La faculté pour un fournisseur disposant de parts de marché le faisant bénéficier de plein droit d’une exemption par catégorie, de limiter le nombre de ses distributeurs dans le cadre d’une distribution sélective quantitative, sans avoir à justifier de la légitimité économique de la limite retenue et de l’implantation de ses distributeurs ou encore du caractère objectif, uniforme et non discriminatoire du critère sélectif quantitatif appliqué, a donné lieu à de multiples débats doctrinaux et jurisprudentiels en France. La doctrine est traditionnellement partagée entre les partisans de l’obligation pour le fournisseur de justifier économiquement les critères quantitatifs (cf. en ce sens, Ph. Le Tourneau, Les contrats de concession, Litec, n°109) et les tenants d’une plus grande liberté pour la tête de réseau, compte tenu notamment de la difficulté à maîtriser les facteurs économiques, de l’impossibilité de fixer de tels critères de manière uniforme à l’échelle d’un pays et de la variabilité dans l’espace et le temps des contraintes de configuration d’un réseau.

L’opposition des deux conceptions s’est également traduite en jurisprudence….

Un premier courant de jurisprudence appliquait à la distribution sélective quantitative les critères de validité de la distribution sélective qualitative, en vérifiant le caractère objectif et précis du critère quantitatif retenu (Cass. Com., 28 juin 2005, Garage Grémeau, Bull. Civ., 2005, IV, n°139)  ou son application uniforme (Cass. com. 6 Mars 2007, Bull. civ., 2007, IV, n°76).

Un second courant, plus réaliste et plus proche de vie économique des réseaux, considérait à juste titre que la définition de la taille d’un réseau relève du fournisseur sans que celui-ci ait à justifier de la légitimité économique du nombre de ses distributeurs ou encore du caractère objectif, uniforme et non discriminatoire du nombre et de la répartition de ses distributeurs à travers la France (Paris, 2 décembre 2009, Land Rover, Lawlex 20090003589JBJ ; Contrats, conc. consom. 2010, n°91 confirmant T. com. Bordeaux, 8 février 2008, Lawlex 20080000186JBJ).

Les affaires en cause concernaient le secteur automobile, soumis à l’époque à un règlement d’exemption spécifique, le règlement n°1400/2002. Ce règlement définissait la distribution sélective comme un système dans lequel le fournisseur s’engage à ne vendre les produits contractuels « qu’à des distributeurs ou réparateurs sélectionnés sur la base de critères définis » et donnait deux définitions distinctes de la distribution sélective qualitative d’une part et de la distribution sélective quantitative d’autre part. Compte tenu des divergences suscitées par l’interprétation de ce texte, la Chambre commerciale de la Cour de cassation avait préféré poser une question préjudicielle à la Cour de justice en lui demandant de se prononcer sur le contenu de la notion de « critères définis », au sens du règlement n°1400/2002, s’agissant d’une distribution sélective quantitative (Cass. Com., 29 mars 2011, Jaguar Land Rover, n°10-12.734, Bull. civ., IV, n°53 ; Jurisp. Auto., 2011, n°830, p.44, obs. J. Vogel ;  Contrats, conc. consom., juin 2011, n°141).

La CJUE a dit pour droit que, pour qu’un système de distribution sélective quantitative puisse bénéficier de l’exemption par catégorie du règlement automobile, les critères définis régissant l’accès au réseau devaient être « des critères dont le contenu précis peut être vérifié » sans qu’il soit « nécessaire qu’un tel système repose sur des critères qui sont objectivement justifiés et appliqués de façon uniforme et non différenciée à l’égard de tous candidats à l’agrément », cette exigence ne ressortant pas de la définition de la notion de système de distribution sélective quantitative retenue par le règlement automobile (CJUE, 14 juin 2012, aff. 158/11, Auto 24 SARL c/ Jaguar Land Rover  France SAS, RJDA 10/12, n°900 ; RJDA 10/12, p.755, obs. J. Vogel; RDC, Oct. 2012, p. 1725, obs. L. Idot ; D 2012, 2156, obs. D. Ferrier)

La Cour de cassation en a logiquement tiré les conséquences en disant pour droit dans son arrêt du 15 Janvier 2013 (Cass. Com., 15 janvier 2013, Contrats, conc. consom., avril 2013, n°77, p. 19, obs. M. Malaurie Vignal ; JCP Ed. E, 2013, n°1186, p. 47, obs. A.M. Tercinet) qu’ « aucune disposition législative ou réglementaire, de droit national ou communautaire, n’impose au concédant de justifier des raisons qui l’ont amené à arrêter le « numerus clausus » qui lui sert de critère quantitatif de sélection ».

