A l’issue de près de dix ans de travaux, les Etats membres ont adopté la directive 2014-104 du 26 novembre 2014, dont l’objectif était de faciliter la réparation du préjudice des victimes de pratiques anticoncurrentielles en levant les difficultés d’accès la preuve, tout en préservant les intérêts du public enforcement. Le délai de transposition, fixé au 27 décembre 2016, a été dépassé par la France, qui vient d’adopter, le 9 mars 2017, deux textes publiés au journal officiel du 10 mars, une ordonnance (n° 2017-303) relative à la partie législative et un décret (n° 2017-305) relatif à la partie réglementaire, du Code de commerce. Quelles sont les nouveautés introduites ces textes et comment impacteront-elles le régime actuel des actions en réparation ?

1) Caractérisation et preuve de la faute

Aux termes du nouvel article L. 481-1 du Code de commerce, tout comportement constitutif d’une violation du droit européen ou interne de la concurrence caractérise une faute. La France a fait le choix de ne pas limiter le champ de l’action aux ententes et abus de position dominante : elle couvrira aussi les préjudices causés par un abus de dépendance économique, une pratique de prix abusivement bas, une exclusivité d’importation dans les collectivités d’outre-mer ou l’obtention d’une exclusivité par une centrale de réservation au détriment d’une entreprise de transport de personnes au moyen de véhicules légers.

L’article L. 481-2 introduit en droit français la présomption irréfragable de faute attachée à une décision définitive de condamnation de l’Autorité de la concurrence, qui existait déjà en matière d’action de groupe depuis la loi Hamon (C. consom., art. L. 623-24). Cette solution, conforme à la directive, remet en cause la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle le juge judiciaire n’est pas lié par les appréciations de l’Autorité (Cass. com., 17 juillet 2001, LawLex200200095JBJ). Les décisions de la Commission bénéficient de la même force contraignante : la juridiction nationale saisie d’une action en dommages et intérêts du fait d’une pratique sanctionnée par la Commission ne peut prendre une décision qui irait à l’encontre de la décision adoptée par celle-ci. En revanche, les décisions adoptées par l’autorité de concurrence d’un autre Etat membre se voient reconnaître une valeur probatoire moindre : elles constituent un simple  » moyen de preuve  » de l’infraction.

2) Caractérisation et preuve du préjudice

Selon l’article L. 481-3, le préjudice réparable comprend  » notamment  » la perte faite, le gain manqué, la perte de chance et le préjudice moral. La perte faite résulte selon le texte du surcoût correspondant à la différence entre le prix du bien ou du service effectivement payé par l’acheteur et celui qui l’aurait été en l’absence de commission de l’infraction, sous réserve de la répercussion totale ou partielle de ce surcoût qu’il a éventuellement opérée sur son contractant direct ultérieur, ou de la minoration résultant d’un prix plus bas que lui a payé l’auteur de l’infraction. Le gain manqué peut résulter de la diminution du volume des ventes liée à la répercussion partielle ou totale du surcoût que l’acheteur a été amené à opérer sur ses contractants directs ou de la prolongation certaine et directe des effets de la minoration des prix qu’il a dû pratiquer.

L’article R. 481-1 nouveau autorise le juge, après avoir recueilli les observations des parties, à solliciter l’Autorité de la concurrence afin d’obtenir des orientations sur l’évaluation du préjudice dont il est demandé réparation. L’Autorité dispose d’un délai de deux mois pour communiquer ses observations au juge, au-delà duquel, à défaut de réponse, l’instance reprend. Aux termes de l’article L. 481-8, les dommages et intérêts sont évalués au jour du jugement, en tenant compte de toutes les circonstances qui ont pu affecter la consistance et la valeur du préjudice depuis le jour de la manifestation du dommage, ainsi que de son évolution raisonnablement prévisible (sur l’actualisation du préjudice, V. Paris, 14 décembre 2016, LawLex201600002100JBJ). Alors que certaines décisions avaient retenu qu’un préjudice s’infère nécessairement de pratiques d’éviction mises en oeuvre par des entreprises en position dominante (T. com. Paris, 30 mars 2015, LawLex20150000456JBJ), le nouvel article L. 481-7 réserve le bénéfice de la présomption aux seules victimes d’ententes. A l’inverse, alors qu’avant la transposition de la directive, l’acheteur devait démontrer qu’il n’avait pas répercuté les surcoûts causés par l’entente sur ses propres clients (Cass. com., 15 mai 2012, LawLex20120000869JBJ), il bénéficiera désormais d’une présomption simple de non-répercussion de ce surcoût (art. L. 481-4). L’acheteur direct ou indirect pourra être indemnisé du surcoût qu’il prétend avoir subi, à charge pour lui d’en établir l’existence et l’ampleur (art. L. 481-5). Le texte facilite plus particulièrement la tâche de l’acheteur indirect en posant une présomption simple de répercussion lorsqu’il démontre que (i) le défendeur a commis une infraction au droit de la concurrence (ii) qui a entraîné un surcoût pour l’acheteur direct, (iii) à qui il a acheté les biens ou services concernés par l’infraction.

