Définition du marché pertinent : portée et limites de la communication révisée de la Commission européenne

Le 8 février 2024, la Commission européenne a publié sa nouvelle communication sur la définition du « marché pertinent » (la « communication »). Il s’agit de la première révision depuis 1997 qui était particulièrement nécessaire compte tenu des évolutions économiques, sociétales et technologiques significatives intervenues depuis, en particulier la digitalisation de l’économie.

La définition du marché pertinent est très importante car elle permet d’identifier et de définir le périmètre à l’intérieur duquel s’exerce la concurrence entre entreprises. Elle permet d’établir le cadre dans lequel la Commission applique la politique de concurrence. La définition du marché pertinent occupe un rôle central en droit de la concurrence. Elle joue notamment un rôle décisif en matière d’abus de position dominante ou de contrôle des concentrations (où la délimitation étroite ou large d’un marché détermine largement le sort d’un dossier) et dans une moindre mesure, d’ententes (où elle est cependant également déterminante pour pouvoir revendiquer le bénéfice de certaines exemptions liées à la détention de parts de marché inférieures à des seuils permettant une exemption de plein droit sous réserve de remplir certaines conditions). Il est donc primordial de délimiter les marchés pertinents avec précision.

La communication tient désormais compte de l’évolution des valeurs des consommateurs vers des aspects autres que le prix, tels que l’innovation, la fiabilité de l’approvisionnement et la durabilité (environnementale) – des concepts notablement absents de la précédente communication. Si elle traduit un certain nombre d’avancées indéniables, la nouvelle communication présente cependant des défauts et des limites que l’on peut regretter.

I. Les avancées opérées par la nouvelle communication

La Commission avait, dans un premier temps, invité les parties prenantes à présenter leurs commentaires concernant sa feuille de route. Le cabinet Vogel & Vogel a participé à cette consultation et deux points importants ont été retenus :

  • Une évolution de l’analyse de la substituabilité de la demande : auparavant centrée autour de l’élasticité de la demande au prix, ce critère ne permettait pas d’appréhender les activités fondées sur la gratuité et l’usage de la publicité. La nouvelle communication préconise une approche plus large, tenant notamment compte de l’innovation et des nouveaux marchés du numérique.
  • Une délimitation du marché géographique prenant en compte de manière effective les marchés mondiaux : la méthodologie de 1997 ne permettait pas l’appréhension de ces marchés pourtant susceptibles de constituer une pression concurrentielle sur les marchés européens ou nationaux. Désormais, les lignes directrices de 2024 ont pallié ce manque.

La Communication se contente, pour l’essentiel, de reprendre les acquis jurisprudentiels de ces dernières années. Ce travail de synthèse de la jurisprudence et de la pratique décisionnelle s’est traduit par une augmentation sensible de son volume puisqu’elle passe de 9 à 53 pages par rapport à la précédente communication.

Les apports peuvent être résumés de la manière suivante :

Une plus grande prise en compte des paramètres de concurrence autres que les prix, tels que l’innovation et la qualité des produits et services, y compris en matière de développement durable :
  • Dans des secteurs qui évoluent rapidement, l’introduction de produits ou processus nouveaux ou nouvellement développés peut entraîner des transitions structurelles du marché qui affectent la dynamique concurrentielle existante et les réactions générales aux conditions relatives de l’offre. Dans de tels cas, la Commission peut tenir compte du changement attendu des possibilités de substitution résultant du changement de dynamique concurrentielle.
De nouvelles orientations relatives aux marchés numériques et à leurs caractéristiques spécifiques :
  • Une définition du marché en présence de plateformes multifaces: la Commission peut définir le marché pour les produits proposés par une plateforme dans son ensemble, de manière à ce qu’il englobe l’ensemble (ou plusieurs) des groupes d’utilisateurs, ou définir des marchés de produits distincts (bien que liés entre eux) pour les produits proposés sur chaque face de la plateforme.
  • La mention des effets de réseau indirect : la réaction d’un groupe à un changement de condition de l’offre peut également affecter d’autres groupes.
  • La question des marchés à prix zéro : le fait qu’un produit soit fourni à un prix monétaire nul n’implique pas qu’il n’existe pas de marché pour ce produit.
  • Des indications sur la manière dont la Commission peut évaluer les écosystèmes numériques : en fonction de la manière dont les produits secondaires sont proposés sur le marché, la Commission peut appliquer l’approche qu’elle adopte pour les marchés secondaires ou pour les produits groupés. D’autres facteurs, tels que les effets de réseau, les coûts de changement de fournisseur et les décisions de “homing”, peuvent également entrer en ligne de compte.
Des précisions sur l’approche de la Commission en présence de marchés à forte innovation :

  • Une mise en avant de l’importance de la recherche, de l’innovation et des produits en cours de développement avec une section entière consacrée à la définition des marchés dans les secteurs très innovants caractérisés par des activités de R & D.
  • La Commission peut désormais conclure qu’un produit en cours de développement appartient à un marché de produit existant ou à un nouveau marché.
  • La visibilité des processus R&D de produits qui ne sont pas encore disponibles pour les clients peut suffire à établir avec quels autres produits le produit en cours de développement sera substituable une fois mis sur le marché.
  • En matière de contrôle des concentrations, la Commission examinera si les parties à la concentration sont des concurrents proches en termes d’efforts R&D. Il ne s’agit plus de seulement examiner si les offres de produits se chevauchent en amont ou en aval, mais aussi dans quelle mesure elles sont engagées dans des initiatives de R&D similaires.
Des clarifications concernant les techniques quantitatives, telles que le test SSNIP (« augmentation légère mais significative et non transitoire des prix »), que la Commission est susceptible d’utiliser lorsqu’elle définit un marché :

  • La communication souligne l’intérêt limité du SSNIP test sur les marchés où le prix n’est pas le principal paramètre ainsi que sur les marchés hautement innovants.
  • Le SSNQD test (« diminution légère mais significative et non transitoire de la qualité») est désormais expressément mentionné, notamment sur les marchés à produit monétaire zéro.

