La force majeure constitue en droit français un concept défini avec précision. L’article 1218 du Code civil dispose de façon claire qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».
La jurisprudence et la doctrine en ont également clairement défini les contours. Il est admis que les effets de la force majeure ne se produisent que si l’exécution de l’obligation en cause est impossible. Il n’existe dès lors pas de force majeure a priori et in abstracto, mais uniquement au regard d’une obligation contractuelle précise qu’il est impossible d’exécuter. Cette impossibilité est entendue strictement. Ainsi, il résulte de la doctrine et de la jurisprudence que « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure » (Com., 16 sept. 2014, n° 13-20.306, Bull. civ., IV, n°306 ; D. 2014, 1217, note J. François ; RDC, 2015, 21, obs. Y.-M. Laithier).
De même, il est indiscutable que la charge de la preuve de la force majeure et de ses éléments constitutifs incombe au débiteur de l’obligation et non au créancier (Com., 17 mars 1998, n° 95-21.547 ; RJDA, 7/98, n°753 ; Paris, Pôle 6, ch. 12, 17 mars 2016, n° 15/04263).
Il est possible d’aménager contractuellement la force majeure, notamment en modifiant sa définition et en soumettant par exemple sa mise en œuvre à des conditions de notification. Le contentieux récent opposant EDF aux fournisseurs alternatifs d’électricité montre cependant que tout aménagement du droit commun de la force majeure, qu’il concerne le fond ou la procédure, expose les parties à un aléa considérable. L’enseignement de ce contentieux très médiatisé est qu’il est nettement préférable de s’en tenir au droit commun, bien balisé, plutôt que de l’aménager sous peine d’être exposé à des conséquences difficilement prévisibles.
Rappelons brièvement le contexte factuel. Les concurrents d’EDF lui achètent de l’électricité au prix fixe régulé de 42 € le kWh, mais compte tenu de la chute de la consommation d’électricité de 15 % lors du confinement, ils ont vu les tarifs aval baisser de 40 %. Ils ont alors fait valoir qu’ils étaient en droit d’invoquer la clause de force majeure contractuelle, n’étant plus en mesure selon eux d’exécuter leurs obligations dans des conditions économiques raisonnables.
Ils ont d’abord tenté leur chance auprès du régulateur de l’énergie, la CRE, initiatrice du contrat-type en cause. La CRE a néanmoins considéré que « la force majeure ne trouverait à s’appliquer que si l’acheteur parvenait à démontrer que sa situation économique rendait totalement impossible l’exécution de l’obligation de paiement », que tel n’était pas le cas et que par conséquent la demande d’activation de la clause de force majeure n’était pas justifiée (Délib. CRE, n° 2020-071 du 26 mars 2020).
Après avoir vainement tenté de contester la position défavorable du régulateur de l’énergie quant à l’invocation de la clause de force majeure devant le Conseil d’Etat (CE, 17 avr. 2020, n° 439949, RLC 3824, juin 2020, 15), ils se sont tournés vers le tribunal de commerce de Paris en engageant des actions en référé sur le fondement du dommage imminent et du trouble manifestement illicite que leur causerait la poursuite de leurs obligations.
Ce nouvel épisode du différend s’est révélé plus favorable pour les fournisseurs alternatifs. Le 20 mai 2020, le président du tribunal de commerce de Paris a fait droit aux demandes formées en référé par la société Total Direct Energie contre EDF (T. com. Paris, réf., 20 mai 2020, n° 2020016407, BRDA 14/20 du 15 juil. 2020, obs. L. et J. Vogel, p. 21 ; AJ Contrat, juil. 2020, 335, obs. Ch.-E. Bucher). Cette première décision a été suivie d’autres rendues dans le même sens, opposant EDF à Gazel Energie Solutions (T. com. Paris, réf., 26 mai 2020, n° 2020016517) ou encore à Alpiq Energie France (T. com. Paris, réf., 27 mai 2020, n° 2020017535).