3) Qualité de débiteur

En vertu de l’article L. 481-9, toutes les entreprises qui ont concouru à une infraction au droit de la concurrence sont solidairement responsables du préjudice causé au demandeur. Dans leurs rapports internes, ces entreprises contribuent à la dette à proportion de la gravité de leurs fautes respectives et de leur rôle causal dans la réalisation du dommage. La règle de la responsabilité solidaire ne s’applique pas aux PME au sens de l’article 51 de la loi LME si trois conditions sont réunies : i) leur part de marché sur le marché pertinent est inférieure à 5 % pendant toute la durée de la commission de la pratique anticoncurrentielle ; ii) l’application de l’article L. 481-9 risquerait de compromettre irrémédiablement leur viabilité économique et ferait perdre toute valeur leurs actifs ; iii) elles ne sont pas les instigatrices de la pratique anticoncurrentielle, n’ont pas contraint d’autres personnes à y participer ou n’ont pas précédemment commis une telle pratique constatée par une décision d’une autorité de concurrence ou une juridiction de recours (art. L. 481-10).

De même, les bénéficiaires d’une immunité ne seront responsables qu’à l’égard de leurs contractants directs ou indirects et, à l’égard d’autres parties lésées, uniquement lorsqu’une réparation intégrale ne pourra être obtenue auprès des autres entreprises impliquées dans l’infraction (art. L. 481-11). Par ailleurs, le montant de leur contribution ne pourra excéder le montant du préjudice que l’infraction a causé à leurs contractants directs ou indirects (art. L. 481-12).

Enfin, lorsque le demandeur a transigé avec l’un des codébiteurs solidaires, l’article L. 481-13 prévoit qu’il ne pourra réclamer aux autres codébiteurs que le montant de son préjudice diminué de la part du préjudice imputable au codébiteur partie à la transaction. Ces derniers ne pourront pas non plus réclamer au codébiteur qui a transigé une contribution à la somme qu’ils ont payée à cette victime.

4) Accès aux pièces de la procédure concurrence

L’objectif affiché par la directive 2014-104 était de libérer l’accès à la preuve afin de favoriser l’exercice des actions en réparation. Or, en dehors des présomptions posées par les articles L. 481-4 et suivants, on constate que le texte de transposition ne comporte qu’une longue liste de pièces non communicables, le cas échéant assorties d’exceptions. En vertu de l’article L. 483-8, un juge ne peut ainsi ordonner la communication ou la production des documents issus du dossier concurrence que lorsque la procédure est close par une décision de l’Autorité de la concurrence. Bien plus, il ne peut jamais ordonner la communication au demandeur ou la production de pièces issues de la procédure de clémence ou de transaction (art. L. 483-5). Lorsque de telles pièces sont utilisées par une partie, le juge doit les écarter des débats. Néanmoins, l’ordonnance du 9 mars 2017 confère au juge le pouvoir de demander la communication à une partie ou à une autorité de concurrence des documents dont il est allégué qu’ils sont couverts par l’interdiction de l’article L. 483-5 afin de s’assurer personnellement et hors la présence des parties qu’il s’agit effectivement d’une pièce issue de la procédure de clémence ou de transaction (art. L. 462-3 modifié).

