En l’espace de quelques semaines, le Tribunal de l’Union a eu l’occasion de se prononcer à deux reprises sur la question de la protection de la vie privée dans le cadre des enquêtes de concurrence.

Dans l’affaire Les Mousquetaires/ITM, le Tribunal a admis qu’au cours d’une inspection, l’entreprise peut, au même titre que les membres de son personnel, présenter une demande de protection de documents relevant de la vie privée pour s’opposer à leur saisie par les agents de la Commission. Le juge a précisé, que, pour produire effet, la demande devait être présentée avant la saisie et qu’une décision de rejet pouvait, le cas échéant, constituer un acte attaquable (TUE, 5 octobre 2020, LawLex202000002218JBJ).

Le 29 octobre 2020, le président du Tribunal a rendu deux nouvelles ordonnances, sur recours de Facebook contre des demandes de renseignements de la Commission fondées sur l’article 18, paragraphe 3 du règlement 1/2003, dans le cadre de ses enquêtes relatives à sa marketplace (aff. AT.40684) et à ses pratiques relatives aux données (aff. AT.40628).

Facebook dénonçait le caractère disproportionné des demandes de renseignements de la Commission, qui lui imposaient de fournir les documents identifiés sur le fondement de termes de recherche définis par l’autorité et particulièrement vastes, puisque certains étaient constitués de mots fréquents ou très courants tels que :

  • « grande question »,
  • « gratuitement »,
  • « fermeture »,
  • « mauvais pour nous »,
  • « publicité »,
  • « croissance »,
  • « idée »,
  • « avantage »,
  • « examiné », ou
  • « qualité ».

Selon Facebook, l’utilisation de tels mots-clés ferait nécessairement ressortir des documents dénués de pertinence ou sans nécessité pour l’enquête, ce que la Commission a elle-même reconnu, et porterait atteinte au droit fondamental au respect de la vie privée de l’entreprise et de ses personnels.

Facebook a donc exercé un recours en annulation contre les décisions de demandes de renseignements, assorti d’une demande de sursis à exécution. Comme le rappelle en l’espèce le Tribunal, une telle demande ne peut prospérer que si l’octroi du sursis est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et si elle présente un caractère urgent, c’est-à-dire si le sursis est nécessaire pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui le sollicite. Enfin, une mise en balance des intérêts en présence s’impose.

L’octroi d’un sursis à exécution par le juge de l’Union s’avère très rare en pratique. Or, en l’occurrence, le Tribunal a fait partiellement droit à la demande de Facebook. Partiellement seulement, car si le juge de l’Union consacre le droit à la vie privée des personnels de l’entreprise I), qu’il assortit de mesures de protection (III), il rejette l’existence d’un tel droit s’agissant de l’entreprise elle-même (II).

1. La consécration du droit à la vie privée des personnels de l’entreprise

Pour accorder le sursis à exécution, le juge s’est montré sensible au fait que :

  • les demandes, fondées sur des mots-clés particulièrement vastes, imposeraient aux entreprises de produire un nombre important de documents collectés sur ses serveurs, sans qu’aucune mesure spécifique additionnelle ne soit prévue pour assurer le respect du droit à la vie privée: elles s’apparenteraient de ce fait à des mesures aussi coercitives qu’une inspection et justifieraient un niveau de protection aussi élevé que celui garanti par l’article 20 du règlement 1/2003 relatif aux inspections ; un constat de violation de l’article 18, paragraphe 3, n’est donc pas à exclure ;
  • les demandes imposeraient à Facebook de fournir des documents qui ne sauraient être considérés comme étant nécessaires à la Commission pour démontrer ses présomptions d’infractions, parmi lesquels des documents contenant des données à caractère personnel sensibles (tels que les courriers privés échangés par des salariés au sujet de rapports médicaux et de rapports d’autopsie ainsi que les courriers échangés entre des salariés à des moments de grande détresse personnelle), qui pourraient être couverts par le règlement 2018/1725 du 23 octobre 2018, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions, organes et organismes de l’Union et à la libre circulation de ces données, ou le règlement 2016/679 du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (règlement général sur la protection des données – RGPD) ; le moyen tiré d’une violation du droit au respect de la vie privée, consacré par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union, n’est donc pas dépourvu de sérieux ;
  • l’élargissement du cercle des personnes ayant pris connaissance des données à caractère personnel sensibles en cause pourrait causer un préjudice grave aux personnes concernées; peu importe à cet égard que les fonctionnaires de la Commission soient astreints à une obligation de confidentialité ; il y aurait donc urgence à surseoir à la communication de ces données.

