Partenaire de longue date du Cercle Montesquieu, le cabinet Vogel a participé aux Débats du Cercle du 1er juin dans le cadre de l’atelier n° 3 sur Les nouveaux visages du contentieux dans le monde post-covid.
Ce débat avec Joseph Vogel et Mattias Fekl a été animé par Denis Musson et a évoqué successivement quatre thèmes :
- Quelles leçons tirer à la sortie de la crise pandémique du COVID sur le traitement et le règlement des conflits en matière économique ?
- Quels potentiels apports peut apporter la digitalisation, notamment en France, à l’efficacité de la justice publique ou privée ?
- Assiste-t-on à une américanisation du contentieux en Europe, avec le développement d’actions collectives ou l’ouverture de nouveaux champs contentieux avec l’intervention de tiers financeurs et le forum shoping ? Quelles pratiques voyez-vous émerger et quels conseils donnez-vous aux entreprises ?
- On reparle de plus en plus des MARDs, mais l’option n’est pas nouvelle, croyez-vous à leur vrai essor dans un avenir proche et pourquoi maintenant ?
Sur ces différents thèmes, la position exprimée par Joseph Vogel a été en synthèse la suivante.
- Quelles leçons tirer à la sortie de la crise pandémique du COVID sur le traitement et le règlement des conflits en matière économique ?
Les réponses à la crise pandémique ont été contrastées.
Les réponses collectives ont été assez positives. Les Etats notamment en France, ont pris des mesures pour soutenir l’économie, aider les entreprises, éviter les conflits, assouplir l’application du droit fiscal, du droit social, du droit des sociétés, etc. Toutes ces mesures ont permis directement ou indirectement de limiter les conflits. En France en particulier des mesures collectives ont été prises pour éviter pendant les périodes les plus critiques des résiliations ou l’application de clauses résolutoires ou de pénalités. A titre d’exemple, en droit de la concurrence, les autorités de concurrence ont validé très rapidement de très nombreuses aides d’Etat, ont accepté de favoriser certaines coopérations entre entreprises pour faire face à la crise ou donner des avis aux entreprises et aux organisations professionnelles pour les aider à analyser la conformité de leurs accords au droit de la concurrence. En contrôle des concentrations, la crise a été l’occasion pour la première fois pour l’Autorité de la concurrence de reconnaître l’application de la failing company defense dans le cadre du rachat des magasins Conforama par But.
En revanche, le règlement judiciaire des conflits inter-individuels s’est avéré plus compliqué. Trois exemples permettent d’illustrer ces difficultés, l’échec de l’imprévision, les difficultés d’invocation de la force majeure et l’aléa des procédures quant aux contentieux de masse liés à la crise, notamment s’agissant des conflits entre bailleurs et locataires commerçants et entre assureurs et restaurateurs au regard des assurances pertes d’exploitation. A première vue, l’imprévision pouvait paraître comme un instrument parfaitement adapté à la crise. L’imprévision introduite en droit français par la réforme du droit des contrats pour les contrats conclus à compter du 1er octobre 2016 ne l’ayant pas écartée constitue en effet la faculté pour un contractant en cas de demander la renégociation du contrat et à défaut d’accord sa modification ou sa résiliation par le juge en cas de circonstances imprévisibles rendant l’exécution du contrat excessivement onéreuse. En pratique, l’imprévision a quasiment toujours été rejetée par les tribunaux pour de multiple raisons. Il a ainsi été jugé que l’imprévision ne s’appliquait pas parce que les contrats avaient été conclus avant le 1er octobre 2016, ou parce qu’ils écartaient l’imprévision, ou encore parce que le contrat écartait implicitement l’imprévision, s’agissant d’un contrat de swap, aléatoire, à forfait ou comportant une clause d’indexation. L’imprévision a également pu être rejetée parce que les circonstances n‘ont pas été jugées imprévisibles ou que l’exécution n’était pas excessivement onéreuse. Enfin, beaucoup d’entreprises ont renoncé à invoquer l’imprévision car elles étaient à la recherche d’une solution rapide alors que l’imprévision impose de continuer à exécuter le contrat pendant tout le processus judiciaire d’escalation qui peut être très long. De même, même si la crise du Covid est souvent considérée dans le langage commun come un cas de force majeure, juridiquement cette qualification est beaucoup plus difficile à caractériser. Selon la jurisprudence, elle ne s’applique en effet pas aux obligations de payer et ne bénéficie pas au bénéficiaire d’une prestation empêché d’en profiter. Elle ne peut-être invoquée que par le débiteur d’une obligation empêché de l’exécuter, une simple difficulté d’exécution ne suffisant pas. Le droit commun de la force majeure est en réalité difficile à invoquer, les décisions les plus spectaculaires ayant accepté de reconnaître des cas de force majeure n’ont pas été rendus en droit commun, mais à propos de clauses de force majeure étendue comme dans les différends opposant EDF aux fournisseurs alternatifs d’électricité. Dans le cadre des contentieux de masse, l’aléa des solutions judiciaires a conduit de nombreux opérateurs à préférer trouver des accords amiables ; cela a été le cas très fréquemment notamment s’agissant des différends entre bailleurs et locataires commerçants ou entre compagnies d’assurances et restaurateurs à propos des garanties pertes d’exploitation.
