Le débat doctrinal actuel sur la force majeure et l’imprévision
Jamais avant le début de la crise du coronavirus, les concepts juridiques de la force majeure et de l’imprévision n’avaient connu un tel succès en doctrine et en pratique. Nombre d’articles publiés dans les revues juridiques et sur les réseaux sociaux se posent la question de savoir si la pandémie actuelle et/ou les mesures prises pour la juguler sont susceptibles de caractériser un cas de force majeure ou d’imprévision (V. en particulier, M. Béhar-Touchais, L’impact d’une crise sanitaire sur les contrats en droit commercial – A l’occasion de la pandémie de Covid-19, JCP E 2010, n° 1162 ; Ch.-E. Bucher,Contrats : la force majeure et l’imprévision remèdes à l’épidémie de covid-19 ?, Contrats, Conc. Consom., avril 2020, 5 ; J. Heinich, L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision, D. 2020, 611 ; F. Cohen et X. Hu, Epidémie de coronavirus (Covid-19), Est-ce un évènement de force majeure ?, BRDA 15 mars 2020, 6/20 ; E. Raskin et G. Mouy, Crise sanitaire COVID 19 et contrats en cours, ACE, Fiche technique commission Contrats d’affaires ; P. Guiomard, La grippe, les épidémies et la force majeure en dix arrêts, Dalloz Actualité, 4 mars 2020 ; L. Landivaux, Contrats et coronavirus : un cas de force majeure ? Ça dépend…, Dalloz Actualité, 20 mars 2020 ; X. Delpech, Quelle réponse juridique à l’épidémie du coronavirus ?, AJ Contrat, 2020, 105).
Les premiers conflits entre entreprises
D’importants conflits et épreuves de force mettant en jeu ces notions ont d’ores et déjà opposé propriétaires et locataires sur la question du paiement des loyers (Ph. Julien, Crise du coronavirus : faut-il payer les loyers commerciaux du 2e trimestre 2020 ?, BRDA 7/20, 28 ; Ph. Bertrand, La guerre des loyers des magasins est déclarée, Les Echos, 14 avril 2020, 17), entre fournisseurs d’électricité alternatifs et EDF (S. Wajsbrot, Les fournisseurs d’électricité alternatifs engagent un bras de fer avec EDF, Les Echos, 2 avril 2020, 17 ; Les fournisseurs d’énergie alternatifs s’attaquent au régulateur, Les Echos, 7 avril 2020), entre diffuseurs et détenteurs de droits sportifs (C. Salle et E. Renault, Bras de fer entre Canal et la Ligue de football, Le Figaro, 30 mars 2020, 32 ; D. Sévérac, La Ligue dénonce la stratégie de Canal+, Le Parisien, 30 mars 2020, 18), ou, plus généralement, entre acheteurs et prestataires de services ou entre fournisseurs et clients, consommateurs ou professionnels.
Pourquoi un tel intérêt aujourd’hui pour des notions jusqu’à présent rejetées, en particulier s’agissant de la force majeure en cas d’épidémie ?
Par le passé, la jurisprudence française s’est souvent montrée réticente à admettre la qualification de force majeure pour une épidémie. Le caractère imprévisible et le caractère irrésistible ont souvent été discutés et ont permis d’écarter la force majeure invoquée. Ainsi, il a été considéré que l’épidémie de dengue était récurrente et donc prévisible (Nancy, 22 nov. 2010, n° 09/00003) ou que l’arrivée du virus H1N1 avait été largement annoncée avant même l’implémentation de réglementations sanitaires (Besançon, 8 janv. 2014, n° 12/02291). L’impossibilité d’exécuter n’a pas été reconnue par plusieurs décisions en ce qui concerne le virus Ebola, faute de démonstration d’une impossibilité d’exécuter en raison du virus (Paris, 29 mars 2016, n° 15/05607) ou de lien de causalité entre le virus et la baisse d’activité de l’entreprise (Paris, 17 mars 2016, n° 15/04263). Quant à l’imprévision, elle était systématiquement écartée par la jurisprudence jusqu’à ce que la réforme du droit des contrats l’introduise en droit positif pour les contrats conclus à compter du 1er octobre 2016. Le moins que l’on puisse dire est que sa réception en pratique et en jurisprudence a été peu enthousiaste depuis, les rédacteurs des contrats d’affaires ayant eu systématiquement tendance à l’exclure conventionnellement et les juges à rejeter les demandes de révision fondées sur l’imprévision pour des contrats antérieurs à la réforme.
