Projet de révision de la Communication de la Commission sur la définition des marchés pertinents : des avancées bienvenues mais une sécurité juridique encore insuffisante et un risque de sur-réglementation.

La Commission vient de lancer une consultation publique et invite toutes les parties intéressées à lui présenter, avant le 13 janvier 2023, leurs observations sur le projet de communication révisée sur la définition du marché (Comm. UE, IP/22/6528, 8 nov. 2022). Le processus de révision a débuté en avril 2020 et le projet soumis à consultation constitue l’une des dernières étapes en vue de moderniser le texte actuel, qui date de 1997. On ne peut que se féliciter de cette volonté de mise à jour compte tenu des bouleversements profonds des marchés intervenus depuis lors et valider l’objectif affiché d’adapter le texte actuel aux défis posés par « la numérisation de l’économie et des nouveaux modes de fourniture des biens et des services, ainsi que de la nature de plus en plus interconnectée et mondialisée des échanges internationaux ».

Le projet comprend effectivement de nombreux éléments d’analyse permettant de mieux appréhender la concurrence du digital. Il consacre notamment la notion de concurrence asymétrique (pt 15 du projet), déjà utilisée par plusieurs ANC (V. not. Aut. conc., 17 nov. 2020, LawLex202000003680JBJ) : le digital concurrence fortement certaines activités classiques (commerce en ligne vs commerce physique ; publicité en ligne vs publicité hors ligne des médias traditionnels) même si l’inverse ne se vérifie pas nécessairement ou pas au même degré.

De même, la prise en considération des effets de transition dans la structure de marché est tout à fait opportune compte tenu de la révolution numérique qui s’est déployée depuis la communication de 1997 (pt 16). Le prix ne constitue plus non plus le seul paramètre : la qualité et l’innovation doivent également être intégrés à l’analyse dans un contexte de produits à prix monétaire nul (pt 32 du projet). Plus innovant encore, alors que la communication de 1997 adoptait une approche très formaliste où la délimitation préalable des marchés constituait l’alpha et l’oméga de l’analyse, le projet rompt en partie avec cette philosophie pour inclure les contraintes externes provenant de tiers au marché et privilégie une approche par les effets pour l’analyse des marchés de produits dits « différenciés ». Malheureusement le projet n’apporte pas de sécurité juridique suffisante aux entreprises et contient en germe un risque de sur-réglementation.

I. Une sécurité juridique insuffisante

1. Un défaut de précision qui rend l’auto-évaluation difficile. La Commission rappelle sa pratique habituelle consistant, lorsque la définition du marché est laissée en suspens, à étudier toutes les définitions possibles, ce qui conduit en pratique à étudier de nombreux marchés hypothétiques extrêmement étroits. Une telle démarche a pour effet d’alourdir considérablement l’instruction des dossiers de notification.

2. Une boîte à outils très large à la disposition de la Commission mais sans sécurité juridique suffisante quant à son emploi au cas d’espèce pour les entreprises. Le texte continue d’offrir beaucoup de marge de manœuvre à la Commission, mais sans assortir ses options de conditions d’application suffisamment strictes qui pourraient guider les entreprises et garantir leurs droits. Le projet affirme ainsi tour à tour que le résultat de la définition du marché vaut de façon générale à la fois pour le contrôle des concentrations et les pratiques anticoncurrentielles (pt 11) mais la note de bas de page 20 vient immédiatement contredire ce principe en indiquant que dans certains cas il peut en aller différemment, sans expliquer lesquels. Les trois possibilités de définition du marché de l’après-vente sont développées (pts 100 à 102), mais avec une marge de manœuvre trop importante quant aux conditions permettant la classification dans telle ou telle catégorie, ce qui conduit à ce que certains marchés de l’après-vente soient analysés aujourd’hui encore par marque alors que le multimarquisme s’est imposé.

3. Une prise en considération trop privilégiée du passé mais sans garantie de sécurité pour les entreprises. Le projet continue de permettre l’analyse des marchés actuels ou futurs sur le fondement des décisions antérieures (pt 11), qui sont souvent anciennes et obsolètes. Cette manière de procéder peut conduire, en matière de contrôle des concentrations, à réitérer des définitions de marché déconnectées de la réalité. A partir d’une certaine ancienneté des précédents, qui pourrait être définie, il serait plus efficient d’analyser les marchés en cause de novo, sans préjugé, et de confronter dans un deuxième temps les résultats aux précédents. Surtout, pour ce qui concerne les pratiques anticoncurrentielles, la position des entreprises est très défavorable et déséquilibrée : la Commission n’est nullement tenue par ses précédents (pt 11) alors que l’entreprise qui s’est fondée sur eux ne bénéficie d’aucun droit à une confiance légitime (note 21). Il faudrait au moins que l’entreprise qui s’est fondée de bonne foi sur un précédent bénéficie en cas d’infraction d’une immunité ou d’une réduction d’amende.

II. Un risque de sur-réglementation

4. La pratique décisionnelle actuelle sur-réglemente déjà les entreprises européennes dans tous les domaines. En contrôle des concentrations, les seuils actuels, non révisés depuis des années en France et en Europe, sont trop bas et soumettent à contrôle des opérations qui ne devraient pas l’être et dont elles retardent considérablement la mise en œuvre, les délais théoriques étant largement dépassés en pratique. Les seuils ne constituent même plus un garde-fou étanche compte tenu de la faculté de contrôle en-dessous des seuils de l’article 22 du règlement 139/2004, illustrée par l’affaire Illumina-Grail et les velléités de restauration du contrôle des concentrations non contrôlables par le droit des abus de position dominante (cf. concl. Av. gén. Kokott, 13 oct. 2022, aff. C-449/21). Le fait que la quasi-totalité des opérations soient autorisées en phase 1 sans engagement devrait amener à reconsidérer l’ampleur du contrôle. De façon générale, les définitions de marché adoptées sont souvent excessivement étroites et la concurrence de l’internet n’a été prise en considération que très tardivement et partiellement. Les entreprises européennes sont défavorisées par cette approche par rapport à leurs concurrents américains et asiatiques ou aux fonds d’investissement qui ne sont généralement pas entravés par cette hyper-réglementation lorsqu’ils prennent le contrôle d’entreprises européennes. Il serait donc important de mettre le holà à la vision trop étroite des marchés alors que le projet permet au contraire aux autorités de concurrence de continuer de définir les marchés d’une manière très étroite souvent déconnectée de la réalité économique.

5. Le projet de communication peut conduire à adopter des définitions de marché ne correspondant pas à la réalité économique. La substituabilité du côté de l’offre est toujours considérée de façon très accessoire (pt 25), sans explication suffisante. La prise en considération des effets de transition (pt 16), qui est bienvenue, est soumise à un standard de preuve trop élevé qui rend cette notion difficilement applicable en pratique. La supériorité des tests quantitatifs, notamment le test SSNIP, sur les modes de preuve qualitatifs très subjectifs (telles que les demandes d’informations faites au secteur), n’est toujours pas reconnue, ce qui risque de faire prévaloir des définitions de marché imparfaites. L’application du test SSNIP est même reléguée au dernier rang des preuves pertinentes après les preuves de substituabilité hypothétique ou « les points de vue de secteur » (pt 59) dont on sait pourtant qu’ils sont très peu objectifs et trop souvent biaisés.