Sur la conformité au droit européen de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise

Le 11 octobre 2023, le Parlement a entériné le principe de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise dans le cadre de l’adoption de la loi d’orientation et de programmation de la Justice pour 2023-2027. Sous réserve de la saisine en cours du Conseil constitutionnel par le groupe LFI, la confidentialité devrait être reconnue en droit positif. Outre la bataille à venir devant le Conseil constitutionnel, le combat pour la confidentialité des avis des juristes d’entreprise n’est cependant pas terminé. Une nouvelle contestation a été formulée récemment faisant valoir que la confidentialité serait contraire au droit européen de la concurrence et qu’en conséquence elle ne serait pas opposable en matière d’enquêtes de concurrence en vue de l’application tant du droit européen que du droit français de la concurrence (S. Martin, Les Echos, 20 sept. 2023).

Plusieurs arguments sont mobilisés à l’appui de cette thèse :

  • Le secret professionnel ne serait opposable à la Commission en droit européen de la concurrence qu’en présence d’avocats externes indépendants de l’entreprise et non à l’égard d’avocats internes ou de juristes d’entreprise ;
  • Le principe d’effectivité du droit européen de la concurrence aurait pour conséquence que lorsque l’autorité française de la concurrence applique en France le droit européen, elle ne saurait avoir moins de pouvoirs que la Commission et qu’elle ne pourrait donc pas se voir opposer une quelconque confidentialité des avis des juristes d’entreprise ignorée du droit européen lorsqu’il est appliqué par la Commission ;
  • Les consultations des juristes d’entreprise pourraient être saisies même dans les cas, plus rares, où l’Autorité de la concurrence n’applique pas le droit de l’Union, mais le seul droit national, notamment outre-mer, car la récente directive ECN+ qui harmonise le droit des enquêtes en Europe ne permettrait pas de prévoir des pouvoirs d’enquête à géométrie variable. Cette argumentation n’apparaît pas fondée en droit.
  1. La confidentialité des avis des juristes d’entreprise ne doit pas être confondue avec le secret professionnel des avocats. Elle n’a pas le même objet et ne suit pas le même régime. Le secret professionnel des avocats garantit les droits de la défense dans une société démocratique : il prévient le risque d’arbitraire et assure le droit de tout justiciable à être défendu par un avocat protégé et tenu par le secret des confidences de son client.
    La confidentialité des avis des juristes a quant à elle un objet différent, celui de faciliter le respect de la loi et des obligations de conformité des entreprises. La confidentialité de leurs avis a pour but de permettre aux juristes d’entreprise de détecter, d’identifier et de corriger des comportements déviants au sein de l’entreprise en faisant en sorte que leurs notes, avis et courriers à leur direction rappelant au respect des règles ne constituent pas automatiquement des présomptions d’infraction en cas de contrôle. Cette distinction a été reconnue de longue date dans les pays où la confidentialité des avis des juristes d’entreprise est reconnue (cf. CA Bruxelles, 5 mars 2013 ; Cour de cassation de Belgique, 22 janv. 2015). Il en résulte que le fait que la jurisprudence européenne limite le secret professionnel des avocats aux avocats externes n’empêche en aucun cas de reconnaitre le bénéfice de la confidentialité des avis aux juristes d’entreprise. Il s’agit de deux questions différentes.
  1. L’existence de différences dans les procédures de concurrence européenne et nationales est normale et inhérente à l’autonomie procédurale de chaque système juridique. Chaque droit suit ses propres règles de procédure. Il est normal qu’il existe des différences entre les procédures de la Commission et celles de chaque Etat membre ou entre Etats membres de l’Union européenne. Le fait que la procédure française présente des particularités par rapport à la procédure européenne n’emporte aucune obligation d’alignement.
  1. La confidentialité des avis des juristes d’entreprise, parfaitement légitime en vertu du principe fondamental de l’autonomie procédurale des Etats membres, ne porte en aucun cas atteinte à l’effectivité du droit européen de la concurrence. Le principe d’autonomie procédurale des Etats membres constitue une règle fondamentale de la construction européenne (CJCE, 7 juill. 1981, aff. 158/80 ; CJUE, 4 oct. 2012, aff. C-249/11) qui veut que lorsque les autorités ou juridictions nationales appliquent les règles européennes de concurrence, elles le fassent, en l’absence d’harmonisation de ces règles, en vertu de leurs règles internes de procédure (CJUE, 15 janv. 2020, aff. C-381/19). L’atteinte à l’autonomie procédurale en vertu du principe d’effectivité du droit européen n’est possible que si les procédures nationales conduisent à « rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union » (CJUE, 15 avr. 2010, aff. C-542/08 ; CJCE, 27 févr. 1980, aff. 68/79). Or tel n’est pas le cas de la confidentialité des avis reconnue au profit des juristes d’entreprise. En premier lieu, en effet, celle-ci a précisément pour objet de mieux prévenir les infractions, en particulier celles au droit de la concurrence. Pour remplir leur mission, les juristes d’entreprise doivent pouvoir avertir leur entreprise de possibles infractions et jouer un rôle pédagogique et dissuasif pour prévenir et empêcher les infractions sans que leurs avis préventifs ne puissent être utilisés par la suite pour faire présumer une éventuelle infraction. Dès lors que cette mesure contribue à la prévention des infractions au droit européen de la concurrence pour éviter les infractions ab initio, la confidentialité garantit la pleine effectivité du droit de l’Union.En deuxième lieu, la confidentialité reconnue aux avis des juristes d’entreprise demeure très encadrée pour éviter toute dérive ou mauvais usage. Pour en bénéficier, les consultations juridiques doivent remplir de nombreuses conditions : le juriste d’entreprise, ou le membre de son équipe placé sous son autorité, doit d’abord être titulaire d’un master en droit ou d’un diplôme