La doctrine de la Commission Européenne sur l’article 22 condamnée par la Cour de justice.
CJUE, gr. ch., 3 septembre 2024, Illumina, Inc. Et Grail LLC c/ Commission, aff. Jointes C-611/22 P et C-625/22 P.
Le contrôle des concentrations, pan essentiel du droit de la concurrence, rencontre depuis quelques années des difficultés relatives à sa mise en œuvre, plus particulièrement son champ d’application.
En droit européen, comme en droit français, le contrôle des concentrations a d’abord été conçu objectivement, par la consécration de seuils de chiffres d’affaires qui, lorsqu’ils sont dépassés, entraînent un contrôle de la concentration de la part des autorités de concurrence (art. 1 du règlement 139/2004 du 20 janvier 2004 en droit européen et art. L. 430-2 du code de commerce en droit français).
Seulement, depuis une communication de la Commission européenne du 26 mars 2021, cette conception a été bouleversée. Conçue afin de donner des indications sur la mise en œuvre de l’article 22 du règlement, cette communication a ajouté un nouveau test subjectif au premier test objectif des seuils.
L’article 22 du règlement de 2004 permet à la Commission de connaître du contrôle d’une concentration qui, pourtant, ne dépasse pas les seuils consacrés en son article premier. A l’origine, cet article avait été élaboré afin de pallier l’inexistence d’une législation nationale relative au contrôle des concentrations dans de nombreux Etats membres. Depuis, les Etats membres de l’Union européenne se sont dotés de mécanismes internes de contrôle des concentