La portée de l’arrêt Eurelec : non, la Cour de justice n’a pas entendu empêcher le Ministre français de l’Economie d’agir devant les tribunaux français sur la base du droit français en cas de pratiques restrictives ou abusives ayant un effet en France.

Le 22 décembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt dans l’affaire opposant Eurelec Trading SCRL et Scabel SA, sociétés ayant leur siège en Belgique, au Ministre français de l’Economie (CJUE, 8è ch., aff. C-98/22).

Cet arrêt répond à une question préjudicielle de la cour d’appel de Paris sur l’interprétation qu’il convient de faire de l’article 1er paragraphe 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.

Par sa question, la cour d’appel de Paris souhaitait simplement savoir comme le rappelle très clairement la CJUE dans son arrêt si l’article 1er du règlement n° 1215/2012 « doit être interprété en ce sens que la notion de ‘’matière civile et commerciale’’, au sens de cette disposition, inclut l’action d’une autorité publique d’un Etat membre contre des sociétés établies dans un autre Etat membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier Etat membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’enquête ou des pouvoirs d’agir en justice exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers ».

Dans son arrêt, la Cour de justice dit pour droit que :

L’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que :

la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, n’inclut pas l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers.

Cet arrêt a fait l’objet de nombreux articles de la presse généraliste. Certains commentaires ont fait valoir que « la CJUE dénie à la France le droit de s’immiscer dans les affaires d’une entité installée dans un autre Etat membre », que la Cour de justice aurait rendu un arrêt « empêchant l’action du Ministre de l’Economie contre ce type de structures qui contractent avec les fournisseurs à l’étranger », que l’action du Ministre ne serait pas conforme au droit européen, voire même que « le gouvernement français abusait de sa puissance en mettant en œuvre des moyens exorbitants du droit commun » et qu’Eurelec n’aurait à respecter que le droit belge (Les Echos, 26 déc. 2022). Nous ne partageons pas cet avis quant à la portée de l’arrêt Eurelec de la Cour de justice.

1. La portée de l’arrêt Eurelec : la simple inapplicabilité du règlement Bruxelles I bis aux actions du Ministre exorbitantes du droit commun

Il convient de ne pas exagérer la portée de l’arrêt Eurelec. Cet arrêt répond seulement de façon technique à la question de savoir si le Règlement européen Bruxelles I Bis sur la compétence est applicable lorsqu’une autorité publique d’un Etat européen exerce contre des sociétés d’un autre Etat européen des pouvoirs d’enquête ou des pouvoirs d’agir en justice exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers.

La CJUE considère que ces pouvoirs d’enquête et la demande de prononcé d’une amende sont des pouvoirs exorbitants par rapport à ce qu’une personne privée comme une entreprise ou une association pourrait demander et que dans ce cas particulier, le règlement européen Bruxelles I bis n’a pas vocation à s’appliquer car l’action du Ministre ne relève pas de la matière civile et commerciale.

La seule portée de l’arrêt Eurelec est donc de dire que l’action du Ministre suite à des visites et saisies ou lorsqu’il demande le prononcé d’une amende ne ressort pas de la matière civile et commerciale et donc que très logiquement le règlement sur la compétence en matière civile et commerciale ne s’applique pas.

La Cour de justice ne prend absolument pas position sur la loi applicable, la question ne lui était pas posée ; elle ne dit pas davantage que le Ministre ne pourrait pas agir devant un tribunal français en vertu du droit français ; elle ne critique en aucun point le droit français des pratiques restrictives et abusives dont la conformité avec le droit européen n’est pas contestée par l’arrêt, pas plus qu’elle ne porte le moindre jugement négatif sur l’action ou les pouvoirs du Ministre.

L’arrêt Eurelec n’est d’ailleurs pas du tout révolutionnaire. Il est dans la droite ligne d’un précédent arrêt, l’arrêt MOVIC (CJUE, 16 juil. 2020, Movic e. a., aff. C-73/19, EU :C :2020 :568) qui était déjà annonciateur de la solution énoncée dans l’affaire Eurelec.

L’arrêt Movic avait déjà effectué une distinction entre les différentes actions d’une autorité publique selon qu’elles relevaient ou non de la matière civile et commerciale au sens du règlement.

Dans cet arrêt, il avait déjà été jugé :

que l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que relève de la notion de « matière civile et commerciale », figurant à cette disposition, une action opposant les autorités d’un État membre à des professionnels établis dans un autre État membre dans le cadre de laquelle ces autorités demandent, à titre principal, à ce que soit constatée l’existence d’infractions constituant des pratiques commerciales déloyales prétendument illégales et ordonnée la cessation de celles-ci, ainsi que, à titre accessoire, à ce que soient ordonnées des mesures de publicité et à ce que soit imposée une astreinte.

