Les conclusions de l’évaluation du règlement n°1/2003 sur la mise en œuvre des règles relatives aux pratiques anticoncurrentielles. Quelles réformes anticiper ?

Le 16 décembre 2002, la Commission adoptait le règlement n°1/2003 relatif à la mise en œuvre des règles relatives aux pratiques anticoncurrentielles prévues par le Traité.

L’objectif du texte, mentionné à son premier considérant, était clair : permettre une application efficace et uniforme des articles 81 et 82 du Traité CE, devenus 101 et 102 TFUE.

Pour y parvenir, le texte introduisait deux innovations majeures par rapport au règlement 17 auquel il succédait :

  • mettre un terme à la procédure de notification à la Commission des accords anticoncurrentiels pour solliciter le bénéfice d’une exemption individuelle, les entreprises étant invitées à procéder à une auto-évaluation de leurs accords ;
  • mettre en Å“uvre un système décentralisé et d’application parallèle par les autorités nationales de concurrence (« ANC ») des règles du Traité en matière de pratiques anticoncurrentielles.

En complément, le règlement créait des mécanismes de coopération entre les ANC et la Commission au sein du réseau européen de concurrence (« REC ») et renforçait les pouvoirs d’investigation de la Commission.

Vingt ans après l’adoption du texte, la Commission a entamé un processus d’évaluation du règlement n°1/2003 et de son règlement d’application, le règlement n°773/2004.

La Commission européenne a ainsi lancé en juin 2022 une consultation publique, avec un questionnaire général et un questionnaire plus détaillé à destination d’un public ayant une expérience spécifique en la matière, organisé des ateliers avec les parties prenantes, consulté les ANC et commandé une étude externe.

Les conclusions de cette phrase d’évaluation ont été dévoilées par la Commission le 5 septembre 2024.

La Commission n’a pour l’heure pas pris position sur la nécessité de procéder à une révision du règlement n°1/2003 sur la base de cette évaluation.

Le bilan est positif et il est assez clair que la Commission n’envisage pas de remise en cause fondamentale des principes fondateurs du règlement n°1/2003 : l’outil demeure, selon les services, indispensable et efficace. Pour autant, le rapport esquisse des pistes pour accroître l’effectivité de l’application du droit de la concurrence qui pourraient être explorées si une réforme devait être entreprise.

1. Le règlement n°1/2003 : un outil jugé efficace et toujours pertinent

Le bilan de vingt ans d’application du règlement est jugé positif, et même extrêmement positif, le rapport d’évaluation soulignant que les attentes initiales ont été dépassées. Ainsi, selon le rapport d’évaluation :

  • La suppression de la procédure de notification des accords a permis aux entreprises d’économiser temps et argent et à la Commission d’affecter plus efficacement ses ressources en les concentrant sur les affaires de cartel et d’abus de position dominante. Le nombre de décisions rendues chaque année par la Commission dans des affaires de cartel a ainsi quasiment doublé depuis l’adoption du règlement (7,3 par an contre 4 dans les dernières années d’application du règlement 17).
  • L’application décentralisée et parallèle des règles du Traité a conduit à un contrôle jugé plus efficace. Qu’on en juge : depuis l’adoption du règlement, la Commission et les ANC ont adopté plus de 1650 décisions, dont 85% ont été prises par les ANC.

Sur ces deux points, le constat ne peut être que partagé. Les participants à l’évaluation ont cependant appelé à des améliorations.

Tout d’abord, les entreprises, conviées à réaliser une auto-évaluation de leurs pratiques, sont toujours en recherche de sécurité juridique. Elles ont donc invité la Commission à poursuivre et approfondir ses travaux pour leur fournir les guides nécessaires. L’on sait à quelle point celle-ci est active dans ce domaine, avec la refonte récente des Lignes directrices horizontales et celle en cours sur les pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes ; le travail devrait être poursuivi. Néanmoins, le rapport écarte l’idée de reconnaître en droit positif le legal privilege des juristes d’entreprises, du fait de l’absence d’indépendance des salariés et d’un impact supposé sur l’effectivité des procédures. Ces craintes ne sont pas justifiées ; la reconnaissance de ce legal privilege est en outre indispensable pour assurer l’effectivité de la compliance concurrence au sein des entreprises.

Ensuite, les entreprises et praticiens ont souligné que la coopération qui existe au sein du REC devrait être plus poussée et les mécanismes de consultation de la Commission pour savoir si elle peut être intéressée par une reprise du dossier, entourés de délais. Les entreprises et praticiens ont aussi pointé des analyses divergentes des ANC (comme sur la question des ventes sur le places de marché dans les réseaux sélectifs) ou des actions parallèles des ANC (comme dans le cas de Booking). La portée de ces critiques peut cependant être relativisée, les cas en cause étant peu nombreux. Dans l’affaire Booking la coopération entre les ANC française, italienne et suédoise, a permis d’aboutir à des engagements harmonisés. Le renvoi préjudiciel permet aussi de remédier à la situation, la Cour contribuant par ce biais à l’interprétation uniforme des règles du traité en matière de concurrence par les ANC ; en témoignent notamment les décisions rendues par la Cour dans l’affaire Coty [1] sur les places de marché et la récente décision Booking [2], dans un contexte de divergence entre ANC sur l’analyse et la nécessité d’intervenir au sujet des clauses de parité dites restreintes, c’est-à-dire limitées aux seuls canaux de vente directe des hôteliers.