Contre toute attente, ces décisions viennent d’être confirmées par la cour d’appel de Paris statuant en référé (Paris, Pôle 1, ch. 2, 28 juil. 2020, nos 20/06689 et 20/06675). La motivation des décisions d’appel a sensiblement évolué par rapport à celle des décisions de première instance. Les premiers juges avaient en effet considéré que la crise du Covid-19 constituait en soi un cas de force majeure et interprété le contrat sur plusieurs questions controversées en concluant que les fournisseurs alternatifs devaient être considérés comme étant en situation de force majeure du fait de l’épidémie.
En appel, la motivation est différente. Les arrêts considèrent qu’il n’y a pas lieu à interprétation, que la combinaison des clauses contractuelles conduit à considérer que la charge de la preuve de l’absence de force majeure repose sur le créancier de l’obligation dès lors que le débiteur lui notifie un cas de force majeure et qu’en l’espèce l’obligation en cause est celle de prendre livraison de l’électricité qui ne peut plus se faire à des conditions économiques raisonnables compte tenu de la chute des cours du marché qualifiée de cas de force majeure.
Que ce soit en première instance ou en appel, il apparaît déjà un peu surprenant que le juge des référés se soit reconnu le pouvoir juridictionnel de statuer en présence d’une clause fortement controversée nécessitant d’être interprétée pour conclure à l’existence d’un trouble manifestement illicite, ce qui est contraire à la jurisprudence dominante selon laquelle la nécessité de l’interprétation du contrat exclut le trouble illicite (Cass. com., 12 mars 2013, n° 11-22.048 ; Papeete, 31 janv. 2019, n° 18/00166).
De façon plus fondamentale, l’interprétation de la clause de force majeure aménagée effectuée par la cour conduit à inverser la charge de la preuve de la force majeure (I) et à exonérer le débiteur en raison d’une obligation dont il n’était pas démontré que l’exécution était devenue impossible et en raison finalement d’une baisse des prix sur le marché aval non imprévisible en matière d’énergie (II).
I. L’inversion de la charge de la preuve de la force majeure
Les deux arrêts de la cour d’appel de Paris rendus le 28 juillet 2020 procèdent à une inversion de la charge de la preuve de la force majeure en faisant reposer sur le créancier de l’obligation la démonstration de l’absence de force majeure du débiteur. Cette inversion contraire au droit positif résulte d’une dénaturation de la lettre et de l’esprit de la clause de notification de la force majeure à la charge du débiteur de l’obligation.
L’article 10 du contrat litigieux imposait en effet à « la partie souhaitant invoquer le bénéfice de la force majeure » d’informer notamment l’autre partie « dès connaissance de la survenance de l’événement de force majeure » et prévoyait également par ailleurs que « les obligations des parties sont suspendues pendant la durée de l’événement de force majeure », la suspension prenant effet « dès la survenance de l’événement de force majeure » et entraînant « de plein droit l’interruption de la cession annuelle d’électricité ». L’arrêt fait un amalgame de ces stipulations réparties dans différents articles du contrat et en déduit que l’invocation par une partie d’un cas quelconque de force majeure notifiée à l’autre a pour effet automatique de suspendre de plein droit ses obligations. En d’autres termes, selon l’arrêt, il suffit de décider d’un cas de force majeure et de le notifier à l’autre partie pour que cette déclaration unilatérale ait pour effet de suspendre l’exécution du contrat, à charge pour l’autre partie de « justifier que l’événement invoqué ne constitue manifestement pas un tel cas, et ce avec l’évidence requise en référé ».
Le formalisme de la notification des cas de force majeure est ainsi dénaturé en faculté purement potestative laissée au débiteur, subordonnée à une simple manifestation de volonté de sa part, de se soustraire à l’exécution de son obligation en invoquant un cas constitutif à ses yeux de force majeure et inversant la charge de la preuve en faisant peser sur le créancier de l’obligation la démonstration qu’il ne s’agit manifestement pas de force majeure avec l’évidence requise en référé. Il s’agit là d’une soumission des obligations du débiteur à une condition purement potestative nulle de plein droit et d’une négation complète du droit positif qui impose au débiteur de prouver que les conditions d’imprévisibilité, d’impossibilité d’exécution et d’irrésistibilité du cas de force majeure sont remplies ainsi que d’une violation des conditions du référé qui font peser sur le demandeur la preuve de l’existence d’un trouble manifestement illicite.