Les arrêts Jaguar Land Rover de la Cour de justice et de la Cour de cassation  n’ont cependant pas mis fin aux discussions car ils ont suscité en doctrine d’importantes divergences d’interprétation quant à leur portée.

Pour les uns, il va de soi que la solution dégagée par la Cour de justice à propos du règlement automobile n° 1400/2002 s’applique mutatis mutandis à la distribution sélective quantitative de droit commun gouvernée par le règlement n° 330/2010 (En ce sens, V. N. Ereseo, Concurrences, n°3-2012, p. 116 et s. et Lettre de la distribution, Juillet-Août 2012 , 1 ; V. Jäggi, La distribution sélective et le développement du réseau : Liberté de contracter ou obligation d’agrément, SJ 2013, II, 1; J. Vogel, Une sécurité juridique renforcée pour la distribution sélective quantitative, RJDA n°10/12, p.755).

Pour les autres, l’arrêt de la Cour de justice ne vaut que pour l’application du règlement automobile n°1400/2002 ; en d’autres termes, à peine rendu, il n’aurait déjà plus aucun effet pour l’avenir puisque la distribution de véhicules neufs relève depuis le 1er juin 2013 du règlement général n°330/2010.

Nous pensons que la lettre et la logique des textes et de la jurisprudence Jaguar Land Rover justifient l’application des mêmes solutions sous le régime du règlement général que sous l’empire de l’ancien règlement automobile n°1400/2002 et que les arguments mis en avant pour limiter la portée de l’arrêt Jaguar Land Rover à l’ancien règlement n°1400/2002 n’emportent pas la conviction.

  1. Fondement de l’absence d’obligation de justification de la limitation du nombre de distributeurs en distribution sélective quantitative de droit commun relevant du règlement général.

Le règlement 1400/2002 donnait de la notion de système de distribution sélective une définition générale identique à celle figurant dans le règlement restrictions verticales. L’interprétation de la notion de critères définis, figurant dans cette définition, par la CJUE dans son arrêt du 14 juin 2012 (des critères « dont le contenu peut être vérifié ») est parfaitement valable sous l’empire du règlement restrictions verticales : les textes sont identiques et l’arrêt ne fait de ce point de vue aucune distinction entre la distribution sélective qualitative et la distribution sélective quantitative.

Par ailleurs, le règlement d’exemption automobile distinguait entre la distribution sélective qualitative et quantitative, dont il retenait deux définitions différentes. Pour dire que les critères quantitatifs n’avaient pas à être justifiés ou appliqués de manière discriminatoire, la Cour relève, dans l’affaire Jaguar Land Rover, que cette exigence ne figurait pas dans la définition donnée par le règlement de la distribution sélective quantitative. Elle ne figurait que dans la définition de la distribution sélective qualitative – exceptionnellement exemptée jusqu’à 100 % de parts de marché. La distinction entre distribution sélective qualitative et quantitative n’est pas faite par le nouveau règlement « restrictions verticales » n°230/2010 du 20 Avril 2010. Elle n’était d’ailleurs pas faite non plus par le règlement n°2790/1999 du 22 décembre 1999. Les deux règlements se bornent à donner une définition générale de la distribution sélective en se référant à un système de sélection « sur la base de critères définis », avec interdiction de revente hors réseau, et ne comportant aucune exigence quant à la justification des critères. La solution dégagée par la Cour de justice dans l’affaire Jaguar Land Rover est parfaitement transposable aux règlements restriction verticales et l’est même a fortiori. Dès lors que ces règlements ne posent pas d’exigence particulière quant à la justification des critères, exigence figurant pour partie dans l’ancien règlement automobile mais seulement pour la distribution sélective qualitative, il n’y a pas lieu d’ajouter à la définition de la distribution sélective une condition non prévue par les textes.

Il en résulte qu’en-dessous de 30% de parts de marché, au regard du règlement n°330/2010 restrictions verticales, la distribution sélective quantitative est exemptée de plein droit quel que soit le produit en cause, sans qu’il soit nécessaire de justifier notamment de l’objectivité économique du critère quantitatif retenu. La distribution automobile est soumise à ce régime de droit commun depuis le 1er juin 2013. Il en résulte que tous les secteurs économiques (véhicules, automobiles, parfums, montres, etc.) soumis au règlement n°330/2010 sont en mesure de revendiquer le bénéfice de la jurisprudence Jaguar Land Rover.

Il convient en tout cas de saluer la solution rendue par la Cour de justice car elle va dans le sens de la sécurité juridique et de l’efficience économique des réseaux qui seront capables de s’organiser sur la base de critères quantitatifs définis par les fournisseurs têtes de réseau sans discussions interminables sur la justification objective et l’application uniforme de tels critères, justification théorique et d’application impossible en pratique compte tenu de la diversité des facteurs à mettre en œuvre pour configurer un réseau.

