La France est l’un des rares pays européens à disposer d’une législation nationale condamnant en soi la revente à perte d’un produit, au surplus pénalement. Bien que l’interdiction ait été assouplie au fil des dernières réformes en permettant aux entreprises d’intégrer au seuil de revente à perte un nombre croissant de rémunérations versées par les vendeurs, la prohibition demeure inscrite dans les textes et est largement respectée en pratique. Cependant, cette interdiction est de plus en plus contestée.
En 2006, l’OCDE a procédé à une étude approfondie des réglementations sur la revente à perte et a conclu qu’il n’était pas démontré que les pratiques de revente à perte tendraient nécessairement à tromper le consommateur, que l’efficacité de ces réglementations étaient douteuse, notamment au regard de l’objectif de protection du petit commerce et que si ces réglementations ne semblent guère avoir d’effets positifs, leurs effets négatifs sont avérés. Selon l’OCDE, l’interdiction de la revente à perte prive les consommateurs des prix plus bas qu’ils auraient pu obtenir, et des produits qui auraient pu être achetés à un prix plus bas. Il y a 20 ans, la réglementation a été contestée comme pouvant être contraire à la libre circulation des marchandises et sauvée par la Cour de justice qui a dit pour droit que cette modalité de vente était compatible avec les dispositions du Traité dès lors qu’elle affecte de la même manière, en droit et en fait, la commercialisation des produits nationaux et ceux des autres Etats membres (arrêt Keck et Mithouard du 24 novembre 1993). Aujourd’hui, la revente à perte est de nouveau sur la sellette au regard du droit européen, mais cette fois-ci, il n’est pas certain qu’elle parvienne à surmonter l’épreuve.
La CJUE a en effet rendu le 7 mars 2013 une ordonnance par laquelle elle considère que la directive de 2005 sur les pratiques commerciales déloyales vis-à -vis des consommateurs doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une disposition nationale, telle la loi belge, qui prévoit une interdiction générale d’offrir à la vente ou de vendre des biens à perte, pour autant que cette disposition poursuit des finalités tenant à la protection des consommateurs.
Le raisonnement de la CJUE se déroule de façon très logique en 3 temps :
– Quelles sont les finalités de la loi nationale ? Si le texte protège les consommateurs, il entre dans le champ de la directive ; s’il ne protège que les professionnels, il en est exclu (l’interprétation de la finalité du droit national relève du juge national, mais en l’espèce, ce problème n’avait pas posé de problème, puisque le juge auteur de la question préjudicielle avait indiqué expressément que la loi belge visait notamment à protéger les intérêts des consommateurs).
– La vente à perte est-elle une pratique commerciale au sens de la directive ? La réponse ne fait aucun doute au regard de la définition très large des PCD.
– Une interdiction générale est-elle contraire à la directive ? Là encore, la réponse ne soulève pas de difficulté. La directive de 2005 est une directive d’harmonisation maximale. Les Etats membres ne peuvent pas adopter de mesures plus sévères que celles prévues par la directive, même pour mieux protéger les consommateurs. Or la vente à perte ne figure pas dans la liste des 31 pratiques commerciales réputées déloyales en toutes circonstances et donc prohibées per se. Elle ne peut donc pas être prohibée de façon générale et absolue, mais doit faire l’objet d’une évaluation au cas par cas. Elle ne peut être interdite que si elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle et qu’elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur moyen.
L’ordonnance de la CJUE est-elle transposable mutatis mutandis à l’interdiction de la revente à perte du droit français ?
La doctrine a approfondi la question. Nous avons recensé au moins 7 commentaires de l’ordonnance : aucun ne retient que le droit français ne pose pas problème de compatibilité ; 3 se prononcent clairement en faveur du caractère mixte de l’article L. 442-6 du Code de commerce et donc en faveur de l’incompatibilité du droit français avec la directive (Lecourt, RLDA, juin 2013, p. 35 ; Fourgoux, RJDA 7/13, p. 539 ; Petit, D. 2013, 913) ; 4 évoquent les deux solutions, mais ne se prononcent pas.
Certes, il existe des arguments dans les deux sens. L’interdiction de la revente à perte en droit français est codifiée non pas dans un texte de droit de la consommation, mais au Livre IV du Code de Commerce qui concerne les rapports entre entreprises : la loi de 1963 qui a instauré l’interdiction de la revente à perte régit essentiellement les rapports concurrentiels et la loi Galland de 1996 qui avait rendu la prohibition très efficace avait pour objet de protéger les fournisseurs. Mais la loi de 1963 n’était pas si manichéenne : les travaux préparatoires montrent que le législateur a eu pour objectif de protéger non seulement les entreprises contre une concurrence abusive, mais aussi les consommateurs. La doctrine souligne régulièrement le double objectif de cette réglementation, à savoir protéger les entreprises contre des demandes de réductions de prix sans fin des distributeurs et protéger les consommateurs contre la pratique d’un îlot de pertes, au sein d’un océan de profits. En outre, la loi Chatel du 3 janvier 2008 qui a réformé le texte s’intitule « loi pour le développement de la concurrence au service des consommateurs ». Enfin, la chambre criminelle de la Cour de cassation autorise les associations de consommateurs à agir en cas de revente à perte, cette pratique étant selon elle contraire à une concurrence saine et loyale et donc « contraire à l’intérêt général des consommateurs » (Cass. Crim., 10 octobre 1996).
Dans ces conditions, en cas de poursuite d’une entreprise revendant des produits à perte à des consommateurs, il est vraisemblable que l’action soit rejetée sur le fondement de l’incompatibilité avec le droit de l’Union européenne. La mise en conformité du droit français impliquerait a minima de réserver les cas d’interdiction aux pratiques commerciales déloyales au sens de l’article L. 120-1 du Code de la consommation. La revente à perte serait ainsi autorisée par le texte, sauf à démontrer une contrariété aux exigences de la diligence professionnelle et une altération du comportement économique du consommateur concernant le produit faisant l’objet de la pratique, ce qui n’a rien d’évident.