Même s’il faut toujours être prudent en matière d’impressions d’audience, le déroulement de celle de vendredi dernier devant le juge des référés du Conseil d’Etat relative à l’examen du recours en référé-suspension contre la mesure de blocage des importations de véhicules Mercedes équipés d’un système de climatisation utilisant l’ancien gaz réfrigérant laissait déjà entrevoir le résultat de l’ordonnance rendue cet après-midi : le juge des référés du Conseil d’Etat a fait droit à la demande de référé-suspension engagée par la filiale française de Mercedes contre la mesure de blocage de ses importations.

L’administration apparaissait avoir beaucoup de mal à justifier sa position, donnant l’impression que la mesure de blocage avait été prise avec une certaine précipitation, sans préparation suffisante de son fondement juridique. En outre, en termes de stratégie procédurale, en tentant de contester à la fois la compétence du Conseil d’Etat, l’urgence et l’illégalité des mesures adoptées, l’administration a dispersé ses efforts en soutenant des positions paraissant parfois très difficilement défendables (comment soutenir le défaut d’urgence en présence d’un blocage de 60% des immatriculations d’une marque ?) alors que le demandeur a concentré ses critiques en les appuyant sur des jurisprudences rendues dans des cas analogues.

Cependant, bien que l’administration ait perdu, l’ordonnance de ce jour est peut-être la mesure la plus opportune pour toutes les parties dans la mesure où à défaut de suspension en référé de la mesure de blocage, l’administration aurait pu courir le risque d’engager la responsabilité de l’Etat pour des montants très importants, compte tenu de la durée des procédures au fond.

Après un bref rappel des faits, nous passerons en revue les principales questions que le juge des référés a été amenées à trancher dans son ordonnance.

I. Rappel des faits

Malgré une réception en Allemagne, le gouvernement français a décidé de bloquer l’immatriculation sur le territoire national de certains véhicules de marque Mercedes. Les acheteurs des modèles concernés, qui représenteraient une proportion importante des véhicules vendus par la marque, ne peuvent plus les immatriculer. Les concessionnaires, mis en porte-à-faux vis-à-vis de leurs clients actuels, voient leurs ventes compromises.

Du point de vue juridique, la réglementation en vigueur, fondée sur la nécessité d’assurer la libre circulation des biens au sein de l’Union, principe fondateur du droit européen, prévoit que les États membres doivent reconnaître la conformité aux normes applicables reconnues par un autre État et, en conséquence, faire le nécessaire pour qu’il puisse être procédé à leur immatriculation.

Une clause de sauvegarde, prévue par le TFUE, permet toujours aux États membres de porter des atteintes à la libre circulation des marchandises, si elles sont justifiées par des motifs impérieux, tenant par exemple à la sécurité des biens ou à la préservation de l’environnement. Cette clause de sauvegarde peut être mise en œuvre  en cas de réception des véhicules par un autre État membre (l’article 29 de la directive 2007/46/CE, dont les dispositions ont été transposées  à l’article R. 321-14 du Code de la route, précise dans quelles conditions).

Le gouvernement français a décidé de mettre en œuvre cette clause et reproche à Mercedes-Benz d’utiliser, comme elle y a d’ailleurs été autorisée par l’organisme chargé des réceptions de véhicules en Allemagne, un gaz réfrigérant qui est utilisé et va continuer à l’être notamment par tous les véhicules actuellement en circulation et  par  tous  les nouveaux véhicules qui correspondent à des  anciens types et seront mis en circulation jusqu’au 31 décembre 2016.

Cependant, comme chaque fois qu’il s’agit de porter une atteinte à un principe fondateur du droit de l’Union, la mise en œuvre d’une telle clause de sauvegarde doit répondre à des conditions strictes et suppose que soit démontré un risque grave pour l’environnement.

