Le 30 avril dernier, par une décision riche d’enseignements juridiques, l’Autorité de la concurrence a rejeté la plainte, assortie d’une demande de mesures conservatoires, formée par la société Molotov à l’encontre du groupe M6 et du groupe TF1, dont nous sommes le conseil. Molotov dénonçait plusieurs pratiques anticoncurrentielles – un abus de position dominante collective, un abus de dépendance économique, une entente horizontale et une restriction verticale – mis en œuvre dans le secteur de l’édition et de la commercialisation de chaînes de télévision, à l’occasion du lancement de Salto, la plateforme de télévision et de vidéo à la demande sur abonnement créée par TF1, M6 et France Télévisions.

Le contexte était le suivant : Molotov est une plateforme de distribution de chaînes de télévision, qui agrège et diffuse en over the top (OTT) – c’est-à-dire directement sur Internet – , via son application Molotov.tv., des chaînes de télévision linéaire disposant ou non d’une autorisation d’émettre en clair sur la TNT en proposant en outre certaines fonctionnalités (recherche, enregistrement, téléchargement, rattrapage, reprise de programmes depuis le début…) ; le premier niveau de ses offres composé essentiellement de chaînes de la TNT est proposé aux inscrits sans paiement (« modèle freemium »), les autres offres étant payantes. En 2015, Molotov a conclu « à titre expérimental » des contrats de distribution avec respectivement M6 et TF1 prévoyant une autorisation d’exploiter leurs chaînes (TNT/hors TNT) contre rémunération. Dès 2016, TF1 et M6 ont souhaité restructurer les conditions de distribution de leurs services en demandant à l’ensemble du marché une rémunération pour le droit de distribuer leurs chaînes et services associés. Ce nouveau modèle de distribution a été validé par le CSA, qui a considéré dans le cadre d’un différend opposant le groupe NextRadio TV au groupe Free que les éditeurs étaient en droit de demander une rémunération de la part des distributeurs mettant à disposition du public une offre de services par un réseau n’utilisant pas les fréquences de la TNT assignées par lui.

Selon Molotov, TF1 et M6 auraient rompu de manière brutale et abusive leurs accords expérimentaux : M6 aurait, via l’adoption de nouvelles conditions générales de distribution, tenté de le contraindre à distribuer ses chaînes et services aux consommateurs exclusivement dans le cadre d’offres payantes, ce que Molotov juge incompatible avec son modèle d’affaires « freemium », et TF1 aurait tenté de lui imposer les conditions de son offre TF1 Premium, mettant fin par la suite à l’accord de distribution en cours entre les parties ; Molotov constituant un futur concurrent de Salto, Molotov soutenait ces pratiques constitueraient une tentative abusive d’éviction et attesteraient également de l’existence d’une collusion anticoncurrentielle entre les groupes TF1 et M6. Molotov serait en outre dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de TF1 et de M6, situation dont celles-ci auraient abusé par leur comportement. Enfin, la clause de pay wall insérée dans les conditions générales de distribution (CGD) du groupe M6 constituerait une restriction caractérisée.

Sommaire :

I. Sur l’abus de dominance collective

II. Sur l’abus de dépendance économique

III. Sur l’entente horizontale

IV. Sur la restriction verticale

I. Sur l’abus de dominance collective

1. Sur les marchés pertinents

Molotov soutenait qu’il existerait :

– un marché de l’édition des chaînes de la télévision en clair, distinct de celui des chaînes de la télévision payante, qui pourrait être segmenté entre les chaînes historiques de la TNT en clair et les autres chaînes ou, plus généralement, entre les chaînes de la TNT en clair qui ont conclu avec le CSA des autorisations d’émettre sur les fréquences du domaine public à titre gratuit et sont soumises à une réglementation spécifique et les autres chaînes de la télévision gratuite ;

– un marché de la fourniture agrégée de contenus et services associés gratuits et payants sur lequel se trouveraient en concurrence Molotov et Salto et ;

– un marché connexe de l’acquisition des droits de diffusion, nécessaires à la constitution d’une offre agrégée de contenus et services associés gratuits et payants, sur lequel TF1 et M6 seraient présents.

Mais, l’Autorité relève que cette analyse des marchés est insuffisamment étayée et incohérente avec sa pratique décisionnelle.

A l’amont, elle rappelle que les opérateurs éditent les chaînes qu’ils constituent à partir des programmes produits en interne ou provenant du marché amont de l’acquisition de droits de diffusion de contenus audiovisuels, lequel est segmenté par type de contenus audiovisuels, entre les droits portant sur les œuvres cinématographiques, les droits sportifs et les droits relatifs aux autres programmes audiovisuels et que ces marchés intermédiaires de l’édition et de la commercialisation de chaînes de télévision intègrent les chaînes et leurs services et fonctionnalités associés.

