Il s’agit d’une question très débattue. La réponse simpliste est de considérer qu’il existe un monopole sur les pièces de carrosserie et comme il est de bon ton de prôner la suppression de tous les monopoles, l’on entend souvent dire qu’il n’y a qu’à supprimer les droits de propriété intellectuelle sur ces pièces pour en faire baisser le prix. Quand on prend le temps de réfléchir à la question, l’on s’aperçoit que ce raisonnement simpliste est totalement erroné.

Les détracteurs de la propriété industrielle occultent toujours la raison fondamentale de la protection des innovations par le droit : protéger, temporairement, les innovateurs contre la copie de leurs innovations pour leur permettre d’amortir leurs investissements, les récompenser pour leur effort créatif et les risques pris en leur permettant d’en toucher le fruit et les inciter à continuer à innover et à inventer puisqu’ils sont assurés qu’ils ne seront pas dépossédés dans l’instant de leur travail par des copieurs n’ayant pas réalisé le moindre effort et assurer une certaine loyauté dans la concurrence en s’abstenant d’enrichir les simples copieurs au détriment des innovateurs. Cette justification vaut également pour le design des pièces de carrosserie : le design des véhicules, camions, motos, etc est mis au point grâce aux efforts créatifs de leurs concepteurs et il est normal que ceux-ci, qui investissent des sommes colossales dans la création de nouveaux modèles dont ils ne sont aucunement assurés du succès, puissent avoir une chance de rentabiliser leurs investissements et de bénéficier de profits les récompensant en vendant le modèle dans son entier ainsi que les pièces nécessaires à sa réparation.

  1. L’argumentation avancée pour supprimer le droit au design pour les pièces de carrosserie est inexacte

Les principaux arguments opposés à la protection des pièces de carrosserie par le design sont les suivants :

  • La protection serait légitime pour le modèle dans son entier car elle ne produirait pas dans ce cas d’effet anticoncurrentiel dans la mesure où chaque marque automobile est soumise à une forte concurrence sur ses produits finis, mais elle deviendrait illégitime en matière de pièces de carrosserie pour la rechange dès lors que dans ce cas, le constructeur serait protégé de toute concurrence, disposant d’un monopole sur chaque pièce, sans être exposé à la concurrence de ses concurrents.
  • Et la pratique montrerait que les prix des pièces visibles seraient plus élevés dans les pays à protection et en hausse plus forte dans les pays protégés que dans les autres, d’où une perte de bien-être abominable pour le consommateur et la société dans son ensemble, imposant de mettre fin à la protection du design des pièces comme ce serait d’ailleurs le cas dans de nombreux pays, notamment l’Allemagne, où il n’existerait plus de protection du design des pièces de carrosserie dans les faits.

Cette argumentation constitue en réalité une juxtaposition d’affirmations péremptoires, qui ne sont nullement démontrées, mais au contraire invalidées lorsqu’on les confronte aux faits et au droit.

  1. Une négation des fondements de la propriété intellectuelle

Premier chaînon de cette argumentation : une protection qui serait illégitime car le concepteur des pièces ne serait pas soumis à la concurrence et disposerait d’un monopole lui permettant d’en abuser. Ce premier chaînon constitue la négation même de tout droit de propriété intellectuelle. Par définition, le titulaire d’un droit de propriété intellectuel se voit garantir un monopole d’exploitation temporaire. Ce monopole peut très bien dans de nombreux cas porter sur la totalité d’un marché de produits. Par exemple, en matière de brevets de médicaments, très souvent, le monopole conféré au détenteur du brevet de médicament concerné s’étend à un marché complet. Il suffit de citer la décision Dobutrex du Conseil de la concurrence (devenu l’ADLC) dans laquelle il a été considéré qu’en raison de ses spécificités, de l’absence de marge de manœuvre de l’acheteur tenu de respecter les prescriptions médicales et des différences de prix avec les produits les plus proches, le Dobutrex n’était substituable  à aucun autre médicament. Il en a été jugé de même pour de multiples médicaments brevetés, l’isoflurane, la céfuroxime ou la ciclosporine. Il n’est donc pas rare qu’un brevet en conférant un monopole d’exploitation sur un produit confère par là même un monopole d’exploitation sur un marché en l’absence de produits concurrents pendant la durée de la protection. Mais ce fait n’est en aucune façon une condition faisant perdre le bénéfice de la protection. La protection n’est pas accordée sous condition du maintien d’une forte concurrence directe sur le produit protégé par un droit de propriété intellectuelle. Affirmer le contraire reviendrait à nier le droit positif et à priver de nombreux produits brevetés de toute protection.