 

2. Les pistes évoquées pour accroître l’efficacité des procédures

Malgré le satisfecit global qui se dégage, le rapport évoque des pistes pour accroître encore l’effectivité de l’application du droit de la concurrence, en augmentant certains pouvoirs de la Commission et en lui permettant de mettre en œuvre un traitement accéléré et plus efficient des procédures.

2.1 Augmenter les pouvoirs de la Commission

  • Plusieurs aspects du dispositif actuel pourraient justifier, selon le Rapport et les parties interrogées, une augmentation des pouvoirs dévolus à la Commission et une adaptation des « outils » à sa disposition en s’inspirant des textes plus récents, comme la directive ECN + qui prévoit des pouvoirs minimaux dont les ANC doivent être dotés [3] ou le règlement DMA qui définit ceux dévolus à la Commission pour assurer la régulation des marchés numériques [4].
  • Des demandes d’informations complétées par des ordres de conservation : l’article 18 du règlement 1/2003 permet à la Commission d’adresser aux entreprises des demandes d’information. L’outil est très souvent utilisé en pratique mais les services estiment que, dans un monde digitalisé, leur efficacité pourrait être renforcée en permettant à la Commission d’imposer aux entreprises la conservation de documents ciblés sur une période déterminée, à l’instar de ce que prévoit le règlement DMA (article 26).
  • Des déclarations obligatoires et assorties de sanctions : l’article 19 du règlement n°1/2003 donne à la Commission la possibilité d’interroger toute personne physique ou morale « qui accepte d’être interrogée aux fins de la collecte d’informations relatives à l’objet de l’enquête ». Les déclarations sont très utilisées en pratique. Pour en renforcer l’efficacité, le rapport et les répondants à l’enquête évoquent la nécessité de doter la Commission du pouvoir de convoquer les personnes, à l’instar de ce qui est prévu pour les ANC dans la directive ECN+ (article 9), et l’introduction de pénalités pour le refus de fournir des renseignements ou la fourniture de renseignements trompeurs ou erronés, aussi prévues par la directive ECN + (article 13).
  • Des pouvoirs d’inspections repensés dans le monde digital : l’article 20 du règlement n°1/2003 a été conçu pour permettre les inspections dans les locaux physiques des entreprises, et son libellé le reflète, le texte étant centré sur l’accès à ces locaux et la possibilité de faire des copies des documents qui s’y trouvent. Cette conception est pour partie obsolète dans un monde digital. La Commission s’est bien entendu adaptée avec l’utilisation de logiciels de e-discovery. Mais le rapport invite à dépasser les conceptions initiales pour mieux prendre en compte les évolutions numériques. Dans le règlement DMA, il est par exemple prévu que la Commission puisse exiger de l’entreprise qu’elle donne accès à son système informatique, ses algorithmes, son traitement des données et qu’elle fournisse des explications sur ces différents éléments, et enregistrer ou consigner les explications données par tout moyen technique (article 23). Le rapport invite aussi à introduire des mécanismes permettant la conservation des données informatiques à l’instar de ceux qui existent – les scellés – pour les supports papier.
  • Une place plus importante aux remèdes structurels : l’article 7 du règlement n°1/2003 permet à la Commission d’imposer aux entreprises la cessation de leur comportement infractionnel et toute mesure corrective. Les mesures structurelles sont conçues comme secondaires, puisqu’elles ne peuvent être imposées que s’il n’existe pas de mesure comportementale qui soit aussi efficace ou, à efficacité égale, si celles-ci s’avéraient plus contraignantes pour l’entreprise. Seule une affaire a en pratique donné lieu à l’application de remèdes structurels, le cas ARA, où cette entreprise de collecte de déchets ménagers condamnée pour abus de position dominante pour avoir restreint l’accès au marché, s’est vu imposer – mais dans le cadre d’une coopération – de céder les infrastructures de collecte dont elle est propriétaire (Aff. AT.39759, 20 sept. 2016). Le Rapport considère que la primauté des remèdes comportementaux dans le règlement n°1/2003 limite l’effectivité des mesures correctives.
  • Des mesures conservatoires repensées ? L’article 8 du règlement n°1/2003 autorise la Commission, sur la base d’un constat prima facie d’infraction, à prononcer des mesures conservatoires « dans les cas d’urgence justifiés par le fait qu’un préjudice grave et irréparable risque d’être causé à la concurrence. » La Commission n’a cependant appliqué ce texte qu’une seule fois depuis l’adoption du règlement n°1/2003 (AT.40608 – Broadcom, 16 oct. 2019). On mesure aisément le fossé entre cette pratique et celles de l’Autorité de la concurrence française, championne européenne en la matière qui a prononcé pas moins de 20 mesures conservatoires sur la même période, notamment à l’égard de géants du numérique (et notamment Apple et Google). Les causes de la situation sont sans doute multiples : sur le fond, un standard de preuve parfois jugé trop élevé ; au plan procédural, un cadre processuel parfois jugé trop contraignant et ne faisant pas de place à la saisine par des tiers. La Commission a rendu le 5 septembre 2024 un rapport au parlement européen sur le cadre juridique des mesures conservatoires adoptées par les ANC, la directive ECN+ étant de ce point de vue a minima et autorisant le recours à des critères substantiels moins stricts. Nul doute que ces travaux pourront servir de base à une refonte du texte actuel, pour alléger les contraintes substantielles et processuelles qui limitent le recours effectif à cette procédure.
  • Des sanctions nouvelles pour en cas de manquements procéduraux : les articles 23 et 24 du règlement n°1/2003 prévoient la possibilité d’amende en cas manquements procéduraux des entreprises, par exemple en cas de refus de fourniture ou de fourniture d’informations erronées à une demande de renseignements. Les services de la Commission estiment que l’absence de sanctions en présence d’autres manquement – divulgation d’informations confidentielles obtenues dans les data-rooms ou non-respect des limitations à l’usage d’informations obtenues pendant les procédures – conduit à des difficultés pour un partage efficace des informations durant les procédures concurrence.

