Consciente des mutations importantes qui ont impacté les activités de paiement ces dernières années, l’Autorité de la concurrence, qui s’était autosaisie en janvier 2020, a rendu son avis sur la situation concurrentielle dans le secteur des nouvelles technologies appliquées aux activités financières.
Elle y pointe du doigt plusieurs risques anticoncurrentiels, dont un sur lequel la Commission a récemment déclaré enquêter à la suite d’une plainte du fournisseur de musique en continu, Spotify, à l’encontre d’Apple, concernant l’utilisation obligatoire du service d’achat intégré Apple Pay pour la distribution de contenu numérique payant…
Les évolutions du secteur des paiements
En quelques années, à la suite d’innovations technologiques et de l’adoption des directives sur les services de paiement, notamment la seconde directive 2015-2366 du 25 novembre 2015, dite « DSP2 », le secteur des paiements a été marqué par une évolution importante de l’offre qui a conduit à une dynamique nouvelle de marché et s’est traduite par l’entrée d’acteurs non-bancaires : les « FinTech », qui regroupent un grand nombre d’entreprises aux profils et modèles économiques variés, allant de la « start-up » en passant par des acteurs bien établis mais issus d’autres secteurs d’activités et disposant d’une base de clientèle déjà constituée – tel Orange ou Carrefour – jusqu’aux grands acteurs du numérique, dits « BigTech », c’est-à-dire les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) pour l’Europe et les USA et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) pour l’Asie.
Tandis que le paiement sur internet s’est généralisé, sont apparus de nouveaux canaux de paiement – tel le paiement sans contact ou par smartphone – ainsi que des méthodes de paiement alternatives reconnues par la Banque de France, comme le « Bitcoin » ou les « Stable coins » – nouvelle génération de crypto monnaie – que certains acteurs souhaitent développer en vue d’émettre un « stable coin » indexé sur le dollar.
Ces nouveaux services de paiement ont été permis par le recours à deux nouvelles technologies : le « cloud computing », qui désigne l’ensemble des solutions et services informatiques opérés à distance, de stockage, de calcul et de gestion de données, concentré dans les mains d’un petit nombre d’offreurs très puissants – dont Amazon, Microsoft et Google – et la « blockchain », qui constitue un mode d’enregistrement de données produites en continu, sous forme de blocs liés les uns aux autres dans l’ordre chronologique de leur validation, dans lequel chacun des blocs et leur séquence sont protégés contre toute modification et qui a été historiquement développée pour permettre la réalisation de transactions en crypto-actifs.
Face à ces évolutions, les acteurs bancaires traditionnels contribuent également à l’innovation en mettant en œuvre des stratégies d’adaptation à la numérisation des services de paiement. Les établissements bancaires investissent ainsi soit directement, par des prises de participation, dans les FinTech afin d’internaliser certaines fonctions proposées par ces dernières, créer des synergies ou conquérir de nouveaux marchés, soit concluent des accords de coopération ou de partenariat avec les FinTech, et notamment les BigTech, afin d’être en mesure de leur proposer les services Apple Pay, Google Pay ou Samsung Pay – qui permettent aux détenteurs des smartphones de payer à distance et sans contact -, soit investissent de façon intensive dans la recherche et le développement pour améliorer leurs services.
La situation concurrentielle du secteur des paiements
L’Autorité souligne d’abord que la définition de marchés pertinents risque de s’avérer particulièrement complexe, notamment dans le cadre de l’analyse prospective des concentrations, compte tenu du caractère biface de certains marchés, tel que celui du paiement par carte bancaire, et du dynamisme du secteur, qui se traduit par une multitude de services innovants intégrés ou combinés à des services préexistants, ce qui rend l’identification des services offerts sur le marché difficile.
Le secteur des paiements est en outre caractérisé par des barrières à l’entrée et à l’expansion, d’ordre réglementaire, économique, et liées à l’accès à certaines infrastructures et données.
