Le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne ont publié le 14 décembre 2022 un nouveau Règlement européen relatif au contrôle des subventions étrangères susceptibles de fausser la concurrence sur le marché intérieur. Ce Règlement, entré en vigueur au début de l’année 2023, a été complété récemment par son Règlement d’application le 10 juillet dernier.
Ce Règlement était particulièrement attendu : il vient en réalité répondre à une carence du droit européen, qui réglementait déjà les aides d’Etat au sein de l’Union, mais pas les aides en provenance d’Etats tiers.
Ce nouveau texte dispose d’un champ d’application assez étendu (1), et instaure de nouveaux types de contrôles des subventions étrangères, dits ex ante (2) et ex-officio (3), qui font l’objet d’une procédure réglementaire particulière mais pas inédite (4).
Pour les entreprises, ce texte peut constituer une nouvelle contrainte mais aussi dans certains cas une opportunité. Du point de vue des contraintes, il devient impératif de vérifier l’origine des aides dont l’entreprise peut bénéficier, en particulier en cas d’opération de concentration ou de participation à des marchés publics ; la vigilance doit concerner tous les types de subventions, notamment l’octroi de prêts ou d’accès à des infrastructures. De lourds dossiers de notification peuvent devoir être rédigés, impliquant des recherches assez importantes et le cas échéant une argumentation en défense. Mais d’un point de vue stratégique, en sens inverse, il est désormais possible de dénoncer l’octroi, à des concurrents, de subventions étrangères faussant potentiellement la concurrence.
En tout état de cause, il n’est plus possible de faire l’économie de l’analyse et ce d’autant plus que la Commission entend appliquer le texte de façon pro-active. Dans un premier temps, elle a surtout porté son attention sur des entreprises chinoises dans des secteurs aussi variés que le ferroviaire, l’énergie ou les équipements de sécurité principalement dans le cadre d’appels d’offres. Plus récemment, la Commission a commencé à cibler des opérations de concentration (cf. l’enquête ouverte sur l’acquisition par Emirates Telecommunications d’actifs du tchèque PPF Telecom dans plusieurs Etats européen en août dernier pour 2,2 milliards d’euros).
1. Le champ d’application du Règlement sur les subventions étrangères (RSE)
Selon l’article 3 du RSE, une « subvention étrangère » est une contribution financière directe ou indirecte d’un pays non-membre de l’Union européenne, qui est attribuée à une ou plusieurs entreprises ou à un ou plusieurs secteurs, et qui confère un avantage à une entreprise présente sur le marché européen.
Pour être interdites, ces subventions étrangères doivent affecter nocivement un marché concurrentiel en offrant un avantage indu aux entreprises subventionnées. Le RSE identifie comme particulièrement nocives les pratiques qui consistent à :
Permettre d’acquérir une société cible de l’UE en surenchérissant par rapport à ses concurrents ;
Permettre à une entreprise de faire une offre à prix bas pour l’acquisition d’un marché public ;
Redresser une entreprise en difficulté ;
Financer les exportations ;
Garantir toutes les dettes d’une société.
La contribution financière peut prendre n’importe quelle forme tant qu’elle constitue un gain économique pour l’entreprise ciblée par la subvention. Ainsi, la subvention peut prendre la forme d’un prêt sans intérêt, de garanties illimitées, d’un traitement fiscal préférentiel ou de l’apport de capitaux par l’Etat tiers.
Cette contribution financière doit émaner d’un Etat tiers. Cette condition paraît évidemment remplie lorsque le gouvernement central ou ses autorités déconcentrées ou décentralisées sont la source de la subvention, mais l’origine de la subvention peut également être plus indirecte : c’est en particulier le cas lorsque la contribution financière émane d’une entreprise publique ou d’une entreprise privée dont les actes peuvent être attribués à l’Etat tiers.
Enfin, l’entreprise en question doit être présente sur le marché public, c’est-à-dire qu’elle doit entretenir une activité économique dans l’Union européenne pour que le règlement lui soit applicable ratione personae.
En somme, en présence d’une contribution financière émanant d’un Etat tiers à l’Union venant directement ou indirectement aider une ou plusieurs entreprises sur le marché européen, le Règlement 2022/2560 trouvera dorénavant à s’appliquer.
2. La création de deux procédures de notification ex-ante
Le RSE crée deux nouvelles modalités de notification à la Commission : désormais, les entreprises seront soumises à des obligations de notification préalable à la réalisation de certaines opérations de concentration, ainsi que de certaines opérations de passation de marchés publics.
2.1. La notification ex-ante des opérations de concentration
Les articles 20 et 21 du RSE entérinent une nouvelle obligation pour les entreprises de notifier à la Commission les concentrations qui font intervenir une contribution financière de pouvoirs publics d’un État non-membre de l’UE lorsque :
Premièrement : au moins l’une des entreprises – parmi l’entreprise acquise, une des parties à la fusion ou l’entreprise commune – génère un chiffre d’affaires dans l’UE d’au moins 500 millions d’euros et,
Deuxièmement : la contribution financière étrangère est évaluée à plus de 50 millions d’euros ;
Les concentrations soumises à l’obligation de notification sont ainsi portées à la connaissance de la Commission après la conclusion de l’accord de fusion-acquisition, mais avant la réalisation de l’opération. En effet, les opérations doivent être suspendues jusqu’à ce que la Commission rende une décision.
