SYNTHÈSE
La Commission européenne vient de publier un projet de lignes directrices sur les abus d’éviction (le projet de lignes directrices) et mène une consultation publique.
Points importants :
- Le projet de lignes directrices formalise des « tests juridiques spécifiques » par lesquels un comportement abusif serait présumé abusif s’il relève de l’une des cinq catégories de comportements identifiées dans le projet (accords exclusifs, ventes liées ou groupées, refus de fournitures, prix prédateurs). La présomption étant très difficile à renverser, la Commission européenne n’aurait plus qu’à prouver que la pratique relève de l’une de ces catégories pour établir l’abus. La défense des entreprises se réduirait alors, en pratique, à la qualification de la pratique, et, subsidiairement, à sa justification (justification fondée sur la « nécessité objective » ou justification fondée sur les « gains d’efficience »).
- Pour certaines catégories de pratiques, ces présomptions sont fondées sur la jurisprudence des tribunaux de l’UE (notamment : prix prédateurs ou squeeze tarifaire comportant une marge négative). Pour d’autres catégories, telles que les contrats d’exclusivité, l’analyse proposée repose sur une lecture sélective et contestable de la jurisprudence européenne. Cette lecture est d’ailleurs remise en cause par la récente décision du TUE dans l’affaire Google AdSense.
- Conformément à la jurisprudence européenne, le projet de lignes directrices maintient l’exigence d’un test prix-coût pour déterminer si un comportement s’écarte de la concurrence par les mérites dans le cas des prix prédateurs et de la compression des marges (squeeze tarifaire). Il ne prévoit toutefois que peu d’applications pour ces tests s’agissant des autres pratiques, et minore le référentiel du « concurrent aussi efficace » pourtant présent dans les Orientations actuelles de la Commission comme dans la jurisprudence européenne.
CONTEXTE
Poussée par son objectif d’appliquer une “approche fondée sur les effets” dans l’application de l’article 102 TFUE, la Commission européenne a publié en 2008 des Orientations sur les priorités de la Commission en matière d’application de la législation (les « Orientations »). L’objectif était de promouvoir une approche fondée sur les effets potentiels de comportements abusifs présumés. Comme pour les Orientations de 2008, les abus d’exploitation, tels que la fixation de prix excessifs, sont exclus du projet de lignes directrices. En mars 2023, la Commission européenne a publié une communication modifiant ses orientations de 2008. Ces modifications de 2023 marquaient un premier écart avec l’approche fondée sur les effets, en mettant l’accent sur la concurrence exercée par des concurrents moins efficaces et en réduisant le rôle des données économiques.
Ce projet constitue la dernière étape vers des lignes directrices formelles sur l’application de l’article 102 du TFUE aux pratiques d’éviction. La date de clôture des contributions de tiers est prévue le 31 octobre 2024 tandis que les nouvelles lignes directrices, qui remplaceront les Orientations de 2008, sont attendues pour 2025.
RÉSUMÉ DU PROJET DE LIGNES DIRECTRICES
Le projet de lignes directrices commence par rappeler les principales étapes permettant de caractériser une infraction à l’article 102 du TFUE :
- Définir le produit en cause et le ou les marchés géographiques.
- Identifier une position dominante individuelle (ou collective) sur le(s) marché(s) concerné(s).
- Evaluer si le comportement de l’entreprise dominante est susceptible d’être abusif, ce qui nécessite de vérifier deux conditions : le comportement doit (i) s’écarter de la concurrence par les mérites et (ii) être susceptible d’emporter des effets d’éviction.
- Évaluer, enfin, si le comportement est objectivement justifié soit parce qu’il est objectivement nécessaire (« moyen de défense fondé sur la nécessité objective ») soit parce qu’il est justifié par des gains d’efficacité qui contrebalancent voire dépassent l’effet négatif dudit comportement (« moyen de défense fondé sur les gains d’efficacité »).
Les lignes directrices n’apportent pas de nouveauté majeure sur l’appréciation de la position dominante (individuelle ou collective) et sur la défense fondée sur les justifications des pratiques d’abus.
I. Formalisation d’un test à deux branches pour caractériser un abus d’éviction
Le projet de lignes directrices formalise un test à deux branches : tout comportement qui(i) s’écarte de la concurrence par les mérites, et (ii) est de nature à produire des effets anticoncurrentiels, constitue un abus s’il est appliqué par une entreprise dominante.
1. La concurrence par les mérites
Bien que le projet de lignes directrices fait de la “concurrence par les mérites” un élément central de toute qualification d’abus, il n’en propose pas de définition précise.