  1. Absence de fondement de la limitation de la portée de la jurisprudence Jaguar Land Rover à l’ancien règlement automobile

Les arguments généralement mis en avant pour tenter de s’opposer à la transposition de l’arrêt Jaguar Land Rover dans le cadre du règlement général sont généralement les suivants :

  • Une solution dégagée dans le cadre d’un règlement d’exemption ne serait pas transposable à un autre ;
  • Si les termes des deux règlements sont identiques, en revanche les lignes directrices du règlement général n°330/2010 distinguent entre distribution sélective qualitative et quantitative et doivent être interprétées comme imposant que les critères quantitatifs remplissent les conditions exigées des critères qualitatifs ;
  • La distribution quantitative, n’étant justifiée que parce qu’elle repose sur une distribution de qualité, devrait répondre aux exigences posées par la distribution qualitative ;
  • Une limitation de concurrence, en l’espèce une limitation quantitative des distributeurs, doit être économiquement justifiée ;
  • Enfin, la liberté de choix du nombre et de l’implantation de ses distributeurs par la tête de réseau serait par trop libérale et donc inacceptable.

Ces différents arguments n’emportent pas la conviction.

1. Légitimité de la transposition de la solution retenue dans le cadre de la solution d’un règlement à un autre

Il n’existe aucun obstacle à transposer au règlement général la solution dégagée par la jurisprudence dans le cadre du règlement automobile. Le règlement général n°330/2010 ne fait aucune distinction entre distribution sélective qualitative et quantitative. Il définit la distribution sélective par l’interdiction de la revente hors réseau de distributeurs sélectionnés sur la base de « critères définis ». La notion de « critères définis » est exactement la même que celle analysée par la Cour de justice dans son arrêt Jaguar Land Rover. Dès lors, il est tout à fait légitime d’appliquer aux « critères définis » du règlement général n°330/2010 l’interprétation donnée par la CJUE aux « critères définis » de l’ancien règlement automobile n°1400- 2002.

Cette application mutatis mutandis s’impose également en raison de la logique économique et juridique qui est propre à la distribution sélective quantitative, quel que soit le secteur où elle est appliquée. Dans un réseau fondé sur un nombre limité de distributeurs comme la distribution exclusive ou la distribution sélective quantitative, il est légitime que ce soit le fournisseur qui détermine le nombre adéquat de ses distributeurs et leur répartition sur le territoire. C’est le fournisseur qui est responsable de l’image de marque qu’il entend donner à son produit et donc du caractère plus ou moins limité ou étendu de son réseau. C’est le fournisseur qui supporte le risque économique du réseau, à travers notamment le crédit fournisseur qu’il lui accorde. C’est donc à lui, et à lui seul, qu’il appartient de dimensionner le réseau. Il n’appartient pas à un candidat à l’entrée dans un réseau d’imposer au fournisseur le nombre de ses distributeurs. La détermination par le fournisseur du numerus clausus et de l’implantation la plus adaptée sur le marché des distributeurs s’impose aussi en raison de sa connaissance du marché par rapport aux particularités de ses produits ou services et aux caractéristiques de la clientèle qu’il est le mieux placé  pour apprécier.

En effet, la taille idéale d’un réseau et l’implantation optimale de ses membres ne peut pas se décréter a priori en fonction de critères théoriques uniformes et immuables mais est le résultat d’une appréciation combinant de multiples facteurs, géo-économiques, démographiques, concurrentiels et sociologiques, impossible à résumer à une équation sauf à ce qu’elle comporte de multiples inconnues.

Le texte des règlements, leur logique et la rationalité économique de la distribution sélective justifient donc de façon certaine l’application à la distribution sélective quantitative de droit commun des principes retenus par la Cour de justice dans le cadre de l’arrêt Jaguar Land Rover.

2. Indifférence du texte des lignes directrices verticales

L’on a également fait valoir que s’il est vrai que le règlement restrictions verticales ne fait aucune différence entre distribution sélective quantitative et qualitative et a recours pour définir la distribution sélective de façon générique à la notion de « critères définis », notion identique à celle interprétée par la CJUE dans son arrêt Jaguar Land Rover, en revanche les lignes directrices restrictions verticales font quant à elles la distinction et prévoient que la distribution sélective quantitative ajoute à la distribution qualitative d’autres critères qui limitent directement le nombre de distributeurs. Il s’en suivrait logiquement que tous les critères de la distribution sélective, qu’elle soit qualitative ou quantitative devraient être en tout état de cause objectifs, appliqués uniformément et de manière non discriminatoire.

