L’on sait que la crise du Covid-19 a généré de multiples différends commerciaux, entre clients et fournisseurs, prestataires de services et donneurs d’ordre, locataires commerçants et bailleurs, détenteurs de droits et diffuseurs, franchiseurs et franchisés, etc. Si les différends ont été nombreux, les décisions de justice permettant de les résoudre ont été plutôt rares. Ce paradoxe apparent est lié à de multiples facteurs : pendant le confinement, les tribunaux ont fonctionné au ralenti, ce qui a pu décourager ou reporter certaines actions ; les ordonnances prises par le gouvernement ont suspendu certaines prérogatives des créanciers ; les entreprises se sont occupées en priorité de gérer la crise sanitaire et économique avant d’initier des contentieux ; compte tenu des délais judiciaires et de l’aléa lié à la complexité des questions juridiques en cause (absence de force majeure pour une obligation de paiement, absence de suspension de l’exécution en cas d’invocation de l’imprévision, divergences doctrinales sur l’emploi et les conséquences de ces instruments juridiques, etc.), beaucoup de partenaires ont préféré des négociations amiables. Si des contentieux au fond ont été engagés, l’on ne connaîtra leur résultat pour la plupart que dans plusieurs mois compte tenu des délais inhérents à ce type de procédures.
En revanche, le recours au juge des référés a donné lieu à une série d’ordonnances extrêmement intéressantes d’un point de vue juridique, même si certaines d’entre elles apparaissent discutables quant à la compétence du juge des référés et/ou sur le fond. Les principaux contentieux dans lesquels des décisions de justice sont intervenues concernent des différends entre locataires commerciaux et bailleurs, entre acheteurs d’électricité et EDF et entre assureurs et restaurateurs ou hôteliers.
Sommaire
1. Les décisions rendues en matière de baux commerciaux : l’état d’urgence sanitaire n’est pas un bon argument pour refuser de payer son loyer
Les différends ont été très nombreux en ce domaine. Les locataires empêchés d’utiliser leurs locaux commerciaux en raison de l’interdiction de recevoir du public entre mi-mars et début juin ont été tentés d’invoquer la force majeure pour éviter d’avoir à payer leur loyer pendant cette période d’inactivité forcée. La doctrine estime qu’il s’agit d’un mauvais fondement juridique car la Cour de cassation considère que la force majeure n’est pas de nature à empêcher l’exécution d’une obligation de payer (Cass. com., 16 sept. 2014, n° 13-20.306 ; sauf cas exceptionnel comme un bug informatique empêchant le virement bancaire du loyer à bonne date : Cass. 3e civ., 17 févr. 2010, n° 08-20.943). De nombreux auteurs considèrent en revanche que le non-paiement du loyer pourrait être plus facilement fondé sur l’obligation fondamentale du bailleur d’assurer au preneur une jouissance convenable, la privation de jouissance résultant de l’interdiction administrative de recevoir du public pouvant être assimilée, selon une partie de la jurisprudence, à la destruction de la chose louée justifiant une exonération de loyer, sauf à considérer que l’interdiction administrative en cause aujourd’hui ne concerne pas l’immeuble lui-même mais l’activité du preneur et ne serait donc pas de la responsabilité du bailleur comme le fait valoir une partie de la doctrine.
Les décisions de justice sont quasi inexistantes pour le moment car deux ordonnances ont empêché les bailleurs de locaux commerciaux d’engager une action tendant à la mise en œuvre de la clause résolutoire pendant la crise sanitaire, du 12 mars au 11 septembre 2020 pour les personnes susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité et du 12 mars au 23 juin pour les autres. Le gouvernement s’est également efforcé d’encourager les accords amiables.
Il sera très intéressant de suivre les décisions qui auront à trancher entre les arguments des bailleurs et des locataires commerçants. Un premier jugement du tribunal judiciaire de Paris rendu au fond, en date du 10 juillet 2020 (Trib. jud. Paris, 18e ch., 1re sect., n° RG 20/04516, actu Lamy 89062 du 17 juil. 2020) apporte un éclairage intéressant sur l’accueil réservé par le juge à certains arguments soulevés dans le cadre d’un litige entre un bailleur et un locataire commerçant. Face à une demande de paiement du bailleur de la totalité du loyer du 2e trimestre 2020, le locataire n’invoquait pas la force majeure ou le manquement du bailleur à son obligation de délivrance, mais la suspension de l’exigibilité du paiement du loyer pendant la période juridiquement protégée au titre de l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020.
Le tribunal judiciaire retient que si l’article 4 de l’ordonnance « a pour effet d’interdire un certain nombre de voies d’exécution forcée pour recouvrer ses loyers échus entre le 12 mars et le 23 juin 2020 », il « n’a pas pour effet de suspendre l’exigibilité du loyer dû par un preneur à bail commercial dans les conditions prévues au contrat ». Par ailleurs, le tribunal fait une assez large appréciation de l’obligation de bonne foi en retenant que « les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives ». En conclusion, le tribunal judiciaire constate que le bailleur, subissant les conséquences de l’état d’urgence sanitaire comme le preneur, n’a pas exigé le paiement immédiat des loyers mais a proposé un aménagement, et qu’il a donc exécuté son contrat de bonne foi, alors que le preneur n’a pas formalisé de demande de remise ou d’aménagement claire et condamne en conséquence le preneur au paiement des loyers réclamés.