Si la doctrine et la pratique manifestent aujourd’hui un regain d’intérêt pour la force majeure et l’imprévision, c’est que le COVID-19 n’est pas une épidémie comme les autres. Son intensité est plus forte que les épidémies précédentes auxquelles les entreprises ont été confrontées et qu’elles ont eu du mal à faire qualifier de force majeure. Surtout, comme l’ont souligné plusieurs auteurs (V. not. F. Cohen,Contrats : le Covid-19, cas de force majeure ou pas ?, Les Echos, 16 mars 2020 ; A. Fevre et X. Xu,Epidémie de coronavirus (Covid-19), Est-ce un évènement de force majeure ?, BRDA, 15 mars 2010 ; J. Heinrich, L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision, D. 2020, 611), jamais les mesures administratives en vue de prévenir la contagion n’ont été aussi drastiques, de sorte qu’elles peuvent plus facilement permettre de revendiquer, outre l’épidémie elle-même, le fait du Prince en découlant comme cas de force majeure ; au-delà, même les entreprises qui pourraient en théorie poursuivre leur activité, ne pourront bien souvent le faire en pratique en raison du droit de retrait exercé par les salariés ou de l’impossibilité d’assurer leur activité dans des conditions de sécurité sanitaire satisfaisantes. Et l’imprévision trouve également un regain d‘intérêt lorsque l’impossibilité d’exécuter n’est pas totale, mais que les trois facteurs décrits (l’épidémie elle-même, les mesures administratives et/ou les difficultés d’organisation du travail) rendent l’exécution du contrat excessivement onéreuses à défaut de la rendre impossible.
L’imprévision
Nous avons déjà analysé sur notre blog et dans notre lettre d’information mensuelle CDC du mois de mars 2020, les potentialités et les limites de la force majeure. Reste l’imprévision. Il peut s’agir d’un instrument utile pour tenter de renégocier les contrats dont l’exécution est devenue excessivement onéreuse. Depuis la réforme du droit des contrats applicable aux contrats conclus à compter du 1er octobre 2016, notre droit prévoit en effet que :
« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »
En même temps, la partie à laquelle l’imprévision est opposée pourra vouloir la rejeter au motif qu’elle s’attendait à une exécution du contrat dans les termes prévus, ou parce que les parties l’ont écartée expressément ou encore que le contrat comporte de manière expresse ou tacite une part d’aléa accepté qui doit l’exclure. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il existe déjà une jurisprudence fournie et très instructive sur la portée et les limites de l’imprévision, qui en fait un instrument exclu dans de nombreux cas et en tout état de cause strictement encadré. Quelle que soit la position que l’on occupe dans la négociation ou le contentieux, demandeur ou défendeur à l’imprévision, il est important d’en connaître les exclusions (I), ainsi que les possibilités et les limites (II).
I. L’exclusion de l’imprévision
La jurisprudence et le droit positif excluent de façon générale l’imprévision dans au moins quatre cas. Deux exclusions sont liées au champ d’application légal, temporel ou matériel du texte et les deux autres, à l’acceptation expresse ou nécessaire du risque d’imprévision.
A. L’exclusion liée au champ d’application légal, temporel ou matériel
1. Exclusion en l’état du droit positif s’agissant des contrats conclus avant le 1er octobre 2016
a) L’exclusion
La question de l’application du nouveau droit des contrats à des accords conclus avant le 1er octobre 2016 a donné lieu à des débats politiques, doctrinaux et jurisprudentiels très importants (voir les différents articles parus sur notre blog sur l’application dans le temps de la réforme du droit des contrats).