Il se contente d’indiquer, en se référant à la jurisprudence récente, que ce concept “couvre un comportement relevant d’une concurrence normale fondée sur les performances des opérateurs économiques et se réfère, en principe, à une situation de concurrence dont les consommateurs tirent profit tirent profit par des prix moins élevés, une qualité meilleur et un choix plus vaste de biens et de services nouveaux ou plus performants” (paragraphe 51).
Le projet de lignes directrices définit cependant trois catégories de pratiques s’écartant de la concurrence par les mérites
- Selon le projet, les comportements qui satisfont aux critères juridiques applicables aux accords exclusifs, aux ventes liées et groupées, aux refus de fourniture, aux prix prédateurs et à la compression des marges ne relèvent pas de la concurrence par les mérites (paragraphe 53). Ces comportements appartiennent à la catégorie des pratiques relevant d’un « test juridique spécifiques».
- Il en va de même pour les comportements qui ne présentent pas d’intérêt économique pour une entreprise dominante, si ce n’est celui de restreindre la concurrence (ce que les lignes directrices désignent par le terme « restrictions non déguisées»; paragraphe 54).
- Le projet de lignes directrices fournit ensuite une liste non exhaustive de facteurs jugés pertinents pour qualifier un comportement comme s’écartant de la concurrence par les mérites. Ces pratiques relèvent de la catégorie des « autres comportements» (paragraphes 55 à 58). Les facteurs pertinents à prendre en compte pour les qualifier sont les suivants : réduction du choix du consommateur, fausses déclarations, violation de règles dans d’autres domaines du droit, traitement discriminatoire ou comportement déraisonnable dans les circonstances pertinentes.
Il est important de noter que la liste fait également référence à des comportements qu’un concurrent hypothétique “aussi efficace” ne serait pas en mesure d’adopter, “notamment parce que ces comportements reposent sur l’utilisation de ressources ou de moyens inhérents à la détention d’une position dominante, en particulier pour exploiter ou renforcer cette position sur le même marché ou sur un autre marché” (paragraphe 55f). La Commission brouille toutefois son message en rappelant qu’un comportement qui ne s’écarterait pas de la concurrence par les mérites pourrait néanmoins, « dans des circonstances spécifiques », être considéré comme s’écartant de la concurrence par les mérites sur la base «d’une analyse de tous les éléments de droit et de fait, notamment, i) la dynamique du marché ; ii) l’étendue de la position dominante ; et iii) les caractéristiques spécifiques du comportement en cause » (paragraphe 57).
- Si la réalisation d’un test économique « prix-coût » est jugée nécessaire pour deux pratiques tarifaires, relevant des tests juridiques (prix prédateurs et compression de marges), elle est jugée inapproprié pour apprécier les pratiques non tarifaires.
2. La capacité de la pratique produire à un effet d’éviction
Une fois qu’il est établi qu’un comportement ne relève pas de la concurrence par les mérites, il convient de déterminer s’il est également susceptible de produire des effets d’éviction.
Le standard de preuve retenu est la « capacité à produire des effets d’éviction », seuls les effets potentiels purement hypothétiques étant écartés.
Le projet de lignes directrices distingue trois catégories de pratiques : une dans laquelle la Commission européenne doit prouver la capacité du comportement à produire des effets d’éviction, et deux autres dans lesquelles ces effets seraient présumés.
a) Comportements pour lesquels la capacité de produire un effet d’éviction doit être démontrée par la Commission
Cette première catégorie est présentée comme étant la règle générale.
- Charge de la preuve. Pour conclure qu’un comportement est susceptible d’être abusif, la charge de la preuve pèse sur la Commission : elle doit démontrer – sur la base d’éléments d’analyse et de preuves spécifiques et concrets – que ce comportement a la capacité d’entraîner des effets d’éviction (paragraphe 60a).
Certes, de tels effets doivent être plus qu’hypothétiques.
Mais hormis le cas d’effets purement hypothétiques, la Commission n’aurait pas à prouver que le comportement en cause a effectivement produit des effets d’éviction (paragraphe 61). Dès lors, son analyse ne saurait être remise en cause par les réactions concrètes de tiers (paragraphe 62), et le fait qu’un comportement n’ait pas produit d’effets d’éviction concrets ne saurait en soi infirmer sa capacité produire des effets d’éviction. Toutefois, la Commission n’exclut pas d’examiner « certaines évolutions probables du marché » (ce qui semble aller dans le sens des recommandations du rapport Draghi).