Ce premier chaînon comporte d’ailleurs une deuxième erreur fondamentale. Il postule implicitement que le titulaire d’un dessin et modèle sur une pièce de carrosserie pour la rechange disposerait ipso facto d’un monopole absolu et en abuserait nécessairement à sa guise. On postule ici que la position dominante est condamnable en soi et nécessairement abusive alors qu’en droit de la concurrence, il est admis que seuls les abus doivent être sanctionnés. Et l’observation empirique du marché n’apporte aucun soutien à ce postulat et comprend de nombreux éléments d’infirmation : les constructeurs automobiles français dont les dessins et modèles sont mis en cause ne réalisent pas de profits anormaux, bien au contraire ; les clients sont attentifs au prix des pièces et de l’entretien réparation au moment où ils achètent leur voiture et ne manqueraient pas de se détourner d’une marque dont l’entretien-réparation serait prohibitif ; les journaux automobiles spécialisés dans la vente de véhicules et la présentation de nouveaux modèles publient d’ailleurs des classements en termes de coût de l’entretien-réparation par marque ; les assureurs informent régulièrement les clients sur le coût des pièces par marque et leurs études sont régulièrement reprises dans la presse grand public et dans la presse automobile ; enfin, les constructeurs sont exposés au risque de non-réparation en cas de prix trop élevés et à la concurrence des pièces d’occasion. Tant en droit qu’en fait, le premier chaînon de l’argumentation des « abolitionnistes » du droit de propriété intellectuelle s’avère complétement inexact.

Par ailleurs, ce premier élément d’argumentation n’apporte aucune réponse à la justification intrinsèque de la protection des pièces de carrosserie y compris pour la rechange :

  • Pourquoi faudrait-il permettre à un copieur qui n’a pas investi et qui n’a rien créé de profiter indûment des efforts créatifs, des investissements et de la prise de risque d’un innovateur concepteur de modèle ? Aucune réponse.
  • Pourquoi priverait-on le concepteur des chiffres d’affaires découlant légitimement de son innovation sur le marché du produit primaire et du marché secondaire ? Aucune réponse.
  1. Une absence de lien entre prix et protection du design

Deuxième chaînon de l’argumentation : les prix des pièces visibles seraient plus élevés et en hausse plus forte dans les pays à protection que dans les autres.

Les comparaisons tant en termes de niveau de prix que d’évolution de ces prix entre les différents Etats membres de l’Union selon qu’ils protègent ou non les pièces de carrosserie ne corroborent pas du tout les allégations de niveaux plus élevés ou de hausses plus fortes dans les pays protégés, bien au contraire.

Les politiques de prix des pièces ne se font pas en fonction de l’existence ou non d’une protection dans tel ou tel pays. Elles partent d’un référentiel européen adapté à la situation économique de chaque pays, avec une assez forte harmonisation des prix des pièces en Europe. Les comparaisons entre les différents marchés par paniers de pièces montrent que les pays protégés ne sont pas les plus chers. Ceci est d’ailleurs logique dans la mesure où les centres de distribution de pièces des pays protégés peuvent amortir leurs coûts sur des volumes plus importants. De même, il n’existe aucune corrélation ni aucune causalité entre protection et rythme d’augmentation du prix des pièces. Un tableau statistique publié en ce sens par la presse et tiré de l’avis de l’Autorité de la concurrence s’est avéré faux, l’Autorité comparant dans un premier temps dans son document de consultation publique des données Eurostat non comparables entre les différents pays européens puisque ne regroupant pas les mêmes réalités puis dans un second temps, essentiellement le do-it-yourself, qui est marginal, alors qu’en réalité la comparaison des hausses du prix des pièces et de l’après-vente montre que la hausse en France est inférieure à celle de nombreux pays non protégés.

  1. Une protection mise en Å“uvre par tous les grands pays industriels

Enfin, dernier chaînon de l’argumentation : dans de nombreux pays, notamment l’Allemagne, il n’existerait plus de protection du design des pièces de carrosserie dans les faits.

Il est inexact de prétendre que la protection des pièces de carrosserie serait une exception franco-française : 16 Etats de l’Union européenne, soit 60%, protègent les pièces visibles par le droit des dessins et modèles. L’Allemagne dispose d’un régime de protection qui est appliqué à l’encontre des copieurs et des revendeurs contrefacteurs. Le gouvernement fédéral allemand a d’ailleurs rappelé récemment l’existence de cette protection et la volonté du gouvernement allemand de la maintenir. En réponse à une demande de suppression de la protection en Allemagne formulée par le ZDK, la Chancellerie allemande a déclaré que le gouvernement fédéral allemand n’avait « aucune raison de remettre en cause sa position », qu’il continue de refuser la proposition d’une directive européenne assouplie (via la clause de réparation qui lèverait la protection sur les pièces visibles) et que « l’Allemagne, aux côtés de la France, de la République Tchèque, de la Suède et de la Roumanie, fait partie des pays qui refusent cette proposition de directive ».