De façon générale, la jurisprudence se refuse à appliquer la réforme à des contrats conclus avant son entrée en vigueur. Il est vrai qu’il existe de nombreux cas d’application antérieure erronée, mais cette application est très minoritaire. Il est également vrai que 8 arrêts de la Cour de cassation rendus entre 2016 et 2018 ont appliqué l’esprit de la réforme à des contrats antérieurs en modifiant la jurisprudence antérieure du fait de l’évolution du droit des obligations (Cass. 3e civ., 4 mai 2016, n° 15-12.454 ; Cass. Ch. Mixte, 24 févr. 2017, n° 15-20.411 ; Cass. 1re civ., 20 sept. 2017, n° 16-12.906 ; Cass. soc., 21 sept. 2017, nos 16-20.103 et 16-20.104 ; Cass. com., 6 déc. 2017, n° 16-19.615 ; 7 févr. 2018, n° 16-20.352 ; Cass. Ch. Mixte, 13 avr. 2018, n° 16-21.345) et que certains auteurs ont souhaité que l’imprévision fasse partie de cette application anticipée de la réforme fondée sur l’évolution du droit des obligations.
Cependant, depuis décembre 2018, la Cour de cassation semble avoir renoncé à appliquer la réforme des contrats par anticipation à des contrats antérieurs à son entrée en vigueur par interprétation du droit ancien à la lumière du droit nouveau (Cass. 3e civ., 6 déc. 2018, nos 17-23.321 ; 17-21.170 et 17-21.171) et jusqu’à présent, la jurisprudence a refusé en particulier toute application antérieure au 1er octobre 2016 de l’imprévision, sans doute en raison du bouleversement des prévisions des parties qu’une telle application anticipée impliquerait, même sous couvert d’interprétation du droit ancien à la lumière du droit nouveau.
Ainsi, dès le 21 juin 2016, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a refusé d’appliquer par anticipation l’imprévision à des contrats antérieurs au 1er octobre 2016 : « De plus, si l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations consacre la possibilité pour les parties d’adapter leur contrat en cas de changement imprévisible de circonstances et la suppression par le juge de la clause qui créé un déséquilibre significatif entre leurs droits et obligations, il convient de noter que cette ordonnance n’entrera en vigueur qu’à compter du 1er octobre 2016 » (Aix, 21 juin 2016, n° 15/10056, BRDA 4/17, obs. B. Mercadal). Cette exclusion est également la pratique de la cour d’appel de Paris (Paris, 15 févr. 2018, n° 16/08968 : « d’une part, […] l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 n’a pas d’effet rétroactif, d’autre part, […] la théorie de l’imprévision qu’elle consacre en matière contractuelle, ne peut avoir pour conséquence de rendre rétrospectivement fautif le cocontractant qui refuse de renégocier un contrat conclu antérieurement à sa date d’entrée en vigueur » ; 9 mai 2019, n° 17/04789, Gaz. Pal. 17 sept. 2019, 21, obs. D. Houtcieff : « Considérant qu’il ne saurait être reproché à X d’avoir manqué à son obligation de bonne foi en refusant de renégocier le contrat ; Considérant que l’article 1195 du Code civil issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, entrée en vigueur le 1er octobre 2016, n’est pas applicable à l’espèce ; Considérant que l’article 1134 du Code civil, dont les dispositions s’appliquent aux contrats litigieux, prévoit que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ; que le contrat est intangible et que le juge n’a pas le pouvoir de le réviser ») et des autres cours d’appel ayant eu à connaître de telles demandes (Montpellier, 17 déc. 2019, n° 17/02416).
b) Les antidotes éventuels à l’exclusion
Seule l’invocation de la bonne foi, mais il est généralement admis que l’on ne saurait créer une obligation sur le fondement de la bonne foi (Cass. com., 19 juin 2019, n° 17-29.000, Contrats, Conc. Consom. 2019, n° 151, obs. L. Leveneur), ou encore l’argument selon lequel la Cour de cassation devrait interpréter le droit ancien à la lumière du droit nouveau s’agissant spécifiquement de l’imprévision dans le contexte de la crise actuelle, comme le suggère une partie de la doctrine (en ce sens, M. Béhar-Touchais, Contrats et obligations – L’impact d’une crise sanitaire sur les contrats en droit commercial – A l’occasion de la pandémie de Covid-19, JCP E, 2020, n° 1162), permettraient d’appliquer la loi à des faits antérieurs.
2. Exclusion légale en matière d’obligations résultant d’opérations sur les titres et les contrats financiers ou de dispositifs de révision spécifiques
a) L’exclusion des obligations résultant d’opérations sur les titres et les contrats financiers
Le nouvel article L. 211-40-1 du Code monétaire et financier, qui s’applique aux contrats conclus à compter du 1er octobre 2018, dispose que « l’article 1195 du Code civil n’est pas applicable aux obligations qui résultent d’opérations sur les titres et les contrats financiers ». Cette exclusion a été adoptée dans le cadre de la loi de ratification de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats afin de rassurer les milieux financiers et garantir l’attractivité de la place de Paris. Elle jouera en particulier pour les cessions d’actions mais non pour les cessions de parts sociales émises par les SARL, les SNC, les sociétés civiles, etc., sauf à ce que les parties aient prévu une clause d’exclusion de l’imprévision (pour une analyse de cette exclusion, J.-S. Borghetti, Fixation et révision du prix, RDC 2018, 25, spéc. n° 69 ; M.-E. Sébire, Le régime de révision pour imprévision n’est pas applicable aux instruments financiers, LEXplicite, 14 déc. 2018).
b) L’exclusion fondée sur le droit spécial
De façon plus générale, les plaideurs peuvent faire valoir, comme en matière de rupture de relations commerciales établies ou de déséquilibre significatif, que chaque fois qu’il existe un dispositif légal de révision spécifique, le droit spécial l’emporte et que le droit commun de l’article 1195 du Code civil ne s’applique pas (en ce sens, E. Seifert, Imprévision contractuelle et clause de renégociation, Resp. civ. et ass., mai 2017, Formule, 5 ; pour deux exclusions récentes du droit commun de l’article 1195 du Code civil au profit de droits spéciaux : Douai, 23 janv. 2020, n° 19/01718, Gaz. Pal., 7 avr. 2020, 36, obs. D. Houtcieff, La révision pour imprévision résiste-t-elle au droit des contrats spéciaux ?, pour un marché à forfait tel que défini à l’article 1793 du Code civil, et Versailles, 12 déc. 2019, n° 18/07183, Gaz. Pal., 7 avr. 2020, 36, obs. crit. D. Houtcieff, faisant prévaloir les dispositions spéciales de révision des baux commerciaux).
B. L’exclusion liée à l’acceptation expresse ou nécessaire du risque d’imprévision
1. Exclusion s’agissant des contrats postérieurs au 1er octobre 2016 comportant une clause d’exclusion expresse
a) L’exclusion
L’article 1195 du Code civil exclut de son champ d’application les contrats dans lesquels les parties ont accepté d’assumer le risque d’un changement de circonstances imprévisibles.
Cette rédaction signifie clairement que le texte est supplétif et qu’il est possible pour les parties de stipuler une clause contraire, écartant ou limitant le recours à l’imprévision.
Le risque d’insécurité juridique lié à l’imprévision a conduit de nombreux cocontractants à stipuler ce type de clauses dans les contrats conclus depuis le 1er octobre 2016, en particulier dans les contrats d’affaires. Après avoir vérifié si l’invocation de l’imprévision est recevable en fonction de la date de conclusion du contrat, il convient donc de s’assurer qu’elle n’a pas été exclue par les parties.
b) Les antidotes éventuels à l’exclusion
Encore faut-il que cette exclusion soit valable. Elle pourra être contestée si elle est unilatérale, c’est-à-dire convenue au bénéfice exclusif de l’une des parties et non bilatérale, au bénéfice des deux parties, sauf si une raison objective justifie ce caractère unilatéral.
