CONCURRENCE • DROIT FRANÇAIS • Domaine d’application
Le droit de la concurrence a du mal à appréhender le phénomène de puissance d’achat. La puissance d’achat vise généralement mais non exclusivement les distributeurs et concerne essentiellement le marché amont, celui des relations entre distributeurs et fournisseurs, alors que la théorie des prix s’intéresse surtout aux offreurs de produits ou de services et s’applique au premier chef au marché aval, où se rencontrent distributeurs et consommateurs. En conséquence, les règles du droit de la concurrence ont été conçues à l’origine pour appréhender le pouvoir de marché des seuls producteurs, alors même que la concentration dans le secteur de la grande distribution et le renforcement de la puissance économique des acheteurs représentent le fait économique le plus marquant depuis les années 70.
En pratique, l’existence d’un pouvoir de marché se déduit surtout de l’importance de la part de marché détenue par l’entreprise dominante. Or, les acheteurs (par exemple dans le secteur de la grande distribution), ne contrôlent généralement qu’une part relativement faible d’un marché de produit déterminé et ne risquent donc que rarement de tomber sous le coup des incriminations traditionnelles du droit de la concurrence, sauf à caractériser un marché de service de distribution spécifique. En outre, la concentration à l’achat va plutôt dans le sens de la politique de concurrence, puisqu’elle permet de faire baisser les prix au bénéfice des consommateurs, même si elle est aussi susceptible d’entraîner des effets négatifs tant pour les consommateurs (banalisation des produits, disparition d’offres spécifiques, non-développement de produits…) que pour les producteurs, parties faibles au contrat, qui sont souvent victimes d’abus de puissance d’achat.
L’analyse classique, qui perçoit la relation producteur-distributeur comme une relation de délégation dans laquelle le distributeur est un simple agent du producteur, conduit en réalité à sous-estimer le service assuré par le distributeur et le pouvoir de marché dont il dispose. Or, le service que le distributeur ajoute au produit contribue de façon très importante à sa valorisation par les consommateurs. Les autorités de contrôle tendent d’ailleurs aujourd’hui à appréhender le marché aval non comme un marché de produits mais comme un marché de services. Selon l’Autorité de la concurrence, la pratique décisionnelle identifie six marchés au sein du commerce à dominante alimentaire, en utilisant plusieurs critères, tels que « la taille des magasins, leurs techniques de ventes, leur accessibilité, la nature du service rendu et l’ampleur des gammes de produits proposés » (hypermarchés / supermarchés / commerce spécialisé / petit commerce de détail ou superettes / maxi-discompteurs / vente à distance). Or, de même que le distributeur rend des services au consommateur, il en rend au producteur. Dès lors que l’on admet l’existence d’un marché de l’approvisionnement, on devrait considérer que le producteur ne fait pas face à un marché homogène, mais diversifié, en fonction de la spécificité des conditions de commercialisation. Les services rendus par les différents types de distributeurs que sont les hypermarchés, les supermarchés, le commerce spécialisé, le petit commerce de détail, et les maxidiscompteurs, ne sont pas les mêmes en termes de conditionnement, de présentation des produits ou de communication. Un commerce spécialisé offre un assortiment étroit et profond. La largeur et la profondeur de la gamme des produits offerts est sensiblement plus grande dans un hypermarché que dans un supermarché, qui lui-même présente un assortiment plus large et plus profond qu’un commerce de proximité. De même, un petit commerce ne peut ni recourir à des têtes de gondole, ni créer d’événements commerciaux pour la mise en avant des produits. Enfin, ces derniers sont d’une tout autre importance dans un hypermarché par opposition à un supermarché. Les différentes offres de services ne sont donc pas substituables les unes aux autres. Pour appréhender la puissance d’achat réelle d’un distributeur, il conviendrait de concevoir le marché amont plutôt comme un marché de service qu’un marché de produit et de lui appliquer un découpage symétrique à celui mis en œuvre sur le marché aval afin de tenir compte des services rendus par les distributeurs. L’abus de puissance d’achat ne serait plus perçu alors comme un abus de dépendance économique, mais comme l’expression d’un pouvoir de marché, conformément aux conceptions les plus classiques du droit de la concurrence. L’Autorité ouvre la porte à une sous-segmentation du marché amont par circuit de distribution, à tout le moins pour ce qui concerne certaines catégories de produits, en relevant simplement que « les éléments rassemblés au cours de l’instruction du présent avis suggèrent [qu’une telle segmentation] peut être appropriée ».