Parmi tous ces projets, la création d’un nouvel outil de concurrence au profit de la Commission apparaît particulièrement inquiétant et intrusif pour les entreprises ordinaires. Réapparaît à nouveau au niveau européen le serpent de mer de l’injonction structurelle évité de justesse il y a quelques années en France.

La tentation des autorités de concurrence de vouloir contrôler le degré de concentration du marché indépendamment de tout acte positif d’une ou plusieurs entreprises, qu’il s’agisse d’un projet d’opération de concentration ou d’un abus de position dominante, à travers un pouvoir d’injonction structurelle leur permettant d’ordonner à un opérateur des remèdes structurels comme de vendre certains actifs ou d’adopter certains comportements est une constante dans l’histoire du droit de laconcurrence (pour une démonstration du cycle de raisonnement économique permanent des autorités de contrôler la concentration à travers le droit des ententes et/ou le droit des abus de position dominante, puis par le contrôle des opérations de concentration et enfin par le contrôle du degré de concentration du marché, V. la thèse de Louis Vogel, Droit de la concurrence et concentration économique, Economica, 1988).

Le contrôle direct du degré de concentration du marché a donné lieu à d’intenses débats dans le pays le plus avancé au monde en droit de la concurrence, les Etats-Unis. A la suite de diverses recommandations doctrinales, plusieurs propositions de lois ont été déposées au Sénat américain, notamment la proposition Harris en 1971 et la proposition Hart de 1972 (Sur le détail de ces projets, V. Louis Vogel, préc.).

Le projet actuel de la Commission de création d’un nouvel outil de concurrence basé sur la domination avec une portée horizontale qui permettrait à la Commission européenne d’imposer, dans tous les secteurs de l’économie, ou dans des secteurs jugés problématiques des comportements ou des remèdes structurels avant qu’une entreprise en position dominante n’exclut avec succès ses concurrents ou augmente ses coûts ou d’intervenir lorsqu’un risque structurel pour la concurrence ou un manque structurel de concurrence empêche selon elle le marché de fonctionner correctement s’inscrit exactement dans la lignée de ces projets américains.

Les projets américains envisageaient exactement de la même façon après avoir qualifié un marché d’oligopole ou d’avoir établi un pouvoir de monopole en cas d’absence de concurrence suffisante ou d’atteinte d’un certain taux de concentration du marché, de pouvoir ordonner notamment la modification des contrats ou la déconcentration du marché.

Les contributions des économistes et des juristes américains sur ces projets sont extrêmement intéressants. Ils ont conduit à les écarter en raison des multiples objections pouvant leur être faites dans leur principe et dans leur mise en œuvre.

Sur le principe, le contrôle direct de la structure du marché est critiquable à la fois du point de vue économique et juridique.

D’un point de vue économique, des économistes reconnus (V. R. H. Bork, Separate Statement, Report of the White House Task Force on Antitrust Policy, Antitrust L & Econ. Rev. 1968.53) ont fait remarquer que des prix élevés de la part d’entreprises dominantes, s’ils ne devaient pas tomber sous le coup du droit de la concurrence, attireraient la concurrence des concurrents actuels ou potentiels sauf si l’entreprise en position dominante est en mesure de vendre moins cher que ses concurrents parcequ’elle est plus efficace. L’existence de barrières à l’entrée qui est souvent opposée à cet argument peut s’expliquer par des raisons objectives légitimes (cf. Posner, Antitrust Law, An Economic Perspective, The University of Chicago Press, p. 93).

Surtout du point de vue juridique, l’application du droit de la concurrence a toujours été conditionnée à un acte volontaire pour entraîner le déclenchement de la règle, soit une opération de concentration, soit un abus ou une entente. Cette condition d’acte volontaire disparaît totalement en cas de contrôle de la concentration du marché par voie d’injonction structurelle. Les entreprises sont considérées comme fautives et soumises à des mesures drastiques allant jusqu’à leur imposer des comportements ou des remèdes structurels non pas à cause d’un comportement qu’elles auraient adopté mais du seul fait de leur présence sur le marché (V. Louis Vogel, préc.).

Une telle conception est fortement attentatoire à la sécurité juridique tandis que l’appréciation du marché autorisant l’intervention recèle un important risque d’arbitraire et apparaît très difficile à contrôler.

La mise en œuvre des mesures d’injonction structurelle est également susceptible de porter atteinte à l’efficacité économique des entreprises en entraînant une réduction des économies d’échelle.

Enfin, l’expérience a montré que les mesures de déconcentration étaient particulièrement difficiles à mettre en œuvre, en particulier lorsque la situation des entreprises concernées est le résultat de leur croissance interne (En ce sens, W. Adams, Dissolution, Divorcement, Divestiture : The Pyrrhic Victories of Antitrust, 27Ind. L. J. 1 (1951).

L’ensemble de ces raisons ont conduit au rejet des propositions d’injonction structurelle aux Etats- Unis.

Après que certains pays aient intégré de tels dispositifs, comme le Royaume-Uni et la Grèce, elle a été introduite en France pour certains territoires ultra-marins en matière de commerce de détail (Loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012) et en Nouvelle-Calédonie puis en Polynésie française, sans grands résultats, de sorte que le dispositif a été abrogé depuis en Polynésie française.

La loi du 6 août 2015 avait prévu d’instituer une injonction structurelle en métropole suite à la demande de l’Autorité de la concurrence (ADLC, avis n° 12-1-01 du 11 janv. 2012, par. 192) bien que la doctrine (M. Malaurie-Vignal, L’injonction structurelle et le projet de loi Macron, D. 2015.690 ; D.Bosco, Une nouvelle injonction structurelle décomplexée, CCC 2013, Repère 1) et les praticiens aient manifesté leur opposition à ce nouvel instrument.

Dans une décision N° 2015-715 DC du 5 août 2015 (E. Claudel, La loi Macron au crible du contrôle de constitutionnalité : feu l’injonction structurelle ?, RTD Com. 2015.699), le Conseil constitutionnel a jugé cet instrument excessivement attentatoire à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété dans la mesure où il peut conduire à remettre en cause des prix ou des marges ou conduire à des cessions d’actifs alors que la position dominante a pu être acquise par les mérites et qu’aucun abus n’a étéconstaté. Le projet a donc été rejeté par le Conseil constitutionnel.

Le projet européen actuel est d’autant plus problématique qu’il envisage parmi ses différentes options de l’imposer dans tous les secteurs de l’économie (options 1 et 3). Les options plus limitées ne valent guère mieux puisqu’elles visent tous les secteurs jugés secteurs problématiques, tels que le secteur du numérique, ce qui demeure très large.

La Commission s’apprête ainsi à réitérer l’erreur commise en droit français consistant à avoir institué un droit général de pratiques restrictives et abusives pour lutter contre les abus de la grande distribution mais qui s’applique de façon générale et complique la vie des entreprises françaises depuis 50 ans, notamment en terme de rupture de relations commerciales, à un tel point que l’ordonnance Egalim d’avril 2019 a même dû instituer un système de plafond pour en limiter les effets pervers pourl’économie du pays. L’on ne résout pas un problème particulier par une disposition à vocation générale dépassant le cadre de ce problème, sauf à créer d’importants effets pervers.

Il ne faut donc certainement pas instituer d’injonction structurelle au niveau européen. Il serait plus judicieux d’utiliser par des procédures plus rapides et volontaires les multiples instruments à la disposition des autorités de concurrence.