Dans ces conditions, la société importatrice en France des véhicules de marque Mercedes a décidé de former un recours au fond et un référé-suspension devant le Conseil d’Etat contre la mesure prise par le gouvernement français le 26 juillet 2013 fondée sur l’article R. 321-14 du Code de la route qui refuse l’immatriculation de certains de ses véhicules (à savoir les classes A, B, CLA et SL) motif pris d’une atteinte grave et immédiate à l’environnement.

 

II. Les questions juridiques en débat

 

  1. Sur la compétence du Conseil d’Etat (pour mémoire)

La question de la compétence du Conseil d’Etat avait été évoquée et tranchée lors de l’audience. L’ordonnance ne l’évoque plus et nous nous contenterons d’évoquer brièvement les thèses en présence. La question était de savoir si la décision ministérielle présente un caractère réglementaire, relevant de la compétence du Conseil d’Etat, ou s’il s’agit d’une décision individuelle, relevant de la compétence du tribunal administratif de Versailles. Une première décision de refus d’immatriculation avait en effet été suspendue par le juge administratif de Versailles. Cependant, les débats ont montré qu’il y avait une différence fondamentale entre la première décision déférée devant le Tribunal administratif et la mesure générale contestée devant le Conseil d’Etat. En effet, la première décision s’adressait à la société importatrice des véhicules Mercedes puisqu’il s’agissait d’un refus opposé à la demande de délivrance faite par cette société. En raison de ce caractère non réglementaire, la compétence du Tribunal administratif se justifiait. Or, la décision du 26 juillet 2013, en dépit du fait qu’elle concerne un constructeur, est en réalité une interdiction d’immatriculation qui vaut pour tous les distributeurs, tous les  importateurs et tous les acheteurs.  Un arrêt du 1er août 2013 rendu par le Conseil d’Etat dans l’affaire Monsanto va dans ce sens : il concernait un arrêté du ministre de l’agriculture, qui suspendait la mise en culture de maïs génétiquement modifié, qui a été annulé et dont le caractère réglementaire a été reconnu et, par conséquent, la compétence du Conseil d’Etat. Le même raisonnement devait s’appliquer mutatis mutandis au dossier du gaz réfrigérant. Ces différents moyens ont conduit le juge des référés du Conseil d’Etat à retenir sa compétence.

 

  1. Sur les conditions du référé-suspension de l’article L. 521-1 du CJA

L’article L. 521-1 du Code de justice administrative subordonne l’application de la procédure de référé-suspension à deux conditions : l’urgence et l’existence d’un moyen sérieux d’illégalité de la décision.

  1. Sur la légalité

La question était de savoir si la clause de sauvegarde prévue par la directive et transposée en France par l’article R. 321-11 du Code de la route avait été activée à bon droit. En effet, il résulte de la directive 2007/46/CE du 5 septembre 2007 et de sa transposition en droit français que tout véhicule dont le type a fait l’objet d’une réception CE et qui est muni d’un certificat de conformité valide peut être librement commercialisé et mis en vente dans tous les Etats membres de l’Union européenne ; ces dispositions interdisent à un Etat membre de faire obstacle à l’immatriculation pour des motifs tenant aux exigences de la directive, sauf à ce que soit légalement mise en œuvre la clause de sauvegarde prévue par la directive.

Le texte de l’article R. 321-14 du Code de la route qui procède à la transposition en droit français de la clause de sauvegarde de la directive n’autorise une dérogation à la libre commercialisation et circulation des véhicules ayant fait l’objet d’une réception CE et d’un certificat de conformité que s’ils « compromettent gravement la sécurité routière ou nuisent gravement à l’environnement ou à la santé publique ».

Le texte érige des conditions strictes et limitatives.

Le juge des référés en a tiré deux conséquences.

En premier lieu, il écarte tous les motifs figurant dans la décision française contestée selon lesquels l’extension des réceptions CE résultant des décisions de l’organisme allemand d’homologation KBA constitueraient un contournement de la directive et créerait une distorsion de concurrence entre constructeurs dans la mesure où ceux-ci « sont étrangers aux motifs limitativement énumérés par l’article R. 321-14, lesquels sont seuls susceptibles de justifier des refus d’immatriculation temporaire en application de cette clause de sauvegarde ».