En cas de stipulation d’une faculté d’invoquer l’imprévision réservée à l’une seule des parties, il sera possible de la contester le cas échéant sur le fondement :
– de l’article L. 442-1, I, 2° du Code de commerce depuis sa rédaction large résultant de l’ordonnance du 24 avril 2019 pour les contrats conclus depuis le 26 avril 2019 (ou pour les contrats conclus avant le 26 avril 2019, soit en pratique pour les contrats conclus entre le 1er octobre 2016 et le 25 avril 2019, de l’ancien article L. 442-6, I, 2) sur la soumission à des obligations déséquilibrées ;
– de l’article L. 442-1, I, 1° du Code de commerce dans sa rédaction large issue de l’ordonnance du 24 avril 2019 pour les contrats conclus depuis le 26 avril 2019 (ou pour les contrats conclus avant le 26 avril 2019, soit en pratique pour les contrats conclus entre le 1er octobre 2016 et le 25 avril 2019, de l’ancien article L. 442-6, I, 1° sur l’obtention d’un avantage excessif ;
– du droit commun de l’article 1171 du Code civil pour les contrats conclus à compter du 1er octobre 2016 ;
– ou encore du droit de la consommation sur le fondement de l’article L. 212-1 du Code de la consommation.
Dans les contrats d’affaires, les trois premiers fondements peuvent être utilisés de façon combinée. Chacun d’entre eux présente des avantages et des inconvénients.
La soumission à une obligation déséquilibrée au sens de l’article L. 442-1, I, 2° du Code de commerce constitue le fondement venant le plus naturellement à l’esprit compte tenu d’une jurisprudence classique condamnant les obligations non réciproques portant sur la même obligation et dont le caractère unilatéral ne peut être justifié par une raison objective. L’ordonnance EGalim du 24 avril 2019 a élargi le champ d’application de la soumission à un déséquilibre significatif puisqu’elle peut être invoquée dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion et de l’exécution d’un contrat à l’égard de l’autre partie de façon générale et non d’un partenaire commercial. La jurisprudence récente a également consacré rétroactivement cet élargissement en assimilant finalement le partenaire commercial à l’autre partie (Cass. com., 15 janv. 2020, n° 18-10.512, JCP G, 2020, n° 306, obs. F. Buy ; Contrats, Conc. Consom., 2020, n° 43, obs. N. Mathey). La principale difficulté d’invocation du texte réside dans la nécessité de démontrer la soumission à une obligation déséquilibrée, ce qui implique selon la jurisprudence dominante la preuve d’une absence de négociation effective de l’obligation contestée, qui peut donner lieu à des débats infinis et surtout très longs en pratique (cf. Cass. com., 20 nov. 2019, n° 18-12.823, RDC 1/2020, 39, obs. M. Béhar-Touchais, Soumettre ou ne pas soumettre, telle est la question ; Contrats, Conc. Consom., 2020, n° 6, obs. N. Mathey ; AJ Contrat, 2020, 35, obs. F. Buy ; BRDA, 2/20, n° 19).
Le droit commun de l’article 1171 du Code civil peut également être invoqué en faisant valoir que la clause de bénéfice exclusif du droit de soulever l’imprévision figure dans un contrat d’adhésion, est non négociable et crée un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties. Si la question de la négociabilité peut demeurer problématique, le droit commun permettra de rendre l’action recevable devant une juridiction non spécialisée en première instance ou en appel (Lyon, 27 févr. 2020, LawLex20200000281JBJ) ou de faire valoir le moment venu le caractère imprescriptible de la clause réputée non écrite au sens du droit commun (Cass. 1re civ., 13 mars 2019, n° 17-23.169, RDC 3/2019, 73, obs. G. Cattalano).