- Eléments d’appréciation. Le projet de lignes directrices fournit une liste non exhaustive des éléments pertinents pour évaluer la capacité d’éviction d’un comportement (section 3.3.3).
Notamment, selon le projet de lignes directrices, l’évaluation “n’exige pas de démontrer que les concurrents actuels ou potentiels qui sont affectés par le comportement sont aussi efficaces que l’entreprise dominante“ (Section 3.3.4. au paragraphe 73). La marginalisation de cette notion par le projet de lignes directrices diffère de l’approche des Orientations qui était davantage centrée sur l’efficacité. Les Orientations se limitait à préciser que la Commission européenne n’examinerait les cas impliquant l’éviction de rivaux moins efficaces que “dans certaines circonstances” où les caractéristiques spécifiques du marché et une “vision dynamique” de la contrainte proposée par un rival permettaient de s’écarter de la règle générale (paragraphe 24).
- Le projet de lignes directrices ajoute des orientations pour certaines pratiques ayant été traitées par la pratique décisionnelle (section 4.3).
Il s’agit des rabais conditionnels qui ne sont pas soumis à des exigences d’achat ou de fourniture exclusifs, des rabais multiproduits, de l’auto-préférence et des restrictions d’accès.
Les remises incrémentales standardisées fondées sur les volumes ne sont considérées comme s’écartant de la concurrence par les mérites uniquement que si elles entraînent une tarification inférieure au coût, qui doit être déterminé par un test prix-coût (paragraphe 144a) avec une incertitude quant au point de savoir si le point de référence pour ce test est le seul « concurrence hypothétique aussi efficace » (ou s’il faut intégrer également l’ensemble des concurrents existants ou potentiels) (paragraphe 145 f et note de bas de page 325).
Le projet de lignes directrices reconnaît des circonstances dans lesquelles “un concurrent moins efficace peut également exercer une véritable contrainte sur l’entreprise dominante” (paragraphe 144) (lorsque (i) les incitations offertes par l’entreprise dominante ne sont pas tarifaires et ne peuvent pas être converties en un montant monétaire ou (ii) lorsque l’apparition d’un concurrence aussi efficace est en pratique impossible).
- Dans le sillage de l’affaire Google Shopping, la sous-section 4.3.4 distingue clairement les “restrictions d’accès” du refus pur et simple de fourniture (affaire Bronner), dans la mesure où dans la première situation l’intrant en question n’a pas été développé exclusivement ou principalement pour le propre usage de l’entreprise dominante (paragraphe 96) et n’a donc pas besoin d’être considéré comme indispensable pour le demandeur d’accès (paragraphe 165). Dans ce cas de « restrictions d’accès », la Commission européenne serait toujours tenue de prouver les effets d’éviction. Cette nouvelle catégorie est intéressante, car elle conduit à appréhender des comportements portant sur des conditions d’accès non raisonnables ou non transparentes, ou des ruptures brutales de relations – ce qui nous rapproche de certaines restrictions commerciales énumérées par le code de commerce français.
b) Comportements présumés entraîner des effets d’éviction
On retrouve pour l’essentiel les cinq pratiques faisant l’objet du « test juridique », telles que visées en introduction des lignes directrices : (i) accords de fourniture ou d’achat exclusifs ; (ii) rabais subordonnés à une exclusivité ; (iii) prix prédateurs ; (iv) compression des marges en présence d’un écart négatif ; (v) certaines formes de ventes liées (ventes groupées pures).
Ces pratiques sont présumées avoir la « capacité à produire des effets d’éviction ».
Point à noter : on constate un léger écart entre la liste des pratiques soumises à un « test juridique » et celles visée au point 60b puisque le refus de fourniture n’est pas visé, le squeeze tarifaire n’est indiqué que pour autant qu’il provoque une « marge négative » et seules certaines formes de ventes liées sont concernées. Pour le refus de fourniture, il s’agit manifestement d’une erreur de plume.
Bien que la rédaction soit souvent ambigüe, on comprend que l’entreprise dominante ne peut quasiment se défendre qu’en montrant que le comportement ne relève pas de la catégorie de pratiques concernée et/ ou que le comportement est justifié par des nécessités objectives ou des gains d’efficience.
c) Restrictions non déguisées
Le projet de lignes directrices identifie une troisième catégorie de comportements, qui ne présentent aucun intérêt économique pour l’entreprise dominante, si ce n’est celui de restreindre la concurrence. Ces types de comportement peuvent, par leur nature même, restreindre la concurrence.
Ce n’est que dans des cas très exceptionnels qu’une entreprise dominante pourra prouver que, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, le comportement n’était pas susceptible d’avoir des effets d’éviction (paragraphe 60c).
