La définition des marchés joue un rôle essentiel en droit de la concurrence. Elle est particulièrement déterminante en matière de droit des abus de position dominante et de contrôle des concentrations. Selon que le marché de produits et le marché géographique seront définis de façon plus ou moins large ou étroite, une entreprise se retrouvera (ou non) en situation de position dominante, et si la position dominante est caractérisée, ses comportements seront étroitement surveillés et ses marges de manœuvre limitées. De même, en cas de définition restrictive des marchés, ses parts de marché apparaîtront plus importantes, et elle aura souvent plus de mal à mener à bien des opérations de croissance externe ou devra les mener sous la contrainte d’engagements lourds et coûteux.

La Commission européenne souligne à cet égard dans sa Communication sur la définition des marchés du 9 décembre 1997 (ci-après la « Communication »), l’ « influence déterminante sur l’appréciation d’une affaire de concurrence » de la délimitation du marché, dont dépendent des critères essentiels de l’identification de difficultés de concurrence : parts de marché des opérateurs, concurrence effective, etc.

La Commission européenne a lancé une évaluation de sa Communication et a invité dans un premier temps les parties prenantes à présenter leurs commentaires concernant sa feuille de route, dans laquelle elle expose les cinq critères sur lesquels elle entend fonder son évaluation : l’effectivité, l’efficience, la pertinence, la cohérence, et la plus-value de sa Communication.

Vous trouverez ci-joint les observations que notre cabinet a fait parvenir en anglais et en français à la Commission dans le cadre de cette consultation en vue d’améliorer le processus de délimitation des marchés pertinents et de limiter les nombreux effets pervers auxquels conduit actuellement une définition trop restrictive des marchés, tant du point de vue du marché de produits que du marché géographique.

De façon générale, nous estimons que la définition des marchés est trop souvent très restrictive et décalée par rapport à la réalité et à l’évolution économique.

Cet état de fait s’explique par plusieurs raisons :

– une approche technique privilégiant la substituabilité du côté de la demande, alors que la substituabilité au niveau de l’offre et la concurrence potentielle devraient être prises en compte dès le stade de la définition du marché;

– l’appréciation de la substituabilité du côté de la demande trop centrée autour de l’élasticité de la demande au prix;

– une insuffisante prise en compte de la dimension mondiale de certains marchés et de la globalisation de l’économie mondiale;

– une analyse trop figée tournée vers la pratique décisionnelle antérieure qui est souvent devenue obsolète mais est toujours rappelée inlassablement dans les décisions ; en France, la suppression de la distinction entre les canaux de vente au détail physiques et en ligne ne remonte ainsi qu’à 2016. De même, l’Autorité de la concurrence française a maintenu en 2017 son analyse sur l’existence d’un seul et même marché englobant le haut et le très haut-débit. De même dans le domaine de la publicité, le maintien d’un marché isolé de la publicité télévisée apparaît obsolète au regard du développement exponentiel de la publicité par internet, en particulier sur les plateformes de vidéos;

– une habitude développée par la pratique décisionnelle tant au niveau européen que français, qui consiste pour l’autorité à envisager une nouvelle délimitation de marché tout en « laissant ouverte » la question et en se référant pour l’analyse à la délimitation antérieurement définie de sorte que les opérateurs ne peuvent déterminer quelle délimitation est applicable;

– la prise en compte d’une temporalité insuffisante dans le cadre de l’analyse des marchés pour les opérations de concentration. La décision Alstom/Siemens de la Commission illustre les difficultés liées à cette temporalité, alors que l’analyse des concurrents internationaux potentiels s’est rapidement révélée par la suite erronée.

La pratique décisionnelle restrictive en matière de délimitation de marchés peut conduire à une sur-réglementation et à un interventionnisme excessif des autorités de contrôle défavorable à l’efficacité et au développement économique. Elle est également susceptible de désavantager l’industrie européenne par rapport aux industries concurrentes, notamment les industries américaines et chinoise qui ont pu acquérir des positions de force mondiales sur leurs importants marchés nationaux, avec lesquelles les entreprises européennes peuvent difficilement rivaliser. La délimitation de marchés trop restreints pouvant être obsolètes conduit ainsi à une perte de compétitivité des entreprises européennes par rapport à ces géants mondiaux.

Il est donc important que la procédure de révision de la Communication prenne en compte les observations des entreprises et soit l’occasion pour la Commission européenne de définir les bases d’une nouvelle politique de concurrence, plus ancrée dans la réalité économique, au soutien des autres politiques européennes, notamment la politique industrielle, et alors que la Communication insiste sur le lien existant entre la notion de marché en cause et la politique de concurrence.

Ci-dessous notre réponse à la consultation

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La Commission européenne a lancé une évaluation de sa Communication sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence (ci-après la « Communication »), en date du 9 décembre 1997 et invite dans un premier temps les parties prenantes à présenter leurs commentaires concernant sa feuille de route, dans laquelle elle expose les cinq critères sur lesquels elle entend fonder son évaluation : l’effectivité, l’efficience, la pertinence, la cohérence, et la plus-value de sa Communication.

Cet effort d’évaluation apparaît tout à fait opportun aujourd’hui. L’on rappellera en effet le rôle central de la définition du marché pertinent dans l’analyse concurrentielle, dès lors que c’est elle qui détermine le cadre de cette analyse. La Commission elle-même souligne dans sa Communication l’ « influence déterminante sur l’appréciation d’une affaire de concurrence » de la délimitation du marché (Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence, considérant 4.), dont dépendent des critères essentiels de l’identification de difficultés de concurrence : parts de marché des opérateurs, concurrence effective, etc. Or cette notion ne donnant lieu qu’à un contrôle restreint du Tribunal de l’Union (Arrêt du Tribunal de l’Union, T-370/17, KPN BV, §59.), il est primordial que l’analyse de la Commission soit aussi aboutie que possible.

Au-delà de possibles améliorations méthodologiques de l’analyse détaillée dans la Communication (1), il nous semble important d’appeler la Commission, dans le cadre de son évaluation, à porter un regard plus large que sa seule Communication, en s’intéressant notamment aux modalités pratiques de l’analyse et à la politique de concurrence (2).

Sommaire :

1. De possibles améliorations méthodologiques de la Communication

a) L’exclusion de l’analyse de deux contraintes concurrentielles

b) L’analyse de la substituabilité de la demande devrait évoluer

c) La délimitation du marché géographique ne permet pas une prise en compte effective des marchés mondiaux

2. L’évaluation de la Commission devrait également porter sur certaines modalités pratiques d’application de la Communication

a) Une analyse rigidifiée

b) La prise en compte d’une temporalité insuffisante pour le droit des concentrations

1. De possibles améliorations méthodologiques de la Communication

De manière générale, la Communication a contribué dans une certaine mesure, à une meilleure transparence de l’analyse de la Commission et des autorités de concurrence, et a permis une certaine sécurité juridique en donnant des clés d’analyse des marchés aux opérateurs. De la même façon, elle a pu contribuer à une meilleure cohérence entre la Communication et les pratiques décisionnelles européennes et nationales, et apporter une plus-value. Cependant le critère d’effectivité, notamment au regard de la prise en compte des évolutions des marchés, semble présenter des lacunes importantes, ce qui conduit en retour à une insécurité juridique négative pour les entreprises, à un interventionnisme excessif, et au maintien de divergences entre le droit européen et les droits nationaux et donc à une insuffisante plus-value.

a) L’exclusion de l’analyse de deux contraintes concurrentielles

Dans le cadre de la Communication, les principes de base de la définition des marchés reposent notamment sur l’identification des contraintes concurrentielles qui sont de trois ordres : la substituabilité du côté de la demande, la substituabilité au niveau de l’offre et la concurrence potentielle (Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence, considérant 13).

Cependant la Commission exclut les deux derniers critères de l’analyse du marché pertinent, et ne les prend en compte qu’au stade de l’analyse de la concurrence car elle considère que ces critères exerceraient une contrainte concurrentielle moins immédiate et nécessiteraient l’analyse de facteurs supplémentaires (4 Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence, considérant 20. La Commission n’analyse la substitution du côté de l’offre que pour autant que celle- ci a « des effets équivalents à ceux de la substitution du côté de la demande en termes d’immédiateté et d’efficacité »).