Bien plus, tous les grands pays concurrents de l’Europe, les USA, le Japon, la Corée et tous les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), protègent le design des pièces de carrosserie.

  1. L’abrogation du droit du design sur les pièces de carrosserie serait contre-productive

Il n’existe actuellement aucune raison d’abroger la protection du design, légitime et utile, et dont aucun effet négatif sur les prix n’a pu être démontré, que ce soit en valeur absolue ou en taux, et ce d’autant plus que la plupart des pays européens et tous les grands pays industriels au niveau mondial protègent les pièces de carrosserie de leur industrie par le droit des dessins et modèles.

Les partisans de l’abrogation de la protection et de l’instauration d’un droit à copier attendent de cette mesure une baisse des prix et un gain de pouvoir d’achat pouvant se reporter sur la demande d’autres biens et services. Cette attente n’a aucun fondement : l’abrogation du droit au design ne créerait aucun gain pour les consommateurs mais aurait d’importants effets contre-productifs à un moment où tous les économistes s’accordent à penser au contraire que l’innovation est la seule richesse de l’Europe et que le design doit être encouragé par tous les moyens.

  1. Il est illusoire d’attendre une baisse du coût de la réparation-collision et in fine une baisse des primes d’assurance d’une abrogation du droit au design

La seule conséquence de l’abrogation du droit au design, au détriment des concepteurs et au profit des copieurs, consisterait pour un nombre limité de références – les plus vendues car ce sont les seules qui intéressent les copieurs -, de créer deux sources d’approvisionnement : le circuit de la marque et le circuit des copieurs. La copie de 6 à 7 pour cent des références de pièces permet en effet de concurrencer les constructeurs sur 80 pour cent des pièces en chiffre d’affaires. Ce phénomène aurait pour conséquence immédiate de faire baisser les volumes vendus par les constructeurs, leur laissant en particulier la charge de devoir continuer à produire et distribuer les pièces à faible volume, les moins rentables, tout en étant concurrencés par les copieurs pour les pièces à fort volume, sans pouvoir amortir leurs investissements sur un volume aussi important qu’auparavant. Ceci conduirait inéluctablement à une hausse du prix des pièces les moins demandées venant compenser au niveau du marché global la baisse attendue des pièces en concurrence. Par ailleurs, s’agissant des pièces de carrosserie copiées, il n’est pas du tout certain qu’un prix éventuellement plus bas des pièces copiées bénéficie in fine aux consommateurs et se répercute dans leurs primes d’assurances. En effet, les copieurs, essentiellement asiatiques de ces pièces, pour être compétitifs avec des usines des constructeurs et de leurs équipementiers qui développent de forts volumes, ne peuvent jouer que sur une différence de coûts ou de qualité. Très souvent, la compétitivité est obtenue par une moindre qualité, qui s’observe dans de nombreux cas sur les pièces adaptables. Une différence de prix de la pièce est alors compensée par des temps et coûts de montage plus élevé en raison de la moindre qualité et moins bonne adaptabilité de ces pièces. Enfin, il n’est pas du tout certain qu’une différence de coûts résiduelle et marginale soit répercutée du grossiste au réparateur, puis du réparateur à la compagnie d’assurance (qui paie en France la plus grande partie des opérations de réparation-collision), ni qu’elle soit répercutée des compagnies d’assurances aux clients par une baisse du montant des primes (en sachant que le coût global des pièces protégées est marginal dans le coût de l’assurance automobile – moins de 10 pour cent – et que les compagnie d’assurances sont confrontées à une baisse de leurs placements financiers depuis plusieurs années qui ne les place pas dans une situation de répercussion de coûts). Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est dans le pays pionnier en matière de libéralisation des dessins et modèles, le Royaume-Uni, que le coût des primes d’assurance est le plus élevé. Bref, il est illusoire de penser générer des gains de pouvoir d’achat par une baisse hypothétique de la réparation-collision et des primes d’assurance.