En principe, la Commission dispose de 25 jours après notification complète de la concentration pour procéder à son évaluation. En cas d’enquête approfondie, le délai est porté à 90 jours. Toutefois, en pratique, l’obligation de complétude du dossier peut allonger drastiquement les délais, en différant le point de départ du délai d’enquête au jour où la Commission estimera souverainement avoir reçu l‘ensemble des documents nécessaires à l’évaluation de l’opération.
2.2. La notification ex-ante des opérations de passation ou de concession de marchés publics
Les articles 28 et 29 du RSE introduisent quant à eux une autre obligation pour les entreprises qui bénéficient d’une contribution financière étrangère. Elles ont dorénavant un devoir de notifier à la Commission toute participation à des procédures de passation des marchés publics lorsque :
Premièrement : la valeur estimée du marché est d’au moins 250 millions d’euros,
Et deuxièmement : la contribution financière étrangère concernée est d’au moins 4 millions d’euros par État non-membre de l’UE.
La Commission procède à un examen préliminaire au plus tard 20 jours ouvrables après réception de la notification complète. Dans des cas dûment justifiés, la Commission peut prolonger ce délai de dix jours ouvrables une fois.
En cas d’ouverture d’une enquête approfondie, la Commission dispose de 110 jours pour mener son enquête. A nouveau, elle peut solliciter un délai supplémentaire de 20 jours ouvrables après consultation du pouvoir adjudicateur, et dans des cas exceptionnels dûment justifiés.
Similairement aux opérations de concentration, le soumissionnaire faisant l’objet de l’enquête ne peut se voir attribuer le marché jusqu’à la fin de l’enquête ou jusqu’à l’expiration du délai.
3. Le contrôle ex-officio de toute autre opération
Pour toutes les autres opérations et situations dans lesquelles peuvent se trouver des entreprises sur le marché, la Commission dispose du droit d’ouvrir des enquêtes de sa propre initiative, aussi appelées contrôles ex-officio. Elle exerce cette prérogative si elle soupçonne l’existence de subventions étrangères génératrices de distorsions de concurrence en dehors des cas où existe déjà une obligation de notification des opérations économiques. Ce pouvoir ressort de l’article 9 du RSE.
Cet article dispose que les informations sur lesquelles se fonde la Commission pour prendre sa décision d’ouvrir une enquête peuvent émaner de n’importe quelle source : Etat membre, personne morale ou personne physique. Dès lors, le Règlement instaure une possibilité de dénonciation des subventions étrangères, et ce, de manière confidentielle :
« La Commission devrait avoir le pouvoir, de sa propre initiative, d’examiner tout renseignement sur les subventions étrangères. Les États membres et toute personne physique ou morale ou association devraient pouvoir fournir à la Commission des informations sur les subventions étrangères présumées faussant le marché intérieur. La Commission pourrait établir un point de contact pour faciliter la communication de ces informations de manière confidentielle. » (Considérant (27) du RSE)
Les pouvoirs ex-officio de la Commission incluent la possibilité d’imposer la notification des procédures de passation de marché et des concentrations ne dépassant pas les seuils susmentionnés, la Commission n’étant pas liée par ces derniers.
De cette manière, ne sont pas seulement contrôlées les concentrations et la passation de marchés publics.
Concernant la procédure instaurée dans de tels cas : selon les termes de l’article 10 s’ouvre en premier lieu une enquête préliminaire. Lorsque la commission décide d’ouvrir cette enquête préliminaire, dans le cas de passation ou de concession de marchés publics, la Commission en informe aussi l’entité adjudicatrice pour qu’elle suspende la procédure en cours.
Si la Commission soupçonne l’existence potentielle d’une distorsion de marché particulièrement grave ou complexe causée par une subvention étrangère, celle-ci peut ouvrir une enquête approfondie.
Selon les textes, la Commission doit s’efforcer de ne pas dépasser dix-huit mois d’enquête. Mais cette syntaxe indique plutôt une obligation de moyen qu’un délai rigide.
4. La procédure d’enquête
4.1. Pouvoirs de la Commission
Lors de ses enquêtes, la Commission peut, à l’instar des procédures en droit de la concurrence, demander des renseignements et mener des inspections.
La Commission peut s’adresser à n’importe quelle entreprise pour obtenir la production des renseignements et documents dont elle estime avoir besoin. De surcroit, ces renseignements peuvent être demandés aux Etats membres, soumis à une obligation de réponse, mais également aux Etats tiers.
Elle est toutefois limitée par le principe de proportionnalité, qui l’oblige à ne demander que ce qui est nécessaire.
Les demandes de renseignements doivent comporter certaines mentions : la base juridique de la demande, la finalité de celle-ci, les renseignements exigés, un délai de réponse ainsi que les conséquences de la non-coopération ou de l’absence de réponse.