Or l’absence de prise en compte de la concurrence potentielle et la substituabilité de la demande dès le premier stade de l’analyse est susceptible d’entraîner une définition exagérément étroite du marché.

Cette restriction de la délimitation des marchés entraîne un interventionnisme accru du droit de la concurrence ainsi qu’une insécurité juridique, que ce soit au niveau européen ou au niveau national : des positions, comportements ou opérations, qui ne poseraient pas de difficultés sur des marchés définis plus largement, sont ainsi soumis au risque d’une sanction. Or ce risque dépend pour partie de l’appréciation des autorités de concurrence, qui peuvent procéder à des définitions de marché plus ou moins étroites selon leurs objectifs et la politique de concurrence suivie.

A titre d’illustration, l’Autorité de la concurrence française a, dans sa décision n°12-D-10, défini les marchés en cause comme étant la vente d’aliments secs haut de gamme pour chiens dans la distribution spécialisée et la vente d’aliments secs pour chats dans la distribution spécialisée (Décision n° 12-D-10 du 20 mars 2012 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’alimentation pour chiens et chats, §149 et suivants), un marché excessivement étroit qui lui a permis de sanctionner les pratiques d’accords anticoncurrentiels analysées, par la superposition de quatre critères cumulatifs restreignant la taille du marché.

Par ailleurs, l’exclusion de l’analyse de la concurrence potentielle au stade de la délimitation du marché en cause limite la prise en compte effective et rapide des évolutions des marchés. Les contraintes concurrentielles futures ne sont ainsi pas envisagées suffisamment en amont de l’analyse, ce qui réduit leur impact et fausse l’analyse concurrentielle.

Il serait utile de faire clairement appel aux trois critères dès le stade de la délimitation des marchés.

b) L’analyse de la substituabilité de la demande devrait évoluer

Dans la Communication, la substitution du côté de la demande est centrée autour de l’élasticité de la demande au prix.

Cette unique dimension apparaît aujourd’hui dépassée : la numérisation et la mondialisation de l’économie ont entraîné des changements importants dans les modes de consommation, et l’innovation est également devenue un facteur important de concurrence. Ce critère ne permet par ailleurs pas d’appréhender les activités fondées sur la gratuité et l’usage de la publicité.

c) La délimitation du marché géographique ne permet pas une prise en compte effective des marchés mondiaux

Le marché géographique est délimité selon une analyse au niveau national, communautaire ou de l’EEE. Cette méthodologie ne permet pas l’appréhension des marchés mondiaux, qui sont pourtant susceptibles de constituer une pression concurrentielle sur les marchés européens ou nationaux. Même si la Commission n’est pas compétente pour se prononcer sur la situation concurrentielle en dehors du territoire de l’Union, elle doit tenir compte de la dimension mondiale de certains marchés au regard de la mondialisation et de la globalisation de l’économie.

2. L’évaluation de la Commission devrait également porter sur certaines modalités pratiques d’application de la Communication

En dehors des indications juridiques et économiques précisées dans la Communication, l’analyse des marchés en cause par les autorités de concurrence fait apparaître des faiblesses.

a) Une analyse rigidifiée

En matière de délimitation de marchés, la pratique décisionnelle se fonde principalement sur les décisions antérieures. Si cette pratique a permis un degré important de sécurité juridique, elle a parallèlement entraîné une rigidification excessive de la pratique décisionnelle, rendant la prise en compte des évolutions du marché par les autorités de concurrence, ardue.

En France, la suppression de la distinction entre les canaux de vente au détail physiques et en ligne ne remonte ainsi qu’à 2016 (Décision n° 16-DCC-111 de l’Autorité de la concurrence du 27 juillet 2016 relative à la prise de contrôle exclusif de Darty par la Fnac, dans laquelle l’Autorité, après une analyse plus poussée des conditions effectives de concurrence sur le marché, constate que les canaux de distribution au détail physiques et en ligne des produits électroniques bruns et gris, ne constituent qu’un seul et même marché). De même, l’Autorité de la concurrence française a maintenu en 2017 son analyse sur l’existence d’un seul et même marché englobant le haut et le très haut-débit (Avis n° 17-A-09 de l’Autorité du 5 mai 2017 relatif à une demande d’avis de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes portant sur le cinquième cycle d’analyse des marchés de gros du haut- débit, du très haut-débit et des services de capacités, §55 et suivants).

