Le point de vue du cabinet Vogel sur les dix propositions du Rapport Draghi pour refondre la concurrence

L’ancien président de la Banque Centrale Européenne, Mario Draghi, a remis le 9 septembre à la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von Der Leyen, son rapport sur le futur de la compétitivité européenne.

Destiné à orienter les travaux de la nouvelle Commission européenne pour les cinq années à venir, ce rapport très attendu commence par dresser un constat des défis auxquels sont confrontés l’industrie et les entreprises dans le marché unique. Le rapport Draghi mentionne trois objectifs clés devant guider l’action de la Commission pour redresser la situation en Europe : combler le fossé d’innovation ; définir un plan commun de compétitivité et de décarbonation ; assurer la sécurité en réduisant les dépendances. Puis, il propose une série de mesures sectorielles et transverses, qui devraient selon son auteur être mises en œuvre pour que l’Europe se dote des moyens de rester compétitive.

Les défis sont en effet immenses et il faut saluer l’ampleur du travail d’analyse accompli et la variété des propositions faites.

Parmi les mesures transverses proposées par le rapport, figure une refonte (« revamping ») de la concurrence, axée autour de dix propositions.

Sur le fond, le Rapport Draghi ne remet pas en cause les outils offerts par le traité pour assurer la concurrence au sein du marché commun : droit des ententes et des abus de position dominante, contrôle des concentrations et des aides d’Etat.

Il propose cependant, pour soutenir un nouveau pacte industriel fort, de repenser la grille d’analyse de la politique de concurrence en lui fixant de nouveaux objectifs, tout en renforçant l’utilisation des outils existants et en en créant de nouveaux, dont certains paraissent néanmoins inquiétants pour la sécurité juridique des entreprises.

Repenser l’action de la Commission en matière de concurrence en y intégrant de nouveaux objectifs.

Les trois objectifs fondamentaux dessinés par le rapport Draghi pour améliorer la compétitivité européenne sont déclinés dans les orientation proposées pour l’action de la Commission en matière de concurrence.

Premier objectif : mieux souligner le poids de l’innovation et de la concurrence future dans les décisions de la Commission. La Commission a souvent été critiquée pour avoir fait obstacle à la création de champions européens dotés d’une taille suffisante pour investir afin de concurrencer les acteurs chinois et américains. Le Rapport Draghi invite les services de la DG COMP à mieux intégrer l’analyse prospective et à autoriser les entreprises, aidées par de nouvelles lignes directrices, à présenter à l’appui de leurs projets de concentration des « défenses fondées sur l’innovation ».

L’objectif et le constat ne peuvent qu’être partagés. Par définition, en matière de concentration, l’analyse doit être prospective et dynamique. En pratique, et on le regrette, les autorités restent trop souvent frileuses à l’idée de mettre en œuvre une démarche prospective. L’impulsion proposée par le rapport Draghi devrait être aussi mise en œuvre par le réseau des autorités de concurrence nationales.

Deuxième objectif : développer les critères de sécurité et de résilience et les inclure dans les évaluations de la DG COMP. Cette nouvelle grille d’analyse serait réservée à des secteurs pour lesquels ceux-ci sont jugés cruciaux : sécurité, défense, énergie et confiée à des experts soumettant leurs analyses à la DG COMP.

Troisième objectif : inciter à l’adoption du libre accès, de l’interopérabilité et du respect des normes de l’UE, afin de contribuer au renforcement du marché intérieur. La réglementation DMA serait couplée par la prise en compte de ces objectifs dans l’application notamment du droit des aides d’Etat. Cette nouvelle approche ne serait d’ailleurs pas limitée aux services numériques (énergie, connectivité et transports sont cités).

Rationaliser et mieux mettre en Å“uvre les outils existants

Le rapport Draghi invite les services de la DG COMP à une mise en œuvre « ferme » du droit des aides d’Etat, prenant en compte la future politique industrielle européenne que le rapport appelle de ses vœux. Au passage, on notera une critique des mesures autorisées pendant la période du COVID qui, mises en œuvre sans concertation entre les Etats membres, auraient fragmenté et nui au marché commun.

De même, les services sont invités à appliquer efficacement les nouveaux pouvoirs liés à la réglementation sur les marchés numériques (DMA) et du règlement sur les subventions étrangères.

Pour contribuer à cette application efficace, le rapport Draghi propose d’accélérer les processus décisionnels et d’accroître la prévisibilité des décisions, y compris par une refonte des différentes lignes directrices actuelles.

La démarche est bien entendu louable. Reste à savoir si, en pratique, les services seront dotés des moyens nécessaires à leur action, question qui n’est pas directement abordée par le rapport. En matière de concentration notamment, on constate en pratique le fossé existant entre les délais théoriques d’autorisation des opérations et ceux constatés en pratique.

Fournir de nouveaux outils et doter la Commission de nouveaux pouvoirs …

La Commission européenne est invitée à fournir des orientations et modèles clairs sur les nouveaux accords, la coordination et le co-déploiement entre concurrents. L’importance donnée par le rapport au sujet peut surprendre car les instruments déjà disponibles sont nombreux et ont fait l’objet de modifications récentes : en 2023, les règlements d’exemption sur les accords de recherche et de développement et les accords de spécialisation en 2023, comme les lignes directrices sur les accords de coopération horizontale ont été revus. On devine entre les lignes la volonté politique d’intégrer dans ces outils les nouveaux objectifs assignés à la politique de l’Union, notamment permettre des rapprochements dans des secteurs clés comme celui de la défense.

En parallèle, le rapport invite à un développement des outils disponibles, notamment en matière d’aides d’Etat.

Le Rapport souhaite que les Projets importants d’intérêt européen commun (« PIIEC ») soient réformés et développés afin de permettre le financement plus large d’innovations, en accélérant les procédures administratives. Les PIIEC sont mis en œuvre depuis fin 2018 au sein de l’Union et reposent sur la définition d’objectifs technologiques et industriels communs, qui se traduisent par des projets, portés par des entreprises sélectionnées par les États membres, dont la Commission autorise le financement.

…outils nouveaux dont certains sont inquiétants pour la sécurité juridique des entreprises.

En matière de concurrence, stricto sensu, deux moyens d’action nouveaux sont envisagés, qui tranchent singulièrement avec l’objectif affiché de parvenir à un appareil réglementaire « plus souple » :

  • Renforcer la surveillance et la régulation ex-post plutôt qu’ex-ante. Est ici évoqué le droit qui serait attribué à la Commission à l’égard de « certaines parties impliquées dans les décisions relatives à la concurrence » qu’elles lui communiquent toute une série d’informations et de rapports. Seraient concernées les entreprises ayant commis des infractions répétées au droit de la concurrence, ou parties à une concentration autorisée moyennant des remèdes ou partie à une telle opération détenant une position dominante.
  • Introduire un « Nouveau outil de concurrence » (« New Competition Tool » – NCT). Concrètement, il s’agirait de permettre à la DG COMP, après avoir mis sous surveillance certains marchés, de « concevoir avec les entreprises et d’accepter des mesures correctives efficaces pour remédier aux défaillances systématiques de la concurrence et imposer leur application ». Le NCT serait activé à la suite d’indications concernant d’éventuels comportements anticoncurrentiels ou d’une « évaluation préliminaire d’effets positifs attendus de la résolution des problèmes structurels identifiés». L’application du NCT serait « limitée » à quatre cas : i) la collusion tacite ; ii) les marchés où la protection des consommateurs est « plus susceptible d’être nécessaire »; iii) les marchés où la résilience économique est faible, l’une des causes pouvant être la structure du marché (par exemple, la dépendance à l’égard d’une source unique de matières premières) entraînant des pénuries fréquentes ou d’autres résultats préjudiciables ; iv) les cas où des mesures ont été adoptées dans le passé mais où les informations/données reçues par la Commission  indiquent que  les mesures ou les remèdes adoptés ne favorisent pas la concurrence.

Ces deux dernières mesures sont plus inquiétantes pour les entreprises.

Toute politique de concurrence doit respecter la sécurité juridique et la prévisibilité du contrôle. Admettre un contrôle direct de la structure du marché, qui plus réalisé ex-post, porte en germe un important risque d’arbitraire et d’atteinte à ces principes.

La tentation des autorités de concurrence de vouloir contrôler le degré de concentration du marché indépendamment de tout acte positif d’une ou plusieurs entreprises, à travers un pouvoir d’injonction structurelle, est une constante dans l’histoire du droit de la concurrence. Les entreprises et leurs conseils doivent continuer à plaider contre l’introduction de tels outils.

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