garanti par le droit de l’Union est susceptible de conférer un avantage concurrentiel aux entreprises qui ont enfreint l’article 101 ou 102 du TFUE, mais qui n’ont pas leur siège dans un des États membres dont la législation est «favorable» ou qui n’y exercent pas d’activités. À l’inverse, cette situation inégale décourage l’exercice du droit d’établissement et du droit d’effectuer des livraisons de biens ou des prestations de services dans les États membres où le droit à réparation est mis en Å“uvre de manière plus effective. Ces différences entre les régimes de responsabilité nuisent à la concurrence et faussent sensiblement le bon fonctionnement du marché intérieur. C’est donc une très bonne nouvelle que les institutions européennes veillent enfin à faciliter l’accès à la justice et à permettre aux parties lésées d’obtenir réparation, y compris dans les cas de préjudices de masse dus à la violation de règles de concurrence. Toutefois, la proposition de directive demeure un texte en demi-teinte, trop protecteur des intérêts des bénéficiaires de programmes de clémence au détriment de ceux des victimes de dommages concurrentiels. Le bon équilibre entre le « public enforcement » et le « private enforcement » n’est pas réalisé. Le « public enforcement » bénéficie toujours d’une priorité absolue en partant du postulat qu’il serait supérieur au « private enforcement ». En outre, alors qu’aucune étude scientifique n’est produite pour le démontrer, l’on part de l’idée que les demandeurs de clémence doivent être protégés très fortement contre les actions en dommages-intérêts et qu’à défaut, le nombre de clémences chuterait considérablement. Enfin, aucune mesure n’est prévue pour réduire les sanctions et les doublons éventuels du « public enforcement » en cas de renforcement du « private enforcement ».