Concernant les inspections, les agents mandatés de la Commission sont investis des pouvoirs suivants :
Accéder à tous les locaux d’entreprises ou d’associations d’entreprise ;
Contrôler tous les livres et documents professionnels et pouvoir en tirer des copies ;
Demander des explications à tout membre du personnel de l’entreprise sur les documents ;
Apposer des scellés sur tous les locaux commerciaux et livres ou documents pendant la durée de l’inspection.
Les inspections doivent être ordonnées par voie de décision. Celle-ci doit préciser le but et l’objet de l’inspection, les conséquences de la non-coopération, les possibilités d’assigner des amendes et astreintes ainsi que le droit de recours devant la Cour de Justice de l’Union au bénéfice des entreprises en vertu de l’article 263 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Les amendes ou astreintes que peut infliger la Commission sont détaillées à l’article 17 du RSE. Les amendes sont plafonnées à un montant correspondant à 1% du chiffre d’affaires réalisé par l’entreprise au cours de l’exercice précédent. Les astreintes, ordonnées notamment en cas de refus de production de certains documents, peuvent s’élever à 5% du chiffre d’affaires journalier de l’entreprise par jour ouvrable de retard.
4.2. L’appréciation d’une distorsion de marché
Selon l’article 4 du RSE, une atteinte à la concurrence sur le marché intérieur existe lorsque la subvention étrangère renforce la position concurrentielle de l’entreprise et que cette subvention affecte réellement ou potentiellement la concurrence dans le marché intérieur.
Pour examiner les effets sur la concurrence, la Commission se penche notamment sur :
Le montant et la nature de la subvention ;
Sur la situation de l’entreprise, y compris sa taille, et sa position sur le ou les marché(s) ou secteur(s) concerné(s) ;
Sur le niveau et l’évolution de l’activité économique sur ce marché ;
Et sur le détail de subvention, c’est-à-dire sur sa finalité, sur ses conditions d’utilisation ou ses conditions d’obtention.
La Commission fonde son analyse sur la mise en balance des effets positifs et négatifs de la subvention étrangère sur le marché. Elle met également en œuvre des présomptions :
Elle considère ainsi que des subventions étrangères sont peu susceptibles de fausser la concurrence si le montant reçu est inférieur à 4 millions d’euros sur une période de trois ans.
De plus, les subventions étrangères sont considérées comme ne faussant pas la concurrence si leur montant est inférieur aux seuils applicables aux aides de minimis en vertu des règles de l’Union en matière d’aides d’état.
Ces subventions bénéficient de la même présomption si elles sont destinées à remédier aux dommages causés par des catastrophes naturelles ou par d’autres événements extraordinaires.
4.3. Enumération des décisions que la Commission peut prendre à l’issue de son enquête
La Commission peut prendre différentes décisions à la suite de son enquête, la première d’entre elles étant la décision de ne pas émettre d’objection au versement d’une subvention. Il s’agit des cas dans lesquels la Commission conclut que la subvention ne fausse pas le jeu de la concurrence, ou que la potentielle distorsion de marché est compensée par suffisamment d’effets positifs.
Lorsqu’elle constate qu’une subvention étrangère fausse le marché intérieur, mais que l’entreprise faisant l’objet d’une enquête propose des engagements qu’elle juge appropriés et suffisants pour remédier pleinement et effectivement à la distorsion, la Commission peut adopter une décision rendant ces engagements contraignants pour l’entreprise
Lorsqu’elle constate qu’une subvention étrangère fausse le marché intérieur, la Commission peut adopter une décision imposant des mesures réparatrices si les engagements proposés par l’entreprise sont insuffisants ou inexistants. Les engagements ou les mesures réparatrices peuvent prendre, entre autres, les formes suivantes :
L’octroi d’un accès aux autres entreprises, à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires, à des infrastructures qui ont été acquises grâce aux subventions ;
Une réduction de capacités ou de la présence sur le marché, y compris au moyen d’une restriction temporaire de l’activité commerciale ;
L’interdiction de certains investissements ;
La publication des résultats de la recherche et du développement ;
L’obligation, pour les entreprises, de dissoudre une concentration ou ;
Le remboursement de la subvention étrangère.
Enfin, dans le cadre des concentrations devant être notifiées, la Commission peut interdire une concentration si les engagements proposés par l’entreprise mise en cause sont insuffisants. De la même manière, la Commission peut interdire la passation ou la concession d’un marché public à une entreprise.
Il paraît nécessaire de tirer de ce Règlement deux conséquences :
Il devient impératif de vérifier l’applicabilité du contrôle des aides dont l’entreprise peut bénéficier, en particulier en cas d’opération de concentration ou de participation à des marchés publics ; la vigilance doit concerner tous les types de subventions, notamment l’octroi de prêts ou d’accès à des infrastructures.
Il est désormais possible de dénoncer l’octroi, à des concurrents, de subventions étrangères faussant potentiellement la concurrence en préparant un dossier complet et convaincant pouvant être transmis à la Commission.