Il résulte pourtant de l’article 1353 alinéa 2 du Code civil (ancien art. 1315) que « celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ». Cette solution générale ressort également de l’article 1231-1 du Code civil disposant que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure ».
Une jurisprudence constante fait dès lors reposer la charge de la preuve de la force majeure sur celui qui l’invoque : « la charge de la preuve de la force majeure incombe à celle à qui elle est opposée » (Com., 29 juin 1964, n° 338 ; dans le même sens : CJUE, aff. T-234/11, 19 juin 2012, Aranga Jaramillo e.a./BEI ; TGI Paris, 4e ch., sect. 1, 19 avr. 2005, n°01/17642 ; Paris, 1re ch., 5 avr. 2018, n° 17/00511 ; Besançon, 1re ch., 10 avr. 2018, n° 14/01077).
Après avoir inversé la charge de la preuve, les deux arrêts reconnaissent l’existence d’un cas de force majeure du fait de l’existence d’une baisse du prix de l’électricité liée aux conséquences de l’épidémie sans réelle démonstration que le débiteur était dans l’impossibilité d’exécuter l’obligation analysée de prendre livraison.
II. L’exonération du débiteur de son obligation de prendre livraison en raison d’une baisse des cours sans réelle démonstration d’une impossibilité d’exécuter l’obligation de prise de livraison dans des conditions économiques raisonnables
Les deux arrêts considèrent en se référant aux stipulations contractuelles que les obligations litigieuses sont de « prendre livraison de la totalité des produits cédés », d’en payer le prix et de prendre une garantie de paiement, l’obligation principale étant considérée par les décisions comme celle « de prendre livraison des quantités cédées ».
Or, à aucun moment les arrêts ne font apparaître une impossibilité pour les acheteurs de prendre livraison des quantités cédées « dans des conditions économiques raisonnables ». Les arrêts considèrent implicitement que du fait de la baisse des prix de revente, l’obligation de prendre livraison de l’électricité ne se ferait plus à des conditions économiques raisonnables en raison non pas d’un renchérissement de l’obligation de prendre livraison mais du fait que le débiteur n’a plus l’utilité du produit compte tenu de la baisse des prix sur le marché aval. A aucun moment il n’est allégué qu’en raison de l’épidémie ou du confinement les acheteurs seraient dans l’impossibilité de prendre livraison ou seraient soumis à des coûts de prise de livraison démesurés rendant la prise de livraison à des conditions économiques déraisonnables. Le fait que l’électricité soit revendue moins cher ne change rien au fait que les acheteurs étaient en mesure d’en prendre livraison à des conditions économiques raisonnables sans hausse des coûts de livraison.
Le raisonnement des arrêts conduit ainsi à justifier la situation de force majeure non pas directement par la pandémie mais en réalité par la baisse du cours de l’électricité sur le marché aval liée à la baisse de la demande elle-même liée aux mesures de confinement suite à l’épidémie. En d’autres termes, c’est finalement la baisse des cours qui caractérise en réalité la force majeure. Or, s’agissant d’énergie, la baisse possible des cours est inhérente au produit et n’est en aucune façon imprévisible (Paris, 27 nov. 2014, n° 12/02473 approuvé par Com., 21 juin 2017, n° 15-11.154 ; Saint-Denis de la Réunion, 22 avr. 2016, n° 14/01842).
La réalité d’un cas de force majeure n’apparaît donc pas en l’espèce, et encore moins avec l’évidence requise en référé.
La morale de cette histoire est qu’en droit, il vaut bien souvent mieux s’en tenir au droit commun des contrats plutôt que de tenter de faire preuve de trop d’imagination sous peine de s’exposer à des conséquences difficilement prévisibles et aléatoires.