Pour échapper aux difficultés de la démonstration d’une absence de négociation, il peut être judicieux de se fonder sur l’article L. 442-1, I, 1° du Code de commerce qui implique seulement de démontrer que la réservation à une seul partie de la faculté d’invoquer l’imprévision et la privation de l’autre de ce droit conduit à octroyer un avantage sans contrepartie ou sans contrepartie proportionnée. Si le texte actuel est très large à cet égard, la jurisprudence récente aboutissait déjà à ce résultat par son interprétation souple de l’ancien article L. 442-6, I, 1° (CEPC, avis n°15623, 25 juin 2015 ; n° 18-3, 1er févr. 2018 ; Paris, 13 sept. 2017, n° 15/24117).
2. Exclusion des contrats antérieurs ou postérieurs au 1er octobre 2016 interprétés comme comprenant une acceptation du risque d’imprévision
Bien que rendu dans une affaire dans laquelle l’article 1195 du Code civil n’était pas applicable (le contrat avait été signé avant l’entrée en vigueur du texte), un arrêt de la cour d’appel de Paris (16 févr. 2018, n° 16/08968) a estimé que les contrats aléatoires tels que les contrats SWAP sont exclus du champ d’application du texte car il convient de considérer que le cocontractant avait accepté les risques inhérents au contrat :
« Considérant, ainsi que le souligne X, d’une part, que l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 n’a pas d’effet rétroactif, d’autre part, que la théorie de l’imprévision qu’elle consacre en matière contractuelle, ne peut avoir pour conséquence de rendre rétrospectivement fautif le contractant qui refuse de renégocier un contrat conclu antérieurement à sa date d’entrée en vigueur, de troisième part, que le nouvel article 1195 du Code civil exclut de champ d’application les contrats aléatoires puisqu’il prévoit que « si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat » ( souligné par la cour) ;
Considérant qu’il a été dit plus haut que Y, parfaitement informé, avait accepté les risques inhérents au contrat ; ».
Dans le même sens, dans un arrêt du 28 novembre 2019 (n° 17/00780), la cour d’appel de Douai a jugé qu’en acceptant de prévoir un prix fixe du beurre aux termes du contrat sachant que le marché du beurre était instable et volatile, le cocontractant a pris le risque que les circonstances économiques évoluent dans un sens qui lui soit défavorable (de la même manière que les circonstances auraient pu évoluer en sa faveur) et n’était pas fondé à exiger une renégociation du contrat (en l’espèce l’article 1195 du Code civil sur l’imprévision n’était pas applicable mais la cour s’est interrogée sur une éventuelle obligation de renégociation fondée sur la bonne foi contractuelle) :
« De même, l’article 1195 du Code civil issu de l’ordonnance du 10 février 2016, entrée en vigueur le 1er octobre 2016, prévoyant la révision des contrats, n’est pas applicable aux contrats litigieux.
Toutefois, l’exigence de bonne foi contractuelle édictée par l’article 1134 ancien du Code civil implique d’examiner si l’évolution des circonstances économiques a conduit à déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature.
En l’espèce, les contrats litigieux sont des contrats à terme à 6 mois, 12 mois ou 18 mois, prévoyant toutefois des prix du beurre fixés de façon ferme. Il ressort des pièces produites par la société X elle-même, et notamment d’articles de presse (pièces 4 à 7 et 9) que le marché du beurre est instable et volatile et sujet à fluctuations car dépendant de la production de lait, elle-même soumise à l’évolution des conditions climatiques. La société X, professionnelle dans le domaine depuis de nombreuses années ne pouvait l’ignorer. Ainsi, lors de la souscription des contrats, la société X avait parfaitement conscience que ces derniers pouvaient faire l’objet de circonstances économiques évolutives et en a pris le risque. Il convient de préciser que si le cours du beurre avait diminué, elle aurait pu, à l’inverse connaître une évolution favorable à son profit, augmentant alors sa marge bénéficiaire du fait du maintien des prix fixés dans les contrats litigieux ».