L’ordonnance modifie également l’article L. 463-6 pour exempter de toute poursuite au titre de la divulgation illicite la production d’un document dans le cadre d’une action en réparation dans les conditions prévues aux articles L. 483-1 et suivants, c’est-à-dire dans le respect de la protection due aux secrets d’affaires et aux pièces des procédures de clémence ou de transaction.

Pour garantir l’efficacité du maigre droit de communication accordé aux demandeurs à l’action en réparation, le nouvel article R. 483-14 issu du décret du 9 mars 2017 prévoit une amende pouvant atteindre 10 000 euro à l’encontre de toute personne qui refuse de se conformer à une injonction de communication de pièces, détruit des pièces pertinentes, ou ne respecte pas des obligations imposées par une injonction protégeant des informations confidentielles.

5) Accès à des pièces couvertes par le secret des affaires

Lorsqu’une partie prétend qu’une pièce demandée est couverte par le secret des affaires, le juge ouvre les débats hors la présence du public ou peut, de manière non contradictoire, limiter la communication ou la production de la pièce à certains de ses éléments, restreindre l’accès à cette pièce et adapter la motivation de sa décision aux nécessités de la protection du secret des affaires, sans préjudice de l’exercice des droits de la défense (art. L. 483-2).

La procédure d’instruction des demandes de communication de pièces couvertes par le secret professionnel est régie par les articles R. 483-2 à R. 483-10 du Code de commerce, introduits par le décret du 9 mars 2017. Selon ces textes, le juge entend le détenteur de la pièce, qui doit avoir fourni la version confidentielle intégrale de cette pièce, une version non confidentielle et un résumé ainsi qu’un mémoire précisant, pour chaque information ou partie du document en cause, les motifs qui lui confèrent le caractère d’un secret des affaires. Le juge ordonne la communication ou la production intégrale de la pièce lorsqu’il considère qu’elle n’est pas de nature à porter atteinte à un secret des affaires et la refuse si tel n’est pas le cas. Lorsqu’il considère que la communication de la pièce est de nature à porter atteinte à un secret des affaires mais qu’elle est nécessaire à la solution du litige ou à l’exercice des droits de la défense, le juge l’ordonne selon les modalités qu’il fixe.

La décision qui rejette la demande de communication n’est susceptible de recours qu’avec la décision sur le fond. Celle qui ordonne la communication peut faire l’objet d’un recours en annulation ou réformation devant le premier président de la Cour d’appel de Paris (art. R. 483-7).

6) Prescription de l’action

Comme l’article 2224 du Code civil, le nouvel article L. 482-1 du Code de commerce fixe la prescription de l’action à cinq ans. Selon ce texte, le délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : 1° les actes ou faits imputés à une personne physique ou morale formant une entreprise ou un organisme au sens de l’article L. 464-2 et le fait qu’ils constituent une pratique anticoncurrentielle ; 2° le fait que cette pratique lui cause un dommage ; et 3° l’identité de l’un des auteurs de cette pratique.

La prescription ne court pas tant que la pratique anticoncurrentielle n’a pas cessé. Elle ne court pas davantage à l’égard des victimes du bénéficiaire d’une exonération totale de sanction pécuniaire en application d’une procédure de clémence tant qu’elles n’ont pas été en mesure d’agir à l’encontre des auteurs de la pratique anticoncurrentielle autres que ce bénéficiaire.

L’ordonnance modifie par ailleurs l’article L. 462-7 pour préciser que l’interruption de la prescription s’applique tant à l’action civile qu’à l’action indemnitaire engagée devant une juridiction administrative sur le fondement de l’article L. 481-1 et qu’elle peut avoir pour origine  » tout acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction de pratiques anticoncurrentielles par l’Autorité de la concurrence, une autorité nationale de concurrence d’un autre Etat membre de l’Union européenne ou la Commission européenne « . L’interruption produit désormais ses effets jusqu’à la date à laquelle la décision de l’autorité de concurrence compétente ou de la juridiction de recours ne peut plus faire l’objet d’une voie de recours ordinaire, ce qui paraît exclure le pourvoi en cassation.

7) Entrée en vigueur

Les dispositions de l’ordonnance sont entrées en vigueur le 11 mars 2017. Néanmoins, ses dispositions relatives à la production et à la communication de pièces, comme celles du décret, sont applicables aux instances introduites à compter du 26 décembre 2014, date d’entrée en vigueur de la directive.