2.2 Permettre un traitement accéléré et plus efficient des procédures

  • Les tiers interrogés ont tous souligné la nécessité pour la Commission d’accélérer les enquêtes. La Commission a bien conscience des difficultés liées aux délais de traitement des dossiers, mais est confrontée à des contraintes pratiques indéniables : caractère limité des ressources et outils (comme les inspections) très gourmands en temps de travail ; révolution digitale qui accroît la quantité d’informations disponibles et le temps d’examen. On devine derrière les constats du rapport les mesures dont la Commission pourrait demander la mise en Å“uvre pour faciliter le traitement des dossiers.
  • Le traitement des demandes de confidentialité et l’accès au dossier : le traitement des demandes de secret des affaires est particulièrement chronophage pour la Commission (et les parties), avec la massification du nombre de documents notamment numériques qui composent les dossiers concurrence. Certains tiers interrogés ont fait valoir une acceptation trop large de ces demandes, nuisant aux droits procéduraux des parties, et dénoncé l’instrumentalisation des demandes de secret des affaires pour retarder les enquêtes. Le rapport n’indique pas précisément les mesures qui pourraient être envisagées pour remédier à ces constats. Certaines avaient été mentionnées par le directeur général pour la concurrence, M. Olivier Guersent, lors de la conférence organisée en juin 2023 sur les 20 ans du règlement, comme l’organisation de cercles de confidentialité, donnant plus de droits aux parties au dossier, et dispensant la Commission du travail de négociation des versions non-confidentielles des documents.
  • Vers une reconnaissance d’une faculté de rejet des plaintes pour défaut de priorité ? L’article 7 du règlement prévoit la possibilité pour toute personne ayant un intérêt légitime à saisir la Commission d’une plainte, la Commission devant en cas de rejet de la plainte adopter une décision formelle de rejet. Dans l’ensemble, cette possibilité et le degré de protection des droits des plaignants ont été salués durant la consultation. Pour les services, le cadre actuel n’est cependant pas satisfaisant car il les oblige à mobilier des ressources sans pouvoir prioriser les interventions. L’on devine ici que la Commission et les services souhaiteraient se voir reconnaître la possibilité, offerte aux ANC par la directive ECN+ (article 4, §5), de rejeter les plaintes formelles pour défaut de priorité.

 

 

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[1]  CJUE, aff. C-230/16, Coty Germany c. Parfumerie Akzente GmbH.
[2] CJUE, aff.  C-264/23,  Booking.com et Booking.com. Au mois de juillet 2015, les engagements pris vis-à-vis des autorités françaises, italiennes et suédoises de la concurrence, Booking.com a résilié les clauses de parité de prix étendue qu’elle avait insérées jusque-là dans tous ses contrats. Elle les a remplacées par des clauses de parité de prix restreinte. Ces dernières empêchent les hôtels d’offrir des chambres à un prix inférieur sur leurs canaux de vente directe. Ces clauses font l’objet d’investigation de la part des autorités notamment allemandes.
[3] Directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur.
[4] Règlement (UE) 2022/1925 du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/18.

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