équivalent, français ou étranger, et il doit justifier du suivi de formations initiale et continue en déontologie, ces formations devant en outre être conformes à un référentiel défini par le ministère de la Justice et celui de l’Economie. En outre, «ces consultations sont destinées exclusivement au représentant légal, à son délégataire, à tout autre organe de direction, d’administration ou de surveillance de l’entreprise qui l’emploie, ou toute autre entité ayant à émettre des avis auxdits organes, aux organes de direction, d’administration ou de surveillance de l’entreprise qui, le cas échéant, contrôle au sens de l’article L. 233-3 du Code de commerce l’entreprise qui emploie le juriste d’entreprise ainsi qu’aux organes de direction, d’administration ou de surveillance des filiales contrôlées, au sens du même article L. 233-3, par l’entreprise qui emploie le juriste d’entreprise ». De plus, ces consultations doivent porter la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » et doivent faire l’objet d’une identification et d’une traçabilité particulières dans les dossiers de l’entreprise, étant précisé que le fait d’apposer la mention sur un document qui ne remplit pas les conditions est puni de 3 ans d’emprisonnement et de 45 000 euro d’amende. Le champ d’application de la confidentialité sous conditions ainsi reconnue est limité aux procédures ou litiges en matière civile, commerciale ou administrative, à l’exclusion des procédures pénales ou fiscales. Enfin, cette confidentialité peut être contestée et levée le cas échéant. Plusieurs procédures de contestation sont prévues selon le domaine concerné. Ainsi, le président de la juridiction qui a ordonné une mesure d’instruction dans le cadre d’un litige civil ou commercial peut être saisi en référé, dans le délai de 15 jours à compter de la mise en œuvre de ladite mesure, aux fins de contestation de la confidentialité alléguée de certains documents. De même le JLD qui a autorisé une opération de visite et saisie dans le cadre d’une procédure administrative peut être saisi par requête motivée de l’autorité administrative ayant conduit cette opération, dans un délai de 15 jours à compter de celle-ci, aux fins de voir contester la confidentialité alléguée de  certains documents et ordonner la levée de la confidentialité de certains documents, dans l’hypothèse où ces documents auraient eu pour finalité d’inciter ou de faciliter la commission des manquements aux règles applicables qui peuvent faire l’objet d’un sanction au titre de la procédure administrative concernée. Les nombreux garde-fous entourant l’usage de la confidentialité permettent d’écarter tout risque d’usage qui irait à l’encontre du caractère effectif de l’application du droit européen de la concurrence.
  1. La directive ECN+ ne s’oppose pas à la confidentialité des avis des juristes d’entreprise, notamment dans des procédures où seul le droit français serait applicable. Aucune disposition de la directive ECN+ ne s’oppose à la confidentialité des avis des juristes d’entreprise. Par ailleurs, la directive ECN+ ne s’applique, aux termes de son article premier point 2, qu’en cas d’application des articles 101 et 102 TFUE ou en cas d’application parallèle de ces articles et du droit national (sauf, s’agissant de la seule application du droit national, en ce qui concerne les procédures de clémence). Elle ne s’applique donc pas en cas de mise en œuvre du droit national de façon isolée.
  1. La conformité de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise au droit européen a déjà été reconnue par la jurisprudence. La confidentialité est reconnue en Belgique depuis plus de 20 ans. L’article 5 de la loi du 1er mars 2000 créant un Institut des juristes d’entreprise dispose que « les avis rendus par le juriste d’entreprise, au profit de son employeur et dans le cadre de son activité de conseil juridique, sont confidentiels » (Moniteur belge, 4 juill. 2020, 23253). La question de la conformité de ces règles au droit européen a été posée devant les juridictions belges dans le cadre de l’affaire Belgacom. Au cours de l’enquête, 759.000 fichiers ont été saisis et finalement 290.000 sélectionnés. Dans le cadre de cette affaire, l’autorité belge de concurrence a refusé de reconnaître la confidentialité revendiquée par Belgacom sur 197 fichiers émanant de juristes d’entreprise ou adressés à eux. Belgacom a contesté cette décision devant la cour d’appel de Bruxelles. L’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles rendu dans le cadre de cette affaire (Bruxelles, 5 mars 2013, n° F-20130305-3, RG 2011/MR/3) dit pour droit que « s’agissant d’ordres juridiques différents, l’approche du droit communautaire et celle du droit national justifient des pratiques différentes dans le chef des autorités de concurrence ». Cet arrêt a été approuvé par la Cour de cassation belge le 22 janvier 2015 (C.13.0532.F/1).

En conclusion, il apparaît que la confidentialité des avis des juristes d’entreprise reconnue de façon très encadrée par la loi Justice est tout à fait conforme au principe d’effectivité du droit européen. Plutôt que d’en réduire le champ d’application, il serait au contraire opportun de l’élargir. L’exclusion des procédures pénales apparaît problématique dès lors que de nombreuses règles de conformité sont sanctionnées pénalement. Pour que le juriste d’entreprise puisse prévenir pleinement d’éventuels manquements à la compliance, il serait donc nécessaire de supprimer l’exclusion de la procédure pénale, d’autant plus que le garde-fou de la levée de la confidentialité en cas de participation ou d’encouragement à une infraction écarte tout risque d’abus.

De même le fait de limiter la portée de la confidentialité aux avis à la direction de l’entreprise en réduit la portée. Les juristes d’entreprise doivent pouvoir former et rappeler à l’ordre tous les salariés susceptibles de commettre des infractions. La pratique montre que le risque de commettre des pratiques anticoncurrentielles concerne plutôt des responsables locaux d’agence qui ne se sont pas conformés aux chartes éthiques adressées par la direction et sont susceptibles de commettre des infractions.

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