Le 28 février 2020, à l’issue d’une réunion avec les partenaires sociaux au ministère du Travail, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, a déclaré que le coronavirus est désormais considéré comme “un cas de force majeure”.
Qu’en est-il en réalité ? Toute entreprise peut-elle s’emparer de ce fondement pour échapper à toute obligation résultant de tout contrat eninvoquant une impossibilité d’exécution liée à la pandémie actuelle ? En pratique, les choses sont plus complexes. Tout est affaire d’espèce et va dépendre notamment de la date et de la nature du contrat, du type d’obligation souscrit, des effets de la pandémie sur la faculté de remplir ses obligations, de la nature contractuelle ou délictuelle de la responsabilité invoquée et de la qualité du raisonnement juridique présenté en dernier recours aux tribunaux.
1. Que risque-t-on en droit positif si l’on n’exécute pas ses obligations en situation normale ?
L’article 1217 du Code civil applicable aux contrats conclus depuis le 1er octobre 2016 prévoit que « La partie envers laquelle l’engagement n’a pas été exécuté, ou l’a été imparfaitement, peut : refuser d’exécuter ou suspendre l’exécution de sa propre obligation ; poursuivre l’exécution forcée en nature de l’obligation ; obtenir une réduction du prix ; provoquer la résolution du contrat ; demander réparation des conséquences de l’inexécution. Les sanctions qui ne sont pas incompatibles peuvent être cumulées ; des dommages et intérêts peuvent toujours s’y ajouter. »
2. Peut-on invoquer la force majeure pour échapper à sa responsabilité ?
L’ordonnance du 10 février 2016, applicable aux contrats conclus depuis le 1er octobre 2016, a codifié la jurisprudence sur la force majeure en la définissant de façon précise: « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur» (Article 1218 du Code civil). Elle a également précisé les conséquences de la force majeure dans les termes suivants : « Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1».
3. Quelles sont les conditions de base à remplir pour pouvoir bénéficier de la force majeure ?
Pour qu’un événement soit caractérisé de force majeure, trois conditions cumulatives doivent être réunies :
Imprévisibilité : l’imprévisibilité de l’événement doit être entendue de manière raisonnable. La jurisprudence en décidait déjà ainsi avant la réforme, presque tous les événements étant en fait prévisibles, y compris les pires catastrophes. La jurisprudence s’attache donc à des critères d’anormalité, de soudaineté et de rareté. Il faut donc distinguer entre les faits qu’une personne avisée aurait dû normalement prévoir et les autres. L’imprévisibilité s’apprécie lors de la conclusion du contrat, et non pas lors de l’accident comme en matière délictuelle.
Irrésistibilité : ce critère s’entend comme l’impossibilité d’éviter les effets de l’événement par des mesures appropriées. Autrement dit, de l’impossibilité d’exécuter l’engagement souscrit. Le fait que l’exécution soit plus difficile que prévue ne suffit pas à constituer l’irrésistibilité. L’impossibilité d’exécution doit correspondre à un empêchement absolu, ce qui emporte exclusion d’une appréciation par rapport aux forces personnelles du débiteur. L’appréciation doit ainsi s’effectuer par rapport au standard de la personne raisonnable et au jour de la réalisation du dommage.
Extériorité : avant la réforme, deux arrêts d’Assemblée Plénière, en date du 14 avril 2006 ne semblaient plus exiger l’extériorité. (Contra : Civ. 1re, 14 octobre 2010, n° 09-16.967) qui exige l’extériorité). La réforme du droit des obligations dissipe le doute puisqu’il exige « un évènement échappant au contrôle du débiteur ». Ainsi, peut échapper au contrôle du débiteur aussi bien un événement qui lui est extérieur, qu’un événement qu’il fait naître lui-mêmeindépendamment de sa volonté (par ex. une maladie), la condition d’extériorité est ainsi élargie. La référence au contrôle du débiteur permet donc de prendre en compte, à l’instar de la jurisprudence antérieure, des événements qui, sans être extérieurs au débiteur, échappent à sa sphère d’influence.