Le même arrêt précisait déjà en revanche que :

s’agissant de la demande formulée devant la juridiction de renvoi par les autorités belges, tendant à se voir octroyer la compétence d’établir l’existence d’infractions futures par simple procès-verbal rédigé par un fonctionnaire assermenté de la direction générale de l’inspection économique, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé aux points 75 à 77 de ses conclusions, il ne peut être considéré qu’une telle demande relève de la notion de « matière civile et commerciale », car cette demande porte en réalité sur des pouvoirs exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers.

L’arrêt EURELEC prend donc simplement position sur l’application ou non du règlement Bruxelles I bis sur la compétence en matière civile et commerciale à l’action du Ministre.

Il n’exclut l’applicabilité du Règlement Bruxelles I bis qu’aux actions réservées au Ministre comme les pouvoirs d’enquête et l’amende civile, se référant par ailleurs à la jurisprudence antérieure de la CJUE qui confirme que les actions dites partagées, pouvant être initiées par le Ministre ou par une personne privée, continuent à relever du règlement Bruxelles I bis (cessation des pratiques, nullité, répétition de l’indu).

2. Les suites pratiques de l’arrêt Eurelec : le Ministre pourra toujours agir devant les tribunaux français en vertu du droit français contre les pratiques restrictives et abusives des opérateurs étrangers ayant un effet en France

L’arrêt Eurelec ne devrait produire aucun effet pratique sur l’effectivité du pouvoir d’action du Ministre par rapport aux pratiques restrictives ou abusives des opérateurs qui seraient établis à l’étranger ou qui tenteraient de délocaliser leur siège à l’étranger en considérant que cet établissement à l’étranger leur permettrait d’échapper à la compétence des tribunaux français et de la loi française bien que leurs contrats ou actions envers des fournisseurs français puissent être à l’origine d’un fait dommageable sur le territoire français.

D’abord le Ministre pourra toujours agir devant les tribunaux français et en vertu du droit français sans aucun problème en vertu du règlement Bruxelles I bis pour solliciter la cessation des pratiques, la nullité des clauses abusives et/ou la répétition de l’indu qui relèvent du domaine d’action partagé du Ministre avec les opérateurs privés. En tant que tiers aux contrats litigieux et exerçant une action autonome qui lui est propre en vue du respect de l’intérêt public, il ne sera pas tenu par les clauses attributives de compétence ou compromissoires qu’ils contiennent (Cass. Civ. 1ère, 6 juill. 2016, n° 15-21.811 ; Paris, pôle 1, ch. 1, 15 sept. 2015, n° 15/07435).  Les tribunaux français seront compétents, s’agissant d’une action délictuelle ou légale pour des faits dommageables sur le territoire français et au préjudice d’opérateurs français.

S’il agit sur la base de ses pouvoirs d’enquête et/ou pour solliciter le prononcé d’une amende, la seule conséquence de l’arrêt Eurelec est que dans ce cas les règles de compétence ne dépendront pas du règlement Bruxelles I bis. Cela ne signifie pas qu’il y aurait dans ce cas un ensemble vide s’agissant des règles de compétence et du droit applicable. Le fait de ne pas relever du règlement Bruxelles I bis ne signifie pas qu’une action ne relève de nulle part et ne pourrait être soumise à aucune juridiction.  Dans ce cas, l’action du Ministre est une action qui n’est pas de nature civile ou commerciale mais probablement de nature répressive et quasi pénale qui ne relève d’aucun règlement européen. Une telle action relève en principe des tribunaux français conformément à l’article L. 442-4 et aux articles D-442-2 et D.442-3 du code de commerce. Elle relève également du droit français sans qu’il soit même besoin d’invoquer la nature de loi de police de la loi française du fait de la territorialité du fait dommageable ou de l’effet réalisé en France à l’instar des règles définies en droit de la concurrence. Il appartient désormais à la cour d’appel de Paris de statuer.

D’une certaine façon, l’arrêt Eurelec constitue peut-être même une défaite stratégique pour les centrales d’achat internationales de la grande distribution et par ricochet pour les GAFAM établis à l’étranger et qui opèrent en France. Il clarifie en effet les règles de compétence, met fin à une controverse ralentissant les procédures et pourra d’autant plus inciter le Ministre à faire usage de ses pouvoirs exorbitants du droit commun ou de son pouvoir d’injonction administrative.