Au niveau européen, l’on constate les difficultés rencontrées par la Commission pour l’appréhension des marchés digitaux multifaces. Dans la décision Google Shopping (Décision AT.39740 de la Commission européenne du 27 juin 2017, Google Search (Shopping)), la

Commission a ainsi délimité deux marchés concernant (i) le marché des services de recherche générale, et (ii) le marché des services comparatifs d’achat. Ces délimitations strictes, basées sur une méthodologie classique et détachée de la réalité économique, ont conduit à l’absence de prise en compte de concurrents du marché : le marché des services de recherche générale ne prend ainsi pas en compte les moteurs de recherche spécialisés, et le marché des services comparatifs d’achat exclut les plateformes sur lesquelles les achats sont possibles pour ne comprendre dans le marché que les purs services de comparaison.

De même dans le domaine de la publicité, le maintien d’un marché isolé de la publicité télévisée apparaît obsolète au regard du développement exponentiel de la publicité par internet, en particulier sur les plateformes de vidéos.

L’on relèvera également une habitude développée par la pratique décisionnelle tant au niveau européen que français, qui consiste pour l’autorité à envisager une nouvelle délimitation de marché tout en « laissant ouverte » la question et en se référant pour l’analyse à la délimitation antérieurement définie. Cette pratique est susceptible de porter atteinte à la sécurité juridique des opérateurs, qui ne peuvent déterminer quelle délimitation est applicable.

b) La prise en compte d’une temporalité insuffisante pour le droit des concentrations

Certaines décisions font apparaître la prise en compte d’une temporalité insuffisante dans le cadre de l’analyse des marchés pour les opérations de concentration. La concurrence potentielle n’est en effet pas prise en compte dans le cadre de la délimitation du marché pertinent, et même dans le cadre de l’analyse concurrentielle, elle n’est prise en compte que dans la limite d’un horizon de deux ans.

Or le contrôle des concentrations suppose une analyse prospective du marché. Une temporalité aussi limitée et intégrée tardivement dans l’analyse conduit à l’exclusion de certains concurrents potentiels pourtant susceptibles de bouleverser le marché à court ou moyen terme. Il est indispensable, en matière de contrôle des concentrations d’orienter davantage cette analyse vers l’avenir.

La décision Alstom/Siemens (Décision M.8677 du 6 février 2019, SIEMENS / ALSTOM) de la Commission illustre les difficultés liées à cette temporalité, alors que l’analyse des concurrents internationaux potentiels s’est rapidement révélée par la suite erronée.

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La pratique décisionnelle restrictive en matière de délimitation de marchés conduit ainsi à une réglementation stricte susceptible de désavantager l’industrie européenne par rapport aux industries concurrentes, notamment les industries américaines et chinoise (A titre d’illustration, dans le cadre de sa décision n°19-DCC-157 concernant la création d’une entreprise commune par les trois principales chaines gratuites françaises, l’Autorité de la concurrence française s’est bornée à reprendre les délimitations existantes de marchés sans tirer de conséquences de l’évolution du marché de la télévision non linéaire et si elle constate une évolution du marché, elle ne tranche pas la question. Elle a ainsi exigé des engagements stricts rendant la réalisation de l’opération extrêmement complexe (décision n° 19-DCC-157 du 12 août 2019 relative à la création d’une entreprise commune par les sociétés France Télévisions, TF1 et Métropole Télévision)) qui ont pu acquérir des positions de force mondiales sur leurs importants marchés nationaux, avec lesquelles les entreprises européennes peuvent difficilement rivaliser. La délimitation de marchés trop restreints pouvant être obsolètes conduit ainsi à une perte de compétitivité des entreprises européennes par rapport à ces géants mondiaux.

Cette évaluation est donc également l’occasion pour la Commission européenne de définir les bases d’une nouvelle politique de concurrence, plus intégrée et ancrée dans la réalité économique, au soutien des autres politiques européennes, notamment la politique industrielle, et alors que la Communication insiste sur le lien existant entre la notion de marché en cause et la politique de concurrence (« Le concept de marché en cause est étroitement lié aux objectifs poursuivis dans le cadre de la politique communautaire de la concurrence »).