- Quels potentiels apports peut apporter la digitalisation, notamment en France, à l’efficacité de la justice publique ou privée ?
La digitalisation peut permettre d’importants gains de productivité et faciliter le fonctionnement de la justice publique ou privée. Deux grands chantiers nous attendent, la digitalisation des procédures et celle de la production du droit.
La crise a accéléré la digitalisation des procédures. Les tribunaux et les autorités administratives indépendantes ont en particulier développé les audiences à distance et la digitalisation des procédures. Les cabinets d’avocats et les directions juridiques ont favorisé les visio-conférences et le travail à distance. Il reste naturellement beaucoup à faire. Un rapport récent de Paris Place de droit auquel a participé de façon importante Denis Musson, l’animateur de noter table ronde, a effectué une quinzaine de propositions pour encourager la digitalisation des procédures (généraliser la signature électronique, plate-former intégralement la gestion des procédures, intégrer les communications d’avocats au sein d’un véritable tribunal digital, faciliter les audiences à distance, autoriser l’usage de moyens de présentations numériques, faciliter l’archivage de l’audience, publier et favoriser l’accès aux décisions de justice, mettre à disposition du justiciable une information de qualité, créer un outil de communication efficace à destination des justiciables étrangers, traduire les outils au moins en anglais, effectuer des campagnes de marketing, diffuser les outils numériques, faire du tribunal de commerce de Paris un pilote des changements, mettre en place un cercle de réflexion, faire évoluer le rôle des mandataires et du barème). L’expérience montre que certaines institutions sont très en avance en matière de digitalisation. La Cour de justice de l’Union européenne et l’Autorité de la concurrence sont ainsi très actives dans ce domaine. Plus les institutions sont autonomes et décentralisées, plus la mise en œuvre de la digitalisation paraît favorisée.
Un autre chantier concerne la production du droit. Dans ce domaine, la digitalisation permet de faciliter l’accès à la donnée, ce qui va permettre d’appliquer à ces données digitalisées des méthodes algorithmiques. L’usage des techniques de NLP permet de traduire les données en langage machine. Ces méthodes permettent de faire des progrès spectaculaires en termes de recherche, d’aider les juristes dans leurs travaux, de mettre en œuvre des algorithmes de recommandations, etc. Il s’agit d’une véritable disruption dans la production du droit. Nous nous sommes lancés dans l’aventure en mettant au point une plate-forme de recherche juridique en droit économique proposant des outils de recherche avancée dans les sources de droit économique, de jurisprudence et de doctrine, avec un plan thématique innovant proposant une catégorisation de la jurisprudence, des legal charts, un legal tracker, etc.
- Assiste-t-on à une américanisation du contentieux en Europe, avec le développement d’actions collectives ou l’ouverture de nouveaux champs contentieux avec l’intervention de tiers financeurs et le forum shoping ? Quelles pratiques voyez-vous émerger et quels conseils donnez-vous aux entreprises ?
Il existe certainement une tendance à l’américanisation du droit qui se traduit par une expansion du private enforcement, des actions de groupe et des actions groupées et du financement de ces actions par des tiers financeurs.
