#LeConseilDuMois – La repénalisation du droit de la concurrence : innovation géniale ou fausse bonne idée ?

L’usage de la voie pénale en vue de la mise en oeuvre du droit de la concurrence semble obéir à des cycles. La grande réforme du droit de la concurrence intervenue en 1986 avait clairement opté pour une dépénalisation du droit de la concurrence. Les pratiques anticoncurrentielles devaient être réprimées par des amendes administratives, les sanctions pénales étant réservées aux personnes physiques ayant pris frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation et la mise en oeuvre de pratiques anticoncurrentielles. En pratique, le recours aux poursuites pénales était limité aux ententes horizontales considérées comme les plus graves, en particulier en matière de marchés publics. Ce mouvement de dépénalisation s’est étendu progressivement au droit des pratiques restrictives de concurrence et de la transparence tarifaire. Les sanctions pénales dont la mise en oeuvre est apparue longue, complexe et peu efficiente ont été largement remplacées par des sanctions administratives, plus faciles à appliquer.

A rebours de cette évolution plus que trentenaire, un tournant récent dans la politique de concurrence de l’Autorité de la concurrence (ADLC) en vue d’une repénalisation du droit des pratiques anticoncurrentielles peut être constaté. Le procédé est simple : le Rapporteur général de l’Autorité invoque l’article 40 du Code de procédure pénale en informant le Parquet de pratiques anticoncurrentielles liées à d’autres délits (corruption, présentation de faux bilans, fraude fiscale, etc.). Le Procureur saisit un juge d’instruction qui lance des perquisitions auxquelles les avocats ne peuvent pas assister, charge des enquêteurs assistés d’un ou plusieurs rapporteurs de l’ADLC d’entendre des témoins à nouveau sans l’assistance d’avocats contrairement à la procédure de concurrence ordinaire et met en examen les personnes suspectées de pratiques anticoncurrentielles. Dans l’intervalle, une transaction combinée avec une convention judicaire d’intérêt public (CJIP) pouvant atteindre des centaines de millions d’euro peuvent éventuellement être proposées en vue d’éviter une double poursuite. En l’absence de transaction et de CJIP, les pièces et procès-verbaux récoltés dans le cadre de la procédure pénale peuvent être transmis à l’ADLC afin qu’elle les utilise en vue de préparer une notification de griefs contre les entreprises concernées, la procédure pénale suivant son cours.

I. Une innovation géniale ?
1. Les arguments avancés : une plus grande efficacité de l’action de l’Autorité sans nuire aux droits de la défense.

C’est sous ce jour avantageux que les partisans du recours à la procédure pénale le présentent généralement (cf. Conférence, Revue Concurrences du 6 déc. 2018) : « Elle permet de mutualiser les ressources et les compétences des différents services figurant sur la commission rogatoire, à savoir les rapporteurs de l’Autorité et les officiers de police judiciaire, ce qui permet de mieux calibrer les effectifs lors des visites domiciliaires. La procédure pénale comporte également des moyens supplémentaires pour empêcher la dissimulation de preuves des pratiques anticoncurrentielles, comme les interceptions téléphoniques, la vidéo surveillance ou la garde à vue ».

2. L’apport du recours à la procédure pénale à la lumière de la pratique.

Le recours à la procédure pénale permet d’éviter l’ensemble des garanties prévues par la procédure de concurrence : absence de recours immédiat contre les perquisitions ou leur déroulement ou d’assistance d’un avocat lors des perquisitions et des auditions, conception de l’étendue du secret des correspondances avocat-client strictement limitée aux droits de la défense, usage de tous les moyens répressifs de l’enquête pénale, épée de Damoclès résultant d’une possible mise en examen infamante, etc. Sur le fond, elle peut donner l’impression d’un rôle dissuasif important dès lors qu’elle met en cause la responsabilité personnelle et pénale des personnes physiques. Ces avantages apparents conduisent cependant en réalité à une impasse.

II. En réalité, une fausse bonne idée.
3. Une profonde fragilité procédurale et de fond.

Le recours à la procédure pénale, sans garanties importantes des droits de la défense, alors qu’il existe en matière de visite et saisie de concurrence des garanties spécifiques au bénéfice des entreprises, risque d’être considéré comme un détournement de procédure. L’application de l’article L. 420-6 du
Code de commerce aux personnes morales, alors que l’ordonnance de 1986 avait entendu la réserver aux seules personnes physiques, viole le principe de légalité des délits et des peines, dès lors qu’il a déjà été jugé à plusieurs reprises que l’incrimination de l’article L. 420-6 ne s’appliquait pas aux personnes morales (Montpellier, 17 janv. 2008, n° 2007/00996 ; Douai, 19 mars 2018, n° 17/01065) et que le législateur a expressément refusé toute application d’une responsabilité pénale pour infraction au droit de la concurrence aux personnes morales dans le cadre de la loi 94-88 du 1er juillet 1994. Le fait  même d’imaginer que l’article L. 420-6 serait applicable aux personnes morales pose en outre immédiatement la question de la violation du non-cumul des poursuites et des sanctions eu égard à l’article L. 464-2 du Code de commerce dès lors que les faits réprimés par les deux textes sont identiques, que les intérêts sociaux protégés le sont également et que les sanctions encourues sont de même nature.

4. Plus fondamentalement encore, une incompatibilité de fond.

L’utilisation du droit pénal pour sanctionner une infraction au droit de la concurrence s’expose à un risque d’inefficacité assez évident. Par essence, le droit pénal est très strict et impose des définitions des infractions d’une extrême rigueur dès lors qu’elles peuvent conduire à des peines d’emprisonnement et d’amendes infamantes. Or, les infractions que l’ADLC entend poursuivre par la voie pénale, comme les prix imposés, ne sont souvent pas définies de façon rigoureuse et précise ; bien au contraire, le standard de preuve des prix imposés n’est pas stabilisé et la Commission a reconnu elle-même que les conditions de qualification des prix imposés n’étaient pas claires. De même, le droit de la concurrence impose des décisions rapides, qui paraissent incompatibles avec la lourdeur et la durée actuelle des procédures pénales. L’affaire du marché du chauffage de la Défense vieille de 22 ans et toujours non jugée définitivement alors que le plus vieux prévenu dans le dossier est âgé de 100 ans illustre le risque de perte de toute signification économique que peut revêtir le recours à la procédure pénale dans la situation actuelle de la justice pénale de notre pays. Le recours à la procédure pénale et au droit pénal pour poursuivre des pratiques anticoncurrentielles apparaît donc en l’état comme une fausse bonne idée et une voie sans issue.

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