La concentration ThyssenKrupp et Tata Steel Ltd définitivement interdite par la Commission européenne

CJUE, n° C-581/22 P, 1ère ch., 4 oct. 2024.

Une concentration déjà refusée

Par une notification en date du 25 septembre 2018, la société indienne Tata Steel Limited, spécialisée dans l’extraction de charbon et de minerai de fer, la fabrication et la vente de produits sidérurgiques, ainsi que la société allemande ThyssenKrupp AG, active quant à elle dans la fabrication de produits en acier plat au carbone et dans les services industriels de manière générale, ont informé la Commission de leur projet de procéder à une concentration.

L’opération consistait en l’acquisition du contrôle commun d’une entreprise commune, à qui devaient être cédées les activités ainsi que les actifs des parties notifiantes dans le secteur de la production d’acier plat au carbone et d’acier magnétique en Europe. Chacune d’entre elles devait détenir 50% des actions de cette entreprise commune de plein exercice.

Dans une décision du 11 juin 2019, la Commission avait cependant refusé de faire droit à cette concentration. Elle avait en effet considéré que l’opération allait causer une entrave significative à la concurrence sur deux marchés distincts :

  • D’abord, le marché de la production et de la fourniture de produits en acier galvanisé par immersion à chaud pour le secteur automobile,
  • Ensuite, le marché de la production et de la fourniture de produits en acier laminé et avec revêtement métallique pour emballages.

Sur le premier marché, la Commission avait considéré que cette concentration allait produire des effets horizontaux non coordonnés, notamment en raison du peu d’entreprises susceptibles de fournir ce type d’acier et des contraintes limitées auxquelles la nouvelle entité sera confrontée pour augmenter ses prix. La Commission avait également noté que l’appréciation des parts de marché allait conduire à sous-estimer les capacités de Tata, entreprise en plein essor, susceptible de faire des investissements lui permettant d’acquérir de nouvelles parts de marché.

Sur le second marché, la Commission a constaté que le marché était déjà très concentré, puisqu’il ne comprenait que trois entreprises, dont faisaient partie Tata Steel Limited et ThyssenKrupp AG. Autoriser la concentration aurait donc eu pour effet de donner lieu à un duopole. Plus encore, sur le marché particulier de l’acier laminé pour emballages, où seules Tata Steel Limited et ThyssenKrupp AG interviennent, cette concentration aurait même donné naissance à un monopole.

Aux fins de convaincre la Commission d’autoriser la concentration, les parties notifiantes avaient tout de même présenté des engagements, qui n’ont cependant pas été jugés suffisants par la Commission pour supprimer l’entrave significative.

Un premier recours a donc été introduit par les parties notifiantes devant le Tribunal de l’Union européenne, qui l’a cependant rejeté, par un arrêt rendu le 23 juin 2022 (n° T-584/19). Le Tribunal a en effet considéré que l’élimination d’une contrainte concurrentielle allait conduire la concentration à produire des effets horizontaux non-coordonnés, ce qui aurait pour effet d’entraîner une réduction du nombre de fournisseurs et une hausse de prix.

C’est dans ce contexte que les parties notifiantes ont formé un pourvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Les arrêts du Tribunal et de la Cour de justice illustrent les difficultés que peuvent rencontrer les parties à contester une décision de refus d’autorisation d’une concentration par la Commission.

La définition du marché pertinent de la Commission confirmée

Un premier moyen soulevé par ThyssenKrupp AG était relatif à l’absence de référence au test « Small but Significant Non-transitory Increase in Price » (SSNIP) dans la décision de la Commission, pour déterminer le marché de produits concerné (§159). Les parties se plaignaient du fait que le Tribunal n’avait pas contesté le défaut d’application de ce test par la Commission. Dans son arrêt, la CJUE a cependant confirmé la position du Tribunal et de la Commission, en estimant que le test SSNIP ne constitue pas le seul moyen pour cette dernière d’apprécier la substituabilité des produits (§171).

Toujours sur la définition du marché de produits pertinent, ThyssenKrupp AG estimait ensuite que le Tribunal aurait dû relever que la Commission n’avait pas analysé si les équipements destinés à la production d’acier à revêtement organique pouvaient être aussi utilisés pour produire de l’acier laminé (§156). La CJUE valide cependant, là aussi, la position du Tribunal, qui a considéré que la faisabilité technique n’est pas une condition suffisante pour établir que deux produits sont substituables du côté de l’offre (§165).

La validation de l’analyse des conséquences de la concentration  

L’analyse des effets de la concentration a également donné lieu à des critiques de la part des parties notifiantes, également rejetées par la Cour.

  • Le point sur la preuve de l’entrave significative à la concurrence

Sur l’appréciation de l’entrave significative à la concurrence, le pourvoi mettait d’abord en cause l’absence d’utilisation par la Commission d’études économiques relatives à l’évolution probable du marché et au comportement qu’allaient hypothétiquement adopter les autres acteurs du marché, à la suite de la concentration (§52). Les demanderesses contestaient que le Tribunal n’exige pas de la Commission qu’elle apporte les éléments l’ayant conduite à retenir l’existence d’une entrave significative à la concurrence. La Cour leur rétorque cependant que le principe prévalant en droit de l’Union est le principe de la libre administration des preuves (§99) et que les études économiques ne sont pas les seuls moyens de preuve admis pour établir les conséquences probables d’une concentration (§98).

Les parties notifiantes soulevaient ensuite que, dans le contexte de l’existence d’une entrave significative à une concurrence effective, le niveau de preuve s’imposant à la Commission était plus exigeant. Selon elles, il lui appartiendrait en effet de démontrer que l’existence d’une telle entrave avec une probabilité sérieuse (§116). Ce moyen n’est pas davantage retenu par la Cour qui considère que, lorsque la Commission analyse les conséquences d’une opération de concentration, elle doit simplement prouver, à l’aide d’éléments significatifs et concordants, qu’il est plus probable qu’improbable que cette concentration emporte une entrave significative à la concurrence sur le marché intérieur (§127).

  • La compatibilité affirmée entre l’existence d’une position dominante et d’effets non-coordonnés

Un autre point soulevé par les requérantes était relatif à l’application, en parallèle, des concepts de « position dominante » et d’« effets non-coordonnés ». Elles considéraient en effet que la Commission aurait dû distinguer ces deux théories d’atteinte à la concurrence lorsqu’elle a apprécié l’impact de la création de l’entreprise commune sur le marché (§195). Pour elles, l’existence d’une position dominante chasserait la possibilité de caractériser des effets non-coordonnés (§193). La Cour rejette de nouveau l’argument des demanderesses en affirmant qu’il est tout à fait plausible qu’il existe un marché oligopolistique, dominé par une entreprise individuelle (§203). Elle continue son raisonnement en indiquant que, sur un tel marché, la position dominante peut tout à fait être créée ou renforcée sur un marché oligopolistique à la suite d’une concentration (§204).

  • La qualification d’« important moteur de la concurrence »

Dans ce dossier, se posait également la question de la qualification de la société Tata Steel Limited, comme « important moteur de la concurrence ».

Considérée comme un type d’effets non-coordonnés par les points 37 et 38 des lignes directrices relatives aux concentrations horizontales, cette notion fait référence à l’hypothèse où le rôle des entreprises parties à une concentration est plus important que ce que laisserait penser l’importance des parts de marché qu’elles détiennent. Selon le point 37 de ces lignes directrices, une entreprise récemment entrée sur le marché et vendant des produits à fort potentiel constitue un exemple « d’important moteur de la concurrence ».

En l’espèce, les parties contestaient que le Tribunal ait retenu la qualification d’ « important moteur de la concurrence » à l’égard de Tata Steel Limited. D’après elles, le Tribunal n’aurait en effet caractérisé aucun des cas cités aux points 37 et 38 des lignes directrices (§218).

Le débat autour de cette notion est crucial : en effet, c’est notamment en raison de la disparition d’un important moteur de la concurrence que la concentration a été interdite.

Cependant, là aussi, le moyen est écarté par les juges européens. La Cour confirme d’abord l’analyse du Tribunal, selon laquelle les parts de marché ne constituent qu’un premier indice permettant de caractériser l’importance concurrentielle d’un acteur et qu’il incombe à la Commission de procéder à une analyse approfondie des conditions de concurrence, en prenant en compte d’autres facteurs, afin d’apprécier l’existence d’un « important moteur de concurrence » (§238). Pour elle, la preuve de l’existence d’un « important moteur de concurrence » est en effet apportée dès lors qu’une entreprise a un rôle concurrentiel plus important que ce que ses parts de marché, ou tout autre indicateur similaire, laisseraient penser (§242).

En l’espèce, la Cour estime que Tata Steel est bien qualifiable d’« important moteur de concurrence », et rejette , là encore, l’argumentation des parties (§262).

  • Une hausse probable des prix chez le principal concurrent

Enfin, les parties contestaient l’appréciation du Tribunal relative à l’éventuel comportement de la société Arcelor Mittal, principal concurrent de l’entreprise commune projetée, à la suite de la concentration.

Comme la Commission, le Tribunal avait en effet estimé que cette concentration entraînerait une augmentation des prix de la part de cette dernière, en réponse à la hausse des tarifs que pourrait mettre en œuvre la nouvelle entité. En effet, pour répondre à la hausse des demandes subséquente à l’augmentation des prix adoptée par la nouvelle entreprise commune, le concurrent serait unilatéralement incité à augmenter les siens, aux fins de faire plus de bénéfices.

La Cour valide, à son tour, cette appréciation des effets unilatéraux directs provoquée par cette concentration et réfute, une nouvelle fois, les arguments des parties.

En définitive, la Cour approuve l’interdiction de la concentration, estimant qu’au regard d’une part, de la disparition d’un important moteur de concurrence et d’autre part, de l’entrave significative à la concurrence qu’elle provoque, celle-ci doit être déclarée incompatible avec le marché intérieur, notamment en raison d’effets horizontaux non coordonnés résultant de l’élimination d’une forte contrainte concurrentielle, qui confronteraient les clients à une réduction du nombre de fournisseurs, ainsi qu’à une hausse des prix,

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