Le saviez-vous : un décret français de 1995 interdit la vente ou la location en France de vélos qui ne seraient pas entièrement montés et réglés (article 7 du décret du 24 août 1995). Les vélos doivent en outre être dotés d’autocollants garantissant leur conformité aux règles de sécurité et comprendre un manuel d’utilisation.

Si l’on suivait ce texte à la lettre, il faudrait immédiatement arrêter la location de nombreux vélibs à Paris ne répondant pas parfaitement à cette réglementation.

En pratique, ce décret est utilisé pour faire obstacle à la vente par Internet de vélos en provenance d’autres Etats membres, ceux-ci étant partiellement désassemblés pour permettre leur transport en toute sécurité jusqu’au client final.

Ces restrictions à la liberté de circulation sont-elles justifiées ?

Cet exemple montre combien la liberté de circulation a encore du mal à être acceptée, alors qu’elle est génératrice d’échanges, d’innovation et de richesse.

Une entreprise de l’Union a fondé son modèle économique sur la vente par Internet de vélos très haut de gamme, de qualité et à des prix compétitifs. Elle connaît en Europe et dans le monde un développement spectaculaire.

Ces vélos sont entièrement montés et réglés en usine dans les règles de l’art. Afin d’assurer une sécurisation optimale du vélo et de l’emballage pour l’envoi aux consommateurs, des techniciens qualifiés désassemblent en usine six pièces, les plus volumineuses ou les plus saillantes, pour éviter que durant le transport, le vélo ne subisse des chocs susceptibles de l’endommager ou de le dérégler, s’il était emballé entier.

Ces pièces d’usage courant, que les cyclistes démontent eux-mêmes fréquemment lors de l’utilisation de leur vélo, concernent les deux roues, les deux pédales, le guidon et l’ensemble tige de selle et selle.

Le vélo est expédié dans un emballage breveté qui permet son acheminement en toute sécurité, contrairement à l’envoi de vélos entièrement montés qui risquent de bouger et d’être endommagés en cours de transport.

A réception, le client réassemble les six pièces sur le vélo sans avoir à effectuer d’opération sur les organes de sécurité du vélo.

Ces opérations sont facilitées par la fourniture d’un manuel de montage illustré, détaillé et pédagogique, d’un dépliant synthétique illustré sur le montage, d’un film chargeable sur le site internet du constructeur, d’une clé dynamométrique et de la mise à disposition d’un service d’assistance téléphonique.

Alors que la vente de vélos en magasins physiques est en baisse en France, le segment de la vente par internet se développe rapidement dans toute l’Europe.

Le droit positif français y fait cependant obstacle puisque le décret du 24 août 1995 impose que les bicyclettes ne puissent être livrées au consommateur final, louées ou mises à disposition, qu’entièrement montées et entièrement réglées.

Dès lors que le vélo commandé par internet n’est même que partiellement désassemblé, pour permettre son envoi par colis sécurisé afin d’éviter son endommagement pendant le transport, il n’est plus conforme aux prescriptions du décret (cf. TGI Paris, 21 septembre 2012, n° 11/01490, Jurisdata n° 2012-027518, JCP Ed G, 10 décembre 2012, 1350, note F.PICOT).

  • Sur la non-conformité de la réglementation française au droit de l’Union européenne

La doctrine a d’ores et déjà souligné la non-conformité du décret de 1995 au droit de l’Union européenne (cf. notamment F.PICOT, précité).

Les vélos en cause peuvent tout d’abord être conformes à des normes transposant en France des normes européennes. Dès lors, ils sont présumés sûrs au sens de la directive n° 2001/95/CE du 3 décembre 2001 sur la sécurité générale des produits. Bénéficiant d’une présomption de sécurité, il n’est pas possible d’imposer des conditions supplémentaires à leur commercialisation.

En tout état de cause, indépendamment de l’application de normes spécifiques, le décret du 24 août 1995 apparaît contraire aux principes de reconnaissance mutuelle et de libre circulation des marchandises. Des vélos légalement fabriqués et mis sur le marché dans un Etat membre doivent pouvoir être librement commercialisés dans les autres Etats membres.

Visant à réglementer, non pas les modalités de vente des vélos, mais les conditions techniques dans lesquelles ils sont vendus au consommateur final, le décret de 1995 constitue une entrave aux échanges intracommunautaires, indépendamment de son application aux produits nationaux et importés.

  • Sur l’absence de justification de la restriction

L’article 36 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne et la jurisprudence européenne permettent de justifier, dans une certaine mesure, les entraves à la libre circulation des marchandises pour des raisons d’intérêt général, telles que la protection de la santé et de la vie des personnes.

Selon une jurisprudence constante, il incombe cependant à celui qui invoque la mesure à l’origine de l’entrave de démontrer que la commercialisation du produit présente un risque réel et sérieux pour la santé publique et que la réglementation dont il se prévaut est apte, nécessaire et proportionnée et de nature à répondre utilement à l’objectif de santé et ne constitue pas une restriction déguisée. Cette démonstration fait défaut s’agissant du décret de 1995.

La Cour de Justice récuse toute évaluation du risque fondée sur des « considérations purement hypothétiques » (CJCE, 5 février 2004, aff. 24/00, point 56). Elle exige une « évaluation approfondie du risque réel », lequel doit apparaître « comme suffisamment établi sur la base de données scientifiques » (CJCE, 2 décembre 2004, aff. 41/02).

En l’espèce, cette démonstration n’a jamais été apportée s’agissant du décret de 1995, pas plus qu’il n’a été démontré son utilité à remplir l’objectif visé.

Bien plus, la réglementation de 1995 apparaît totalement incohérente, dans la mesure où la vente de vélos non entièrement montés est interdite alors que la vente de pièces détachées à monter est autorisée.

Enfin, il a toujours été jugé qu’une réglementation ne peut être justifiée si, pour tendre à la réalisation de l’objectif allégué, d’autres dispositifs moins attentatoires à la libre circulation des marchandises et susceptibles de se substituer à celui qui est en cause, pourraient être envisagés (CJCE, 5 juin 2007, aff C 170/04, point 48).

Il serait donc opportun que l’article 7 du décret de 1995, dont la contrariété avec le droit de l’Union européenne est établie, soit abrogé ou modifié dans les meilleurs délais.