  1. En revanche, il est certain que l’abrogation du droit au design générerait une baisse d’activité, d’emploi, d’exportations, de recettes fiscales en France et en Europe

Les partisans de l’économie de la demande négligent toujours de tenir compte des effets sur l’offre. En l’espèce, non seulement il n’y a rien à attendre en termes d’effets positifs sur la demande, mais une abrogation du design des pièces de carrosserie serait catastrophique du côté de l’offre. Que se passerait-il en pratique dans cette hypothèse ? Tout d’abord, en raison de la concurrence sur les modèles les plus vendus, le chiffre d’affaires de pièces de carrosserie des constructeurs et de leurs réseaux baisserait fortement. L’on estime pour les deux premiers groupes présents en France la perte de chiffre d’affaires annuel à 230 millions d’euros et à 400 millions en incluant leurs réseaux de distribution. Il s’agirait bien entendu, il ne faut pas être grand clerc pour s’en rendre compte, d’une erreur majeure de politique industrielle, qui entraînerait une perte de compétitivité et de rentabilité importante pour l’industrie française, au moment où celle-ci est confrontée à des défis économiques sans précédent. Cette baisse d’activité aura pour corollaire une hausse d’activité en Asie, en Chine et à Taïwan principalement et créera des emplois et de l’activité en Asie. En revanche, elle générera baisse d’activité, réduction d ‘emplois, baisse des recettes fiscales en France et en Europe.  Il faut savoir que, pour ne prendre que l’exemple des deux constructeurs français qui perdraient 230 millions d’euros de chiffre d’affaires par an, les pièces de rechange visibles stockées et distribuées sur le marché français sont produites à 71 pour cent en France et à 96 pour cent en Europe. L’abrogation de la protection du design réduirait la production et l’activité en France et en Europe. Les pertes d’emplois ont été chiffrées à 2200 dans l’ensemble de la filière industrielle en France dont 500 emplois directs chez les constructeurs français. Cette baisse d’activité ne sera pas compensée par une hausse du chiffre d’affaires sensible des équipementiers français ou européens. En effet, pour les pièces de tôlerie, celles-ci sont actuellement produites quasi-exclusivement par les constructeurs eux-mêmes et non par les équipementiers. Les constructeurs bénéficient d’un avantage compétitif et d’une avance quasi non rattrapable par les équipementiers français et européens qui ne les fabriquent pas encore. Les constructeurs disposent en effet de chaînes de fabrication produisant des quantités sans commune mesure avec celles des équipementiers qui voudraient se lancer dans la production de pièces de tôlerie. Seuls des producteurs asiatiques bénéficiant de coûts très bas et susceptibles de produire des pièces de moindre qualité seraient capables de rivaliser avec les constructeurs s’agissant des pièces de tôlerie. Il n’y a donc rien à attendre de ce côté pour les équipementiers français et européens. S’agissant des pièces autres que les pièces de tôlerie, comme les parebrises, l’optique, les rétroviseurs ou les pare-chocs, qui sont déjà produits par les équipementiers, la suppression de la protection ne générera pas d’augmentation de leurs ventes. Les équipementiers seraient certes autorisés à commercialiser leurs pièces directement à le rechange indépendante au lieu de les livrer aux constructeurs. Mais, en présence d’une demande en baisse constante du fait notamment de la baisse de la sinistralité, il n’y aura aucune incidence en volume à la hausse, mais très probablement une baisse des volumes liée à la concurrence des fournisseurs asiatiques.

Conclusion 

Il est certain que la suppression du droit au design des pièces de carrosserie n’est justifiée en rien mais serait contre-productive, même si l’ADLC a émis le 8 octobre 2012 un avis préconisant une suppression progressive de la protection. Son avis a fait l’objet de nombreuses critiques, non seulement des constructeurs et des réseaux, mais aussi de nombreux professeurs de droit et d’économie qui ont commenté l’avis. Celui-ci fait actuellement l’objet de deux recours devant le Conseil d’Etat. L’Automobile Club Association  vient de se prononcer récemment contre la suppression de la protection du design des pièces de carrosserie.

Compte tenu de l’absence de justification de la suppression du design et de ses effets pervers, il est heureux que le gouvernement se soit récemment clairement exprimé par 4 réponses ministérielles successives contre cette suppression (Réponses ministérielles aux questions n° 6923, 20990, 479 et 14795, publiées au JO AN du 9 avril 2013, page 3946 et JO AN du 14 mai 2013, page 5110). Le gouvernement considère à juste titre que les gains de la suppression du design sont « difficiles à quantifier » et qu’ils « doivent être mis en balance avec les conséquences qu’elle peut avoir sur l’emploi et le tissu industriel ». Le gouvernement, rappelant les engagements pris par les constructeurs français en termes d’emplois, d’investissements et de prix, privilégie les pistes de coopération entre constructeurs et équipementiers et la filière de réemploi.

Cette position apparaît raisonnable et de loin préférable à une suppression du droit au design sur les pièces de carrosserie au moment même où une mission gouvernementale a été chargée d’étudier les moyens propres à mieux développer le design dans notre pays.