Des précisions sur les sources possibles d’éléments de définition et leurs modalités d’évaluation par la Commission :

  • La communication considère que les documents internes demandés aux entreprises sont particulièrement pertinents lorsqu’ils ont été établis dans le cadre normal des activités, à l’inverse des documents établis en vue de l’enquête de la Commission ou pendant celle-ci, car ils peuvent mieux refléter la manière dont ces entreprises considèrent le ou les marchés. Cela peut notamment inclure :
  • Des études de marché commandées par les entreprises dans le passé pour éclairer leurs décisions concernant, par exemple, la fixation des prix de leurs produits ou les actions commerciales.
  • Les enquêtes auprès des clients sur les habitudes et attitudes d’utilisation.
  • Les points de vue exprimés par les fournisseurs et les études de marché soumises par l’entreprise ou les entreprises concernées et leurs concurrents peuvent être pris en compte pour établir si une proportion économiquement significative de clients estime que deux produits sont substituables.
II. Les défauts, limites et lacunes de la Communication

La nouvelle Communication a d’ores et déjà fait l’objet de multiples critiques. Dans une chronique publiée aux Echos (8-9 mars 2024), Christian Saint-Etienne lui reproche ainsi d’un point de vue économique d’avoir à peine publiée 10 ans de retard et d’être totalement déphasée par rapport à la révolution des GAFAM. Les juristes relèvent en général sous absence de sécurité juridique liée à ses nombreux développements particulièrement vagues qui donnent à la Commission de trop grandes marges d’interprétation et de manœuvre (V. Notamment A.-S. Choné-Grimaldi, L’essentiel du droit de la distribution et de la concurrence, mars 2024).

Il est exact que la Communication est souvent imprécise. En-cela, elle va à l’encontre des déclarations de la Commissaire Margrethe Vestager qui indique dans le communiqué de presse[1] publié à l’occasion du texte que « l’objectif est d’aider les entreprises à évaluer elles-mêmes leur position sur le marché, afin de les aider à respecter les règles de concurrence »[2]. Le caractère vague et imprécis de différents développements de la Communication rend l’auto-évaluation ardue, voire impossible pour les entreprises : la Commission se réserve ainsi la faculté d’appliquer le test SSNIP, qui tient en une demi-page, « dans certains cas ». Il y a là un arbitraire qui permet à la Commission en présence d’un test SSNIP présenté par les entreprises en faveur d’un marché large de faire prévaloir un marché étroit sur la base d’autres critères, notamment qualitatifs. En matière de plateformes multifaces, elle se réserve la possibilité de raisonner face par face, par catégorie de produits, ou de manière multiface tous produits confondus. De même, elle se laisse le choix de calculer les parts de marché en optant pour les critères de son choix.

Plus fondamentalement, la Commission continue de privilégier l’analyse de marchés actuels ou futurs sur le fondement des décisions antérieures[3], qui sont souvent anciennes ou obsolètes. L’importance attachée à la pratique décisionnelle antérieure en période de bouleversements économiques conduit à s’enfermer dans des définitions de marché dépassées et à négliger les évolutions futures qui sont déterminantes pour apprécier correctement des opérations de concentration.

De même, en considérant la substituabilité du côté de l’offre de façon accessoire et en ne prenant en compte la concurrence potentielle qu’au stade de l’analyse concurrentielle, la communication peut conduire à adopter des définitions de marché ne correspondant pas à la réalité économique. Notre cabinet avait préconisé de faire clairement appel à ces critères dès la délimitation des marchés. Nous avions mis en exergue l’interventionnisme accru du droit de la concurrence et l’insécurité juridique de cette méthodologie. La Commission conserve cependant sa position, et précise, de manière ferme, que la concurrence potentielle ne doit pas être prise en compte au stade de la définition de marché, mais dans le cadre de l’analyse concurrentielle[4].

Par ailleurs, une délimitation erronée d’un marché pertinent peut entraîner des conséquences particulièrement importantes. En matière d’abus de position dominante, la Commission a ainsi été fréquemment critiquée pour sa délimitation trop stricte du marché pertinent. Qualifiée de gerrymandering par N. Petit[5], la Commission a pu définir le marché de manière si étroite que l’entreprise en question ne pouvait qu’être en position dominante en raison du faible nombre, voire de l’absence de concurrents subsistants sur le marché délimité.

Compte tenu de son caractère trop conservateur, la nouvelle Communication risque d’aboutir à retenir des marchés trop étroits en sanctionnant à tort des entreprises au titre de positions de marché surévaluées et à empêcher des concentrations pourtant justifiées en minimisant la concurrence des acteurs mondiaux. Elle risque donc d’être préjudiciables aux entreprises européennes dans le combat économique qu’elles doivent mener contre les géants américains et chinois dans la concurrence mondiale.

 

[1] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/SPEECH_24_710

[2] Traduit de l’anglais “The goal is to help companies themselves to assess their own market position, to support their compliance with competition rules.”

[3] Considérant n°14 de la communication.

[4] Considérant n°23 de la communication.

[5] https://thehill.com/opinion/technology/399742-eu-engaged-in-antitrust-gerrymandering-against-google/

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