2. Le rejet de la protection du droit des entreprises au respect de leur vie privée

Le Tribunal a en revanche écarté la prétention de Facebook à une protection de sa vie privée. Facebook faisait valoir que les demandes de la Commission l’exposeraient à l’obligation de fournir des documents privés tels que :

  • des documents relatifs aux évaluations de sécurité de ses locaux ou concernant des conflits entre ses employés ;
  • des documents relatifs à ses efforts en matière de diversité, aux activités de modération du contenu de son site internet, des documents sensibles sur le plan commercial concernant des affaires fiscales, des annonces en bourse ou l’octroi de licences de contenu sportif.

Le Tribunal a écarté le risque de préjudice extrêmement grave en cas de communication irrégulière d’informations confidentielles en soulignant que ces documents n’avaient pas vocation à être divulgués aux concurrents de l’entreprise ou à être publiés par la Commission, étant précisé que les fonctionnaires et agents sont soumis à une obligation de confidentialité. Par ailleurs, s’agissant de demandes d’accès au dossier de la Commission par des tiers, le Tribunal souligne que l’autorité ne pourrait y faire droit car aurait nécessairement expurgé le dossier de documents dénués de rapport avec l’enquête après vérification de leur nécessité. En outre, il rappelle que les plaignants n’ont accès qu’à une version non confidentielle des documents. Enfin, une demande fondée sur le règlement 1049/2001 pourrait être rejetée en raison de la protection accordée aux documents relatifs à une enquête.

3. Les mesures prises pour assurer le respect du droit à la vie privée des personnels de l’entreprise

Il est frappant de constater que le Tribunal n’a pas remis en cause la méthode de sélection des documents demandés par la Commission, caractérisée par l’utilisation de mots-clés de recherche extrêmement vastes. Il se contente en effet d’entériner dans ses ordonnances la procédure ad hoc de vérification des documents contenant des données à caractère personnel sensibles, négociée en amont de la procédure entre la Commission et Facebook.

La procédure définie se déploie en trois temps :

– dans un premier temps, Facebook identifiera les documents contenant des données à caractère personnel sensibles et les communiquera sur un support électronique séparé à la Commission ;

– dans un deuxième temps, les documents en cause seront placés dans une salle de données virtuelle accessible à un nombre aussi restreint que possible de membres de l’équipe chargée de l’enquête, en présence (virtuelle ou physique) d’un nombre équivalent d’avocats de la requérante ;

– dans un troisième temps, les membres de l’équipe chargée de l’enquête examineront et sélectionneront les documents en cause, tout en donnant aux avocats de la requérante la possibilité de les commenter avant de verser les documents considérés comme pertinents au dossier.

En cas de désaccord sur la qualification d’un document, le document contesté ne sera pas versé au dossier de l’enquête et les avocats de la requérante auront le droit d’expliquer les raisons de leur désaccord.

En cas de désaccord persistant, les avocats de la requérante pourront demander au directeur chargé de l’information, de la communication et des médias à la DG « Concurrence » de trancher le désaccord.

Il est regrettable qu’une telle procédure soit limitée aux documents relevant de la vie privée des salariés de l’entreprise. Elle pourrait être mise en œuvre à profit pour protéger également les entreprises contre les dérives inévitables de la procédure de sélection des documents définie par la Commission, qui a elle-même reconnu qu’elle pouvait conduire à l’extraction de documents sans lien avec l’enquête.