De même, la cour d’appel de Douai (Douai, 23 janv. 2020, n°19/01718, Gaz. Pal., 7 av. 2020, n° 14, 36, obs. D. Houtcieff) a encore récemment jugé que l’existence d’un marché à forfait tel que défini à l’article 1793 du Code civil excluait une révision sur le fondement de l’imprévision en fondant la solution non seulement sur le droit spécial mais aussi sur la nature particulière du contrat excluant selon elle nécessairement la révision :
« L’article 1195 du Code civil issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 dispose que « si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe » ;
Or, les circonstances imprévisibles ne sont pas de nature à entraîner la modification du caractère forfaitaire du contrat conformément aux dispositions de l’article 1793 du Code civil lequel dispose que « lorsqu’un architecte ou un entrepreneur s’est chargé de la construction à forfait d’un bâtiment, d’après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l’augmentation de la main-d’œuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d’augmentations faits sur ce plan, si ces changements ou augmentations n’ont pas été autorisés par écrit, et le prix convenu avec le propriétaire » ;
L’article 1793 qui édicte des règles spéciales déroge aux règles générales de l’article 1195 précité ;
En l’état, la demande d’expertise ne se justifie pas ; »
II. Les conditions d’application et l’encadrement de l’imprévision lorsqu’elle peut être invoquée
Au cas où le mécanisme légal consacré à l’article 1195 du Code civil ne fait pas l’objet d’une exclusion légale ou conventionnelle, sa mise en œuvre nécessite que ses conditions d’application soient remplies et entraîne une escalation très encadrée.
A. Des conditions d’application et de mise en œuvre strictes
1. Les conditions d’application
Outre la non-acceptation d’en assumer le risque analysée ci-dessus, l’invocation de l’imprévision implique de démontrer :
• un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat ; et
• une exécution excessivement onéreuse pour une partie.
a) La nécessité de démontrer un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat
La doctrine interprète généralement de façon large la notion de changement de circonstances (cf. P. Stoffel-Munck, L’imprévision et la réforme du droit des contrats, RDC, 2016, 30, pour qui la condition est dénuée de portée dès lors qu’un contrat s’étalant dans la durée est nécessairement appelé à connaître des changements de circonstances), y intégrant tous les types d’évènements, économiques, monétaires, juridiques, climatiques, géopolitiques, commerciaux, technologiques, etc. (Ch. Gijsbers, La révision du prix, RDC, 2017, 564). En revanche, son caractère imprévisible est susceptible de conduire aux mêmes difficultés qu’en matière de force majeure, la jurisprudence relative à l’imprévisibilité dans le cadre de la force majeure pouvant servir de guide d’analyse en matière d’imprévision. En pratique, la principale difficulté consistera à qualifier avec précision le changement de circonstances et à le démontrer de façon documentée. S’agira-t-il simplement de l’épidémie dont le caractère imprévisible a souvent été contesté et rejeté par le passé à propos d’épidémies antérieures, ou plutôt des effets qu’elle a engendrés, notamment les mesures de police administrative drastiques qui ont été mises en œuvre, conduisant à des conditions d’exploitation beaucoup plus onéreuses. Dans le deuxième cas, l’imprévisibilité sera beaucoup plus facile à démontrer. Il sera aussi plus aisé de reculer le cas échéant la date de prise en compte des contrats susceptibles de bénéficier de l’imprévision. L’arsenal de police administrative généré par la volonté de prévention et de lutte contre l’épidémie postérieur à son diagnostic est en effet sans précédent et différencie fondamentalement la pandémie du COVID-19 des précédentes épidémies qui ont pu donner lieu à des décisions de justice rejetant leur caractère prévisible.
b) Le contenu discuté de l’exécution excessivement onéreuse pour une partie
Le caractère simplement actif de l’exécution excessivement onéreuse pour une partie ou actif et passif fait débat. Doit-on se contenter d’analyser si le coût de réalisation de la prestation devient excessivement onéreux ou également tenir compte du fait que la valeur de la prestation reçue devient significativement inférieure au prix convenu ? Les deux thèses ont leurs partisans (En faveur d’une application large tenant compte de « la diminution de la contrepartie » et d’ « un rapport coût avantage devenu négatif » (P. Malaurie, L. Aynès, et P. Stoffel-Munck, Droit des obligations, LGDJ, 10e éd., 2018, n° 764) ou de « la dévalorisation du prix que peut recevoir le créancier » (B. Fages, Droit des obligations, LGDJ, 9e éd., 2019, n° 351).