L’on peut retenir comme enseignement de cette décision que l’état d’urgence sanitaire ne constitue pas un bon moyen juridique pour revendiquer une exonération de loyer et qu’il vaut mieux être prêt à certaines concessions comme un report d’échéances pour être considéré comme de bonne foi, même si une telle interprétation du principe de bonne foi va sans doute trop loin au regard de l’interdiction de modifier la substance des obligations contractuelles au nom de la bonne foi. Il reste maintenant à savoir comment les tribunaux interpréteront l’obligation de délivrance de locaux conformes au regard de l’interdiction d’accueil du public et trancheront le point de savoir si l’interdiction est relative aux obligations des bailleurs ou à l’activité des preneurs.
2. Les décisions rendues en matière d’achat d’électricité auprès d’EDF : une conception critiquable du référé et de la force majeure, même au titre d’une clause de force majeure étendue
L’un des litiges commerciaux les plus médiatiques survenu dans le cadre de l’épidémie concerne le différend entre les fournisseurs alternatifs d’électricité et EDF. Compte tenu de la chute de la consommation d’électricité de 15 % lors du confinement, les fournisseurs alternatifs s’approvisionnant auprès d’EDF font valoir qu’ils ont vu leurs tarifs de revente baisser de 40% et ont invoqué la clause de force majeure contractuelle. Il s’agit d’une clause de force majeure particulière étendue à l’impossibilité d’exécuter leurs obligations « dans des conditions économiques raisonnables ». Le Président du tribunal de commerce de Paris saisi en référé a fait droit à leurs demandes dans une première décision en date du 20 mai 2020 (T. com. Paris, réf., 20 mai 2020, n° 2020016407, Total Direct Energie/EDF, BRDA, 15 juill. 2020, obs. L. et J. Vogel ; AJ Contrat, juillet 2020, 335, obs. C.-E. Bucher), suivie de décisions dans le même sens rendues à propos d’autres demandeurs (T. com. Paris, réf., 26 mai 2020, n° 2020016517, AFIEG, Gazel Energie solutions/EDF ; 27 mai 2020, n° 2020017535, Alpiq Energie France/EDF).
Ces décisions apparaissent discutables, tant sur la procédure que sur le fond. Sur la compétence du juge des référés, le juge saisi a dû procéder à de multiples interprétations contractuelles pour retenir l’existence d’un trouble manifestement illicite, ce qui est normalement incompatible avec les pouvoirs du juge des référés. Ces décisions traduisent également une interprétation très extensive de la clause de force majeure contractuelle. L’obligation en cause était une obligation de paiement, normalement insusceptible d’être paralysée au titre de la force majeure, que les demandeurs pouvaient exécuter comme le régulateur de l’énergie, la CRE, l’avait d’ailleurs reconnu. Le fait de prendre en compte les effets avals de l’obligation amont, en outre pendant une période de temps très brève alors que le contrat a pu être rentable dans sa durée, n’emporte pas non plus la conviction.
3. Les décisions rendues en matière de pertes d’exploitation : des divergences entre juridictions quant aux pouvoirs du juge des référés
Les demandes de prise en charge des pertes d’exploitation subies par les restaurateurs ou les hôteliers en raison de l’interdiction d’accueil du public ont également fait l’objet d’une très large couverture médiatique. Elles sont intéressantes du point de vue juridique sur les pouvoirs du juge des référés en présence d’une demande de condamnation à une provision sur le fondement d’une clause contractuelle controversée d’un contrat d’assurance.
Une ordonnance de référé du Tribunal de commerce de Paris du 22 mai 2020 a ainsi condamné une compagnie d’assurances à prendre en charge les pertes d’exploitation d’un restaurateur (BRDA, 15 juin 2020, obs. L. et J. Vogel) en assimilant l’interdiction d’accueil à la fermeture administrative visée au contrat ce qui n’était pas forcément évident en présence d’interprétations divergentes des parties quant à l’étendue de la clause litigieuse. Un litige analogue a été renvoyé au fond par le juge des référés du Tribunal de commerce de Lyon (T. com. Lyon, réf., 10 juin 2020, n° 2020R303). En revanche, plus récemment, le tribunal de commerce de Nanterre a condamné la compagnie d’assurances Albingia à verser une provision de 450 000 euros pour couvrir deux mois de pertes d’exploitation liées à l’interdiction d’accueil du public pendant le confinement. Le tribunal a considéré que les « pertes d’exploitation subies par ls sociétés hôtelières » étaient « couvertes par les polices d’assurances souscrites » auprès de la compagnie et que la couverture en cas de fermeture temporaire administrative s’appliquait nonobstant la divergence d’interprétation soulevée par la compagnie, les termes étant clairs selon le tribunal (Le Figaro, 20 juillet 2020, L’assureur Albingia va devoir indemniser un client hôtelier).
Il convient de surveiller attentivement l’évolution de la jurisprudence au cours des prochains mois afin d’ajuster au mieux la politique juridique de l’entreprise au regard de ces évolutions et du sort réservé aux arguments échangés.