Le respect de la réglementation, très présente, et différenciée selon les services proposés – pas moins de 11 agréments distincts selon l’activité visée – et les objectifs poursuivis – bon fonctionnement du système financier, mais aussi lutte contre le blanchiment des capitaux ou le financement du terrorisme -, engendre des coûts considérables. Paradoxalement, certains services, comme Apple Pay par exemple, ne relèvent pas du Code monétaire et financier.
Les effets de réseaux et les économies d’expérience et d’échelle constituent les principales barrières économiques à l’entrée, expliquant pourquoi certaines FinTech pénètrent le marché en s’appuyant sur des réseaux de distribution préexistants.
L’Autorité identifie une troisième catégorie de barrières à l’entrée liée à la détention d’avantages concurrentiels propres aux différents acteurs du secteur. Il s’agit : pour les banques, de leur position historique qui leur confère notamment une expérience inégalée dans la maîtrise de la conformité aux réglementations, une bonne réputation en matière de sécurité et de protection des données, une solide base de clients et la possibilité de mutualiser certains coûts ; pour les FinTech, du fait qu’elles ne supportent ni les coûts liés au maintien des infrastructures interbancaires, ni ceux afférents aux réseaux physiques d’agences et qu’elles disposent d’un savoir-faire en matière de simplification du « parcours client » qui favorise la création de solutions de paiement adaptées aux attentes et nouveaux usages des consommateurs ; pour les BigTech, d’une très large communauté d’utilisateurs issue de leurs activités principales, sur laquelle elles peuvent prendre appui pour se développer dans le secteur des paiements – comme Apple ou Amazon ont pu le faire par exemple avec Apple Pay ou Amazon Pay – et d’un volume de données considérables s’y rapportant qu’elles peuvent coupler avec l’usage d’un algorithme, de leur puissance financière, de leur notoriété susceptible de fidéliser certains clients et enfin, de leur écosystème structuré autour d’une plateforme intégrant leur solution de paiement, qui les met en capacité d’offrir un parcours client difficilement réplicable par leurs concurrents.
Les risques concurrentiels identifiés
L’Autorité relève quatre risques d’atteinte à la concurrence.
D’abord, il existerait un risque de renforcement du pouvoir de marché des BigTech, qui, par l’intermédiaire des données collectées auprès de leurs utilisateurs dans le cadre de leurs activités principales, mais aussi de paiement, pourraient augmenter l’attractivité de leurs plateformes respectives, tout en détenant un avantage concurrentiel incomparable et difficilement réplicable par leurs concurrents dans le secteur des paiements. En outre, l’Autorité redoute la mise en œuvre par les BigTech de pratiques de « self-preferencing » ou de restrictions d’accès à leur solution de paiement sans contact par smartphone, intégrée à leur plateforme, tel Amazon Pay ou Apple Pay, etc.
Par ailleurs la détention de données de compte de paiement accessibles en ligne par les acteurs bancaires traditionnels pourrait présenter des risques de verrouillage de l’accès à la clientèle pour de nouveaux opérateurs dans le secteur des paiements, tels les prestataires de services d’initiation de paiement (PSIP) et les prestataires de services d’information sur les comptes (PSIC) fortement dépendants de l’accès à de telle données pour opérer sur le marché.
L’utilisation de la blockchain présente des risques d’atteinte à la concurrence, non spécifiques au secteur des paiements, de la part tant des détenteurs de l’accès à la chaîne de blocs que de ses utilisateurs, qui sont susceptibles de relever du droit des ententes comme de celui de l’abus de domination.
Enfin, il existerait un risque de remise en cause du modèle de banque universelle et de marginalisation des acteurs bancaires traditionnels : si un scénario dans lequel les FinTech s’émanciperaient entièrement du système bancaire en créant leurs propres infrastructures apparaît improbable aujourd’hui, les acteurs traditionnels pourraient se voir réduits, à terme, à des tâches d’exécution impliquant des coûts fixes importants (charges règlementaires, réseau physique, infrastructures de paiement) tout en étant marginalisés dans la chaîne de répartition de la valeur.
Avis de l’AdlC n° 21-A-05 du 29 avril 2021 portant sur les secteurs des nouvelles technologies appliquées aux activités de paiement.