Cette américanisation doit cependant avoir des limites et n’ira pas aussi loin que ce que l’on constate aux Etats-Unis pour un ensemble de raisons structurelles et institutionnelles. Il faut d’abord être prudent en termes d’américanisation et de recours accru au private enforcement. Chaque système a sa logique et son équilibre. Aux Etats-Unis, le private enforcement est plus important qu’en Europe et le public enforcement moins important qu’en Europe. Le fait d’amplifier le private enforcement en France ne devrait dès lors pas s’accompagner d’une plus grande sévérité du public enforcement sous peine de déséquilibrer le système avec le risque d’aboutir à des sanctions démesurées. C’est malheureusement la tendance en droit de la conurrence : le private enforcement a été renforcée mais en même temps, le public enforcement n’a pas cessé d’être rendu plus sévère. La réente communication sanctions de l’Autorité de la concurrence conduit ainsi à un doublement quasi automatique des sanctions en même temps que les entreprises sont exposées à des dommages intérêts de plus en plus considérable sua fur et à mesure de l’application de la directive européenne sur l’indemnisation des victimes de pratiques anticoncurrentielles transposée en droit national.
Les actions collectives ont été encouragées en France et en Europe. Leur développement paraît cependant nécessairement plus limité qu’aux Etats-Unis pour différents raisons. En premier lieu, les actions de groupe ou les actions groupées sont nécessairement en général moins rentables en France qu’aux Etats-Unis. Notre droit repose en effet sur un principe de réparation intégrale qui limite l’indemnisation au préjudice effectivement subi alors que les dommages-intérêts accordés aux Etats-Unis sont sans commune mesure avec ceux accordés en France. En deuxième lieu, il existe en France des obstacles culturels et institutionnels à l’action de groupe. Elle est limitée à une quinzaine d’associations agréées et dans des domaines spécifiques. Enfin, il apparaît qu’un certain nombre d’actions collectives sont parfois initiées sur des thèmes dénués de fondement. Ainsi, récemment une association a lancé une action de groupe en soutenant que le lancement d’une action de rappel par une entreprise devait nécessairement être considérée comme la reconnaissance d’un vice caché, d’un défaut de conformité et d’une violation de l’obligation de sécurité de produits alors que par définition une action de rappel est effectuée à titre préventif en vertu du principe de précaution et dans le cadre de l’obligation de sécurité. Une telle action a été rejetée à juste titre en première instance et récemment en appel. Le financement d’actions par des tiers financeurs progresse en France mais se heurte également à la moindre rentabilité des actions en dommages-intérêts en France par rapport au droit américain.
- On reparle de plus en plus des MARDs, mais l’option n’est pas nouvelle, croyez-vous à leur vrai essor dans un avenir proche et pourquoi maintenant ?
La crise sanitaire a conduit à un développement des modes amiables de règlement des litiges. Dans le cadre des débats, nous avons été un peu en retrait par rapport à l’enthousiasme de Mattias Fekl pour les différents modes de règlement amiable des litiges. Il est vrai que de nombreuses mesures récentes tentent de favoriser à tout prix le règlement amiable et même à empêcher ou entraver les actions en justice (obligation de tentative de conciliation pour une série de petits litiges inférieurs à 5.000 euros, irrecevabilité jurisprudentielle des actions en justice en cas de non-respect d’une clause de conciliation obligatoire, possibilité de formule exécutoire pour donner force exécutoire à une transaction ou un accord suite à une médiation, conciliation ou procédure participative, invitation des juridictions à s’engager dans des procédures amiables en début ou en fin de procédure, découragement des appels par le formalisme accru des procédures d’appel, etc). Le fait de décourager les actions par le formalisme n’est pas opportun et finit par générer un contentieux pathologique additionnel. Le fait d’encourager les règlements amiables ne doit pas faire oublier qu’avant toute action en justice, les avocats des parties se sont généralement efforcés de trouver un accord amiable. Si aucun accord n’a pu être trouvé dans ce cadre, il n’est par certain que le recours aux MARDs permette d’augmenter de façon spectaculaire la probabilité d’un accord même si l’utilité des MARDs est évidente. Enfin, il ne faut pas oublier que dans un système de droit occidental, le procès fait partie intégrante de l’essence même du processus de fabrication du droit.