2. Un mécanisme d’escalation contraignant
a) La nécessité de continuer à exécuter le contrat
Le premier défaut majeur de l’imprévision par rapport à la force majeure est l’obligation pour celui qui l’invoque de continuer à exécuter le contrat tout au long de la procédure d’escalation de l’imprévision, dès lors que contrairement à la force majeure, l’imprévision n’a pas d’effet suspensif de plein droit.
b) La durée potentiellement très longue de la procédure
Le second défaut de l’imprévision qui peut s’avérer dirimant en pratique est la nécessité de suivre un processus d’escalation contraignant et nécessairement long. Première étape : il convient de solliciter une renégociation du contrat : la partie qui entend recourir à l’imprévision peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Deuxième étape : en cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. Troisième étape : à défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. L’addition des délais de négociation et des délais judiciaires conduit à des durées de procédure longues alors que la partie qui a sollicité le recours à l’imprévision parce qu’elle considère que l’exécution du contrat est devenue excessivement onéreuse ne pourra pas cesser d’exécuter le contrat. En d’autres termes, il vaut mieux avoir les reins solides pour se lancer dans la procédure.
B. L’aménagement éventuel des conditions d’application et de mise en œuvre
Dès lors que le mécanisme d’imprévision légal est supplétif, il est largement admis que des clauses dérogeant au mécanisme légal ou l’aménageant, tant s’agissant de ses conditions que de sa mise en œuvre sont parfaitement légales (J. Mestre, Les principales clauses des contrats d’affaires, déc. 2018, chap. 57, Clause d’imprévision), sous réserve de ne pas tomber sous le coup des clauses abusives (cf. I, B, 1, b ci-dessus). Il faudra donc respecter scrupuleusement ces règles d’aménagement au cas où elles auraient été convenues sous peine de s’exposer à d’importantes difficultés procédurales ou de fond (pour des modèles de clauses de renégociation, V. E. Seifert, Imprévision contractuelle et clause de renégociation, Rev. Resp. et ass., mai 2017, Formule, 5 ; Ch.-E. Bucher, Les clauses portant sur l’imprévision, Contrats, Conc. Consom., mars 2019, Formule 3).
1. L’aménagement possible des conditions d’application
En pratique, les clauses d’imprévision exposent généralement avec une plus grande précision que le mécanisme légal l’évènement qui déclenche la procédure d’imprévision ainsi que la proportion dans laquelle l’évènement susceptible de faire jouer la clause doit modifier l’équilibre du contrat (cf. J. Mestre, préc.).
2. Les possibilités contractuelles de mise en œuvre
Au-delà des conditions de fond, les co-contractants aménagent souvent les modalités procédurales de mise en jeu de l’imprévision. Une clause particulièrement dangereuse en pratique, véritable chausse-trappe procédurale, concerne la clause de conciliation préalable obligatoire. En l’état du droit positif, il est recommandé de respecter soigneusement ce type de clause au risque de s’exposer à une irrecevabilité impossible à réparer en cas d’inobservation (Cass. 3e civ., 19 mai 2016, n° 15-14.464 ; 6 oct. 2016, n° 15-17.989). Au-delà d’une éventuelle conciliation préalable, les parties ont pu prévoir des modalités de notification (clause de délai, de forme de la notification) auxquelles il faut être particulièrement attentif, ou encore de fréquence de la possibilité d’invoquer un changement de circonstances, ainsi que des clauses aménageant le contenu et la portée de l’obligation de renégociation ainsi que le sort du contrat en cas d’échec de celle-ci (maintien, résiliation, suspension, intervention d’un tiers, pouvoirs du tiers, etc.).
Il est certain qu’en raison de sa gravité, la crise actuelle va générer de nombreuses négociations et des contentieux aux enjeux considérables dans lesquels s’affronteront des thèses totalement opposées qui vont enrichir la jurisprudence et sans doute contribuer à créer un nouveau droit de la force majeure et de l’imprévision.