En second lieu, le juge des référés a examiné la partie de la motivation de la décision selon laquelle la mise en circulation des véhicules en cause porterait « préjudice à l’environnement et aux efforts de réduction des gaz à effet de serre ». Le juge a comparé dans la motivation de sa décision l’analyse quantitative en valeur absolue proposée par l’administration et l’analyse proportionnelle en valeur relative proposée par Mercedes et a été visiblement bien davantage convaincu par la seconde. L’administration faisait valoir un raisonnement brut sur la masse de CO2 produite pendant la durée de vie d’un véhicule équipé avec le gaz R 134a, soit 629 kg de plus qu’avec le gaz R 1234 yf selon les termes de l’ordonnance, soit pour 4500 véhicules bloqués, 2.800 tonnes d’équivalent CO2 selon les chiffres avancés par le Ministre, ou encore une extrapolation à 81.000 T jusqu’en 2017, avec un risque que d’autres constructeurs ne suivent la même voie. Ces chiffres bruts sont apparus peu représentatifs au juge des référés lorsqu’on les met en regard avec le fait que moins de 6% des nouveaux modèles immatriculés en 2013 sont équipés du nouveau gaz, que sur l’ensemble des véhicules immatriculés, cela représente une proportion infinitésimale de 1,74%, que le nouveau gaz n’équipe qu’une part infime du parc roulant climatisé en France, en sachant que l’obligation d’utiliser le nouveau gaz a été reportée de 2011 à 2013 pour les nouveaux modèles, qu’elle ne sera opérante pour l’ensemble des nouveaux véhicules qu’en 2017.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, le juge des référés en a tiré la conclusion logique qu’ « il n’apparaît pas que la mise en circulation en France des véhicules concernés par la décision contestée puisse être regardée comme étant de nature, par elle-même, à nuire gravement à l’environnement au sens de l’article R. 321-14 du Code de la route », ce seul moyen étant de nature, en l’état de l’instruction, « à faire sérieusement douter de la légalité de cette décision ». Restait à déterminer si la condition d’urgence était également remplie.

  1. Sur l’urgence

L’urgence paraissait caractérisée par l’atteinte grave et immédiate aux intérêts de l’importateur et de son réseau. Le juge des référés constate que les véhicules concernés représentent plus de 60% des ventes de la marque en France pour les 6 premiers mois de l’année, près de 40% de son chiffre d’affaires, qu’un constat d’huissier montre que 2.704 véhicules étaient déjà bloqués au 5 juillet 2013, que Mercedes et son réseau sont exposés à des risques d’annulation de commandes, le tout engendrant un grave préjudice commercial, financier et d’image. Le juge en conclut que l’atteinte grave et immédiate que l’exécution de la décision contestée porte aux intérêts de la marque traduit une situation d’urgence justifiant le prononcé de mesures d’urgence en référé.

Par conséquent, le juge des référés du Conseil d’Etat  suspend la décision du Ministre du 26 juillet 2013 par laquelle celui-ci avait décidé de refuser d’immatriculer sur le territoire français un certain nombre de modèles de véhicules Mercedes (ayant les numéros de réception communautaires el*98/14*0169*19 –type 230- du 6 juin 2013 à l’exception de la version SZBBA200 et EL*2001/116*0470/04 – type 245G du 3 juin 2013 à l’exception de la variante Y2GBM2). Il est enjoint à titre provisoire au Ministre de l’Ecologie de délivrer les codes d’identification (CNIT) des types de véhicules visés par la décision du 26 juillet 2013 afin de permettre leur immatriculation en France dans les 2 jours de l’ordonnance.

Ci-joint l’ordonnance de référé n° 370831 du Conseil d’État du 27 août 2013