Cet argument assez alambiqué n’est pas convaincant. Si les Lignes directrices évoquent une distinction, cette distinction est faite  entre distribution sélective purement qualitative et quantitative (§174s.), la distribution sélective purement qualitative ne tombe pas même sous le coup de l’article 101 TFUE et n’ayant donc pas même besoin d’être exemptée. La Commission ne demande pas – pour le bénéfice de l’exemption – que les critères quantitatifs soient objectifs, uniformes et non discriminatoires, ces conditions ne valant que pour la définition de la distribution sélective purement qualitative échappant en tout état de cause à la prohibition des ententes. Au contraire, la Commission indique expressément au §118 de ses Lignes directrices que « l’exemption par catégorie s’applique à la distribution sélective quelle que soit la nature du produit concerné et des critères de sélection », sous réserve d’un éventuel retrait de l’exemption si les caractéristiques du produit ne nécessitent pas une distribution sélective ou, plus généralement, en cas d’effets préjudiciables sensibles sur la concurrence. Les lignes directrices prévoient ainsi que jusqu’à 30% de parts de marché, tous les critères de sélection sont exemptés.

En tout état de cause, il est acquis en droit positif que les lignes directrices ou leur interprétation ne peuvent jamais aller à l’encontre du texte d’un règlement. En l’espèce, le texte du règlement est clair, il se réfère à la seule notion de « critères définis » qui a été elle-même clairement définie par la CJUE. Par conséquent l’argument en faveur de la soumission des critères quantitatifs à des conditions d’objectivité, d’uniformité et de non-discrimination n’apparaît pas fondé.

3. Absence de portée de l’argument relatif au caractère qualitatif de la distribution sélective

La distribution sélective y compris quantitative étant destinée à fournir une distribution de qualité, elle devrait nécessairement satisfaire aux conditions de la distribution sélective qualitative.

Cet argument doctrinal n’apparaît pas fondé : il méconnaît toute la logique économique de la distribution limitée. Il ne tient pas compte du texte du règlement tel qu’interprété par la Cour de justice. Il va à l’encontre de la position de la Commission telle qu’exprimée dans les lignes directrices selon laquelle en-dessous des seuils d’exemption, tous les critères sont exemptés de plein droit.

Il ne s’agit finalement que d’une simple réécriture de l’argument selon lequel la distribution sélective quantitative devrait répondre aux critères de la distribution sélective qualitative, argument déjà rejeté par la CJUE et encore moins fondé sous l’empire du règlement général n°330/2010 qui ne fait pas la distinction entre les deux formes de distribution sélective.

4. Absence de fondement de l’argument de la justification d’une restriction de concurrence

L’on a fait valoir qu’il était légitime qu’une limitation de concurrence, en l’espèce une limitation quantitative du nombre des distributeurs, soit économiquement justifiée et que sans vouloir protéger a priori les distributeurs, il appartenait à celui qui se prévaut d’une restriction de concurrence de la justifier.

L’argument nie la logique même de l’exemption par catégorie, fondée sur le fait que les effets pro-concurrentiels de l’accord sont présumés, et destinée à dispenser les parties d’avoir à en justifier. La question n’est pas ici de savoir si une restriction de concurrence peut être exemptée individuellement mais si un accord de distribution sélective fondé sur des critères définis, fixés par le fournisseur, peut bénéficier de plein droit d’une exemption par catégorie si ses parts de marché et celles de son distributeur sont égales au plus à 30%. Dans la mesure où la limitation du nombre de distributeurs n’est ni une clause noire ni une clause rouge mais participe de la définition de la distribution sélective, il n’est nul besoin de la justifier à nouveau dans le cadre d’un réseau de distribution exempté de plein droit par un règlement d’exemption par catégorie.

5. Indifférence de l’argument de trop grand libéralisme

Enfin, il a été opposé que la liberté de fixation de son numerus clausus par le fournisseur était trop libérale et devrait être condamnée de ce chef. Ce dernier argument ne convainc pas davantage. La solution est justifiée en droit, son caractère libéral ou non est sans portée. Le caractère excessivement libéral de la décision Jaguar Land Rover est également discutable dès lors que la fixation d’une donnée contractuelle par le fournisseur n’est pas exceptionnelle et est notamment admise en droit civil français à propos de la faculté pour le fournisseur de fixer et de faire évoluer le tarif des  marchandises vendues à ses distributeurs.

En conclusion, les arguments qui militent en faveur de la liberté de fixation par le fournisseur des critères quantitatifs dans le cadre de réseaux de distribution relevant du règlement général l’emportent clairement sur les arguments en sens contraire.