Le projet de lignes directrices fournit des exemples tirés de la pratique, tels que des cas où une entreprise dominante effectue des paiements à des clients à condition qu’ils reportent ou annulent le lancement de produits qui sont en concurrence avec ceux offerts par les concurrents de l’entreprise dominante. On comprend qu’il est très peu probable que de tels comportements puissent être considérés comme objectivement justifiés.
COMMENTAIRES
L’instauration de présomptions
La Commission européenne propose d’établir une présomption selon laquelle les comportements entrant dans certaines prédéfinies peuvent produire des effets d’éviction. L’objectif est de remédier aux lacunes perçues, notamment la durée des procédures de l’art. 102 du TFUE.
L’impact de ce raisonnement par présomption sur les entreprises dominantes ne doit pas être sous-estimé. Si, comme le suggère le projet de lignes directrices, un engagement d’exclusivité est présumé évincer la concurrence (paragraphe 82), l’entreprise dominante doit prouver que son comportement « n’est pas susceptible de » produire de tels effets, ce qui s’avèrera très complexe en pratique et laissera à l’entreprise dominante la tâche (délicate) de prouver que son comportement est objectivement justifié. Le projet de lignes directrices semble donc accroître le risque juridique pour les entreprises dominantes qui s’engagent dans certaines pratiques, actuellement très courantes et objectivement justifiées, comme les accords d’exclusivité.
Un raisonnement par présomptions ne semble pas conforme à la jurisprudence :
- La CJUE, dans les affaires Intel (CJUE, décision du 6 septembre 2017, C-413/14, paragraphe 138 de la décision) et Unilever (CJUE, décision 19 janvier 2023, C-680/20, paragraphe 52 de la décision) a imposé à la Commission européenne la charge de prouver que les accords d’exclusivité peuvent avoir des effets d’éviction lorsque l’entreprise dominante a avancé des éléments de preuve montrant que son comportement n’était pas susceptible de restreindre la concurrence.
- En matière de ventes liées et groupées, la Commission européenne ne s’est encore pas appuyée sur des présomptions pour évaluer ce type de comportement. Elle a même considéré par le passé qu’une telle approche n’était pas justifiée (Commission, 24 mars 2004, C-3/37.792, paragraphe 841) car il y avait “de bonnes raisons de ne pas supposer sans autre analyse que la vente liée de WMP constitue un comportement qui, par sa nature même, est susceptible d’exclure la concurrence“.
- En ce qui concerne le refus de vente, le projet de lignes directrices ne s’exprime pas sur la nécessité pour la Commission européenne de démontrer que les concurrents ont demandé l’accès “de manière suffisamment précise pour que l’entreprise dominante soit en mesure d’apprécier si elle est tenue d’y répondre” (TUE, 25 octobre 2003, Bulgarian Energy Holding EAD, T-136/19, paragraphe 282.). Le Tribunal avait estimé qu’une simple démarche exploratoire auprès de l’entreprise dominante ne constituait pas une demande d’accès.
- La récente décision du Tribunal de l’Union européenne du 18 septembre 2024 rendue dans l’affaire Google AdSense (T‑334/19) s’écarte radicalement de l’approche proposée dans le projet de lignes directrices. Dans des observations de principe remarquablement claires, le Tribunal rappelle qu’il appartient à la Commission européenne de démontrer le caractère abusif d’un comportement au regard de l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes entourant le comportement en cause (paragraphe 107). Cette démonstration doit ainsi reposer « sur des éléments de preuve tangibles, qui démontrent, en allant au-delà de la simple hypothèse, la capacité effective de la pratique en cause à produire de tels effets, l’existence d’un doute à cet égard devant bénéficier à l’entreprise ayant recours à une telle pratique.» (paragraphe 109). Il ne saurait donc être question d’un raisonnement par présomptions, y compris en présence de clauses d’exclusivité. La Commission, qui avait considéré en l’espèce qu’une clause d’exclusivité pouvait être considérée comme abusive sans qu’il fût besoin de vérifier si cette clause avait la capacité de restreinte la concurrence au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce, voit son analyse sévèrement désavouée. Il est probable que cette analyse soit prochainement confortée par la Cour compte tenu des termes employés récemment dans la décision Google Shopping du 10 septembre 2024 (C-48/22, paragraphe 166).
Un changement notable concernant le référentiel “du concurrent aussi efficace “.