Au stade intermédiaire, elle rappelle que traditionnellement elle opérait une distinction entre les chaînes payantes et leurs fonctionnalités associées, et les chaînes de la TNT en clair et leurs services et fonctionnalités associés, considérant en outre que l’édition de chaînes de la TNT en clair ne constituait pas un marché en raison « notamment du fait que les distributeurs de bouquets de télévision ne rémunéraient pas les éditeurs pour pouvoir distribuer leurs chaînes ». Mais l’Autorité remarque qu’en raison des évolutions récentes du secteur, en particulier le fait que les éditeurs de chaînes gratuites négocient des rémunérations incluant les flux linéaires et services associés auprès des distributeurs, « il existe des indices forts selon lesquels l’activité d’édition et de commercialisation des chaînes de la TNT pourrait constituer une activité économique susceptible de relever d’un marché pertinent ». Mais elle rappelle que lors de son examen de la concentration Salto (décision n° 19-DCC-157 du 12 août 2019), elle a laissé ouverte la question de la définition du marché, « le test de marché ne permet(tant) pas de trancher le périmètre de cet éventuel marché. »

Enfin au niveau aval, l’Autorité rappelle qu’elle distingue la télévision payante, qui établit une relation commerciale entre le distributeur de télévision et le téléspectateur, cette analyse n’ayant pas été remise en cause lors de l’examen de la création de Salto.

En définitive, l’Autorité a laissé la question de la définition des marchés ouverte. 

2. Sur la position dominante collective

Après un rappel de la pratique décisionnelle européenne et nationale en la matière selon laquelle l’existence de liens structurels entre des entreprises (liens en capital ou accords formalisés entre elles), et l’adoption d’une ligne commune d’action sur le marché, suffisent à démontrer l’existence d’une position de dominance collective, laquelle à défaut peut être déduite de la seule structure du marché, si les critères cumulatifs de l’arrêt Airtours du 6 juin 2002 (affaire T-342/99) sont réunis (structure oligopolistique et transparence du marché, possibilité de représailles sur les entreprises déviant de la ligne d’action commune et non-contestabilité du marché ou absence de compétition potentielle), l’Autorité relève que la dominance collective renvoie « à un groupe d’entreprises qui disposent, en commun, d’un pouvoir de marché assimilable à celui d’une entreprise en position dominante simple, c’est-à-dire lui permettant de s’abstraire de la concurrence d’autres entreprises actives sur le même marché définitive ».  Le concept de dominance collective réunit donc deux notions : l’interdépendance et la dominance.

Or, en l’espèce, ni la saisine ni le dossier ne comportent d’éléments susceptibles de démontrer l’existence d’une telle position détenue collectivement par les groupes FTV, TF1 et M6. D’abord, à l’exception de la détention commune de la chaîne Série Club par M6 et TF1 et de l’accord relatif à la création de Salto, aucun lien structurel capitalistique ou juridique tels que des contrats entre les groupes TF1, M6 et FTV, n’est démontré. À lui seul, le lien issu de la détention commune de la chaîne Série Club apparaît insuffisant pour établir l’existence d’une position dominante collective entre les groupes TF1, M6 et FTV et, le lien structurel résultant de la création de Salto, autorisée le 12 août 2019, et donc réellement effectif à compter de cette date, n’est apparu que postérieurement aux pratiques dénoncées remontant au 31 mars 2018 pour M6 et au 30 juin 2019 pour TF1. Par ailleurs, le groupe FTV ne se trouve pas dans la même situation que les groupes TF1 et M6 de sorte qu’aucune position dominante de ces trois groupes ne saurait être établie : d’une part, FTV est assujetti à des obligations réglementaires spécifiques en vertu de la loi de 1986 et d’autre part, il a maintenu, depuis le contrat expérimental initial, sa relation contractuelle avec Molotov. En outre, Molotov ne peut à la fois soutenir que les trois groupes sont présents sur un marché des chaînes de la télévision en clair tout en devant faire face à la concurrence potentielle des chaînes de la TNT gratuite et des plateformes de vidéo à la demande, sans étendre, de fait, le marché pertinent aux acteurs non linéaires, et, partant, le priver de tout caractère oligopolistique. Enfin, la création de Salto a notamment été autorisée sous réserve d’engagements obligatoires visant à empêcher ses sociétés mères d’adopter une ligne d’action commune sur le marché, via leur filiale commune.

En l’absence de position dominante collective, l’Autorité n’a donc pas examiné les prétendus abus.