4. Une épidémie satisfait-elle nécessairement aux conditions de la force majeure ?
Par le passé, la jurisprudence française s’est souvent montrée réticente à admettre la qualification de force majeure pour une épidémie. Le caractère imprévisible et irrésistible a souvent été discuté. Ainsi, il a été considéré que l’épidémie de dengue était récurrente et donc prévisible (Nancy, 1ère ch. Civ., 22 nov. 2010, RG n° 09/00003) ou que l’arrivée du virus H1N1 avait été largement annoncée avant même l’implémentation de réglementations sanitaires (Besançon, 2è ch. Com., 8 janv. 2014, RG n° 12/02291). L’impossibilité d’exécuter n’a pas été reconnue par plusieurs décisions en ce qui concerne le virus Ebola, faute de démonstration d’une impossibilité d’exécuter en raison du virus (Paris, Pôle 1, ch. 3, 29 mars 2016, RG n° 15/05607) ou de lien de causalité entre le virus et la baisse d’activité de l’entreprise (Paris, Pôle 6, ch. 12, 17 mars 2016, RG n° 15/04263). S’agissant du coronavirus, le caractère extérieur lié à l’absence de contrôle de l’évènement apparaît rempli. Au minimum, pour les contrats conclus avant la déclaration par l’OMS du COVID 19 urgence de santé publique de portée internationale le 30 janvier 2020, le caractère imprévisible devrait être établi. L’irrésistibilité devra en revanche faire l’objet d’une démonstration au cas par cas et ne s’applique pas nécessairement à toute obligation.
5. Les parties peuvent-elles étendre ou limiter les cas de force majeure ?
La situation peut encore se complexifier en raison du caractère supplétif de la force majeure (et ce que les contrats aient été conclus avant ou après la réforme du droit des obligations par l’ordonnance du 10 février 2016) : les parties peuvent adopter une définition différente de la force majeure ou en aménager les effets. Il faut donc se référer au contrat pour savoir s’il aménage ou non les conditions de la force majeure.
6. Quel rôle joue la force majeure en droit de la rupture de relations commerciales établies ?
Plusieurs décisions admettent que celui qui subit une baisse de ses commandes du fait d’une situation de force majeure ne peut se voir reprocher une rupture brutale d’une relation commerciale établie. En ce sens, il peut invoquer un cas de force majeure et ne peut se voir imputer une rupture brutale d’une relation commerciale établie (CA Paris, 20-09-2017 : la fermeture administrative d’un établissement constitue un cas de force majeure qui l’autorise à rompre sans préavis les relations établies avec ses prestataires ; CA Paris, 12-09-2019, un changement du cadre réglementaire, qui impose à l’entreprise de laisser ses salariés choisir eux- mêmes leur organisme de formation, constitue un cas de force majeure qui justifie la rupture des relations commerciales directes entretenues entre l’employeur et le formateur).
7. Est-il possible de recourir à l’imprévision ?
Dans le cas où la force majeure ne pourrait être invoquée, faute de remplir ses conditions et notamment celle de l’irrésistibilité, l’entreprise peut avoir recours au mécanisme de l’imprévision (s’il n’a pas été écarté dans le contrat) consacré, depuis la réforme du code civil en 2016, à l’article 1195 qui dispose que : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »
8. Comment procéder en pratique ?
On ne peut pas généraliser ; la situation doit être évaluée impérativement au cas par cas. La meilleure approche semble être de procéder par questions successives :
1. Vérification dans chaque contrat s’il contient des clauses relatives à la force majeure, à sa définition et aux conditions de mise en œuvre ;
2. Vérification de la prévisibilité, donc de la date de conclusion du contrat ;
3. Vérification de la condition d’irrésistibilité, à apprécier in concreto, dans sa survenance (inévitable) et ses effets (insurmontables) en constituant un dossier étayé de preuves;
4. Vérification de la propre capacité du cocontractant à remplir ses obligations ;
5. Bilan juridique en essayant d’imaginer comment un juge apprécierait à la situation au cas d’espèce;
6. Notification de la force majeure en respectant scrupuleusement le formalisme prévu contractuellement ;
7. Analyse des stratégies alternatives : imprévision, négociation, clauses de dédit, etc.