Les effets d’éviction ne nécessiteraient plus la démonstration selon laquelle les concurrents affectés seraient aussi efficaces que l’entreprise dominante (voir paragraphe 73 : « pour apprécier si un comportement est susceptible de produire des effets d’éviction, il n’est pas non plus nécessaire de démontrer que les concurrents existants ou potentiels affectés par le comportement sont aussi efficaces que l’entreprise dominante ») . Dans le même ordre d’idées, le projet de lignes directrices vise à limiter l’application et le recours au test économique du “concurrent aussi efficace” (test AEC). Ce terme, qui a été utilisé dans des arrêts récents (par exemple Unilever, Intel et Servizio Elettrico Nazionale), est globalement éludé dans le projet de lignes directrices, qui se réfère à des tests de prix et de coûts, évitant ainsi dans une large mesure les références au référentiel du « concurrent aussi efficace ».
Enfin, le projet de lignes directrices reconnaît explicitement les circonstances dans lesquelles, dans le contexte des rabais conditionnels, “un concurrent moins efficace peut également exercer une véritable contrainte sur l’entreprise dominante” et “l’utilisation d’un test prix-coût peut ne pas être appropriée” (paragraphe 144). La Commission européenne explique le projet de lignes directrices comme une mise à jour nécessaire pour refléter l’évolution de la jurisprudence depuis la date des Orientations. Toutefois, il n’est pas certain que les circonstances isolées dans lesquelles la CJUE a écarté la pertinence du test du concurrent aussi efficace justifient l’abandon de l’approche plus prudente du document d’orientation (à titre d’exemple : CJUE, 6 octobre 2015, Post Danmark II, C-23/14, paragraphes 59 et 60).
La CJUE a été très claire sur le fait que si l’utilisation du test du “concurrent aussi efficace” est facultative, les autorités de la concurrence sont tenues d’évaluer la valeur probante des résultats du test soumis par l’entreprise concernée au cours de la procédure. Étant donné que la CJUE reconnaît que le critère du concurrent aussi efficace est un facteur important dans tous les abus d’éviction, les entreprises concernées doivent pouvoir se référer à cet outil pour leur défense dans l’évaluation des effets d’éviction, même pour des pratiques non tarifaires (CJUE, 19 janvier 2023, Unilever, C-680/20, paragraphe 62). La Commission européenne devrait donc proposer un cadre plus clair sur l’usage de ce test.
La récente décision du TUE du 18 septembre 2024 rendue dans l’affaire Google AdSense (CJUE, T‑334/19) fait en grande partie écho à ces critiques, en recadrant là encore la Commission européenne :
- Dans ses observations de principe, le Tribunal rappelle que l’article 102 TFUE ne vise pas « à assurer que des entreprises concurrents moins efficaces que celles qui détiennent (une position dominante) restent sur le marché». La concurrence par les mérites peut en effet conduire « à la disparition du marché ou à la disparition des concurrents moins efficaces, et donc moins intéressants pour le consommateur » (paragraphe 105) ;
- Si le test AEC n’est qu’une méthode parmi d’autres permettant de mesurer la capacité d’une pratique à produire des effets d’éviction, un tel test peut s’avérer utile pour les pratiques tarifaires mais également pour certaines pratiques non tarifaires, telles que les clauses d’exclusivité (paragraphe 662) (ce que la Commission tend à écarter dans le projet de lignes directrices, paragraphe 56). Par conséquent, si une entreprise fournit une telle analyse, la Commission ne peut pas principe l’écarter sans examiner sa valeur probante, selon le Tribunal.
La confirmation du retour vers le passé en matière de contrôle des concentrations par le biais de l’abus de position dominante
Le projet reprend à son compte la position résultant d’un arrêt de la Cour de justice (CJUE 2013 Towercast C-449/21) qui permet aux autorités de concurrence d’interpréter l’interdiction de certaines pratiques d’une manière qui pourrait inclure des concentrations échappant aux contrôles préalables. Si cette position élargit le champ d’application de l’article 102, elle créée une incertitude juridique accrue pour les entreprises dans le cadre de leurs opérations de concentration. 4.
Au final, un projet trop peu protecteur de la sécurité juridique des entreprises
De manière générale, ce projet de lignes directrices manque de clarté et de précision sur plusieurs points, ce qui laisse une trop forte marge de manœuvre à la Commission européenne. Au lieu de fournir la sécurité juridique et la transparence attendues, ce projet de lignes directrices pourrait compliquer l’évaluation par les entreprises de la légalité de leurs comportements. Compte tenu de la tendance des autorités nationales et des tribunaux à considérer les lignes directrices comme des interprétations quasi définitives, ce manque de clarté pourrait avoir des répercussions importantes sur l’application future des règles de concurrence.