II. Sur l’abus de dépendance économique

L’Autorité rappelle qu’une situation de dépendance collective n’est concevable « que dans les relations entre un fournisseur et son réseau de distribution, pour autant que ce réseau « constitue un groupe d’entreprises aux caractéristiques suffisamment homogènes, dont les membres sont placés, à l’égard de ce fournisseur, dans la même position économique et juridique », hypothèse exclue en l’espèce. Un éventuel état de dépendance économique ne peut donc être apprécié que dans les relations bilatérales de TF1 et Molotov et/ou M6 et Molotov, et non globalement dans les relations entre Molotov d’une part et M6 et TF1 pris collectivement d’autre part, de sorte que la démonstration d’un tel état doit être faite pour chacune de ces relations.

Or, en l’espèce, ni la saisine ni le dossier ne comportent d’éléments susceptibles de démontrer l’existence d’un état de dépendance économique de Molotov à l’égard de M6 ou TF1.

Parmi les critères d’appréciation de la dépendance du distributeur, figure notamment l’importance de la part de marché du fournisseur, et en particulier l’importance de la part du fournisseur dans le chiffre d’affaires du distributeur. En l’espèce, Molotov soutenait que la position des groupes M6 et TF1 pouvait être estimée respectivement à 13 et 28 % sur le segment télévision linéaire gratuite, via l’audience que chacun des groupes génère. Molotov ne fournit, en revanche, aucun élément décisif concernant l’importance dans son chiffre d’affaires total, des services associés aux chaînes de chacun des groupes TF1 et M6, « seuls à être commercialisés auprès des abonnés dans le cadre de son offre basique » . Même constat pour ses offres complémentaires, Molotov Plus et Molotov Extended, qui, commercialisés « en bloc » et non à la carte, par type de contenu ou par éditeur, ne permettent pas davantage d’apprécier la part de son chiffre d’affaires attribuable aux chaînes et services des groupes M6 et TF1.

Comme précédemment, l’Autorité n’a pas estimé nécessaire d’examiner les comportements dénoncés dès lors que l’état de dépendance économique n’est pas constitué.

III. Sur l’entente horizontale

Selon Molotov, à partir des premiers mois de 2018, les échanges autour du Salto auraient affecté l’autonomie des comportements des groupes TF1 et M6 sur le marché, leurs comportements ne pouvant être analysés indépendamment de ce qu’il qualifie de « concertation relative à Salto ». A partir de cette date, TF1 et M6 auraient conjointement recherché son éviction du marché. Mais, « un parallélisme de comportement de la part de concurrents prenant des décisions autonomes, sur le fondement d’informations accessibles à tous et selon une rationalité économique propre, ne suffit pas, à lui seul, à démontrer l’existence d’une entente ». Selon l’Autorité, le changement de positionnement de chacun des deux groupes en termes de distribution de leurs chaînes et services s’explique par l’évolution du paysage audiovisuel, en particulier la stagnation des ressources publicitaires des éditeurs de télévision nécessitant de rechercher de nouvelles sources de revenus, rien ne venant étayer par ailleurs la thèse selon laquelle les décisions individuelles de M6 ou TF1 concernant ce positionnement seraient le résultat d’une entente anticoncurrentielle. En outre, leur décision respective de rompre et/ou ne pas renouveler leurs contrats avec Molotov ont pris des formes différentes et ont eu lieu à des périodes différentes. Par ailleurs, si l’Autorité ne s’estime pas juge des manquements contractuels répétés de Molotov (factures impayées, inexécutions contractuelles) dont M6 et TF1 justifient, elle relève que ces éléments peuvent expliquer « la position que chacun des groupes TF1 et M6 a prise vis-à-vis de Molotov et que celle-ci dénonce dans sa saisine ».  Ainsi, l’existence d’un accord de volonté, explicite ou tacite, entre les deux groupes ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence, en excluant Molotov du marché, n’est pas établie.

IV. Sur la restriction verticale

Molotov soutient que la clause, dite de Paywall, contenue dans les CGD du groupe M6 et qui impose à tout distributeur de proposer aux consommateurs les chaînes et services du groupe dans le cadre d’une offre payante, serait contraire aux articles 101 du TFUE et L. 420-1 du Code de commerce en ce que la « limitation de l’autonomie commerciale de distributeurs constitue une restriction caractérisée ». Mais l’AdlC relève que les CGD du groupe M6 ont été adoptées par celui-ci de manière unilatérale et n’ont fait l’objet d’aucun accord explicite ou d’acquiescement tacite par Molotov, en raison précisément de son rejet des CGD. Il ne peut donc y avoir d’entente entre M6 et Molotov sur ce point car Molotov n’a pas accepté la clause de Paywall.

L’Autorité rejette donc l’ensemble des griefs allégués et la demande de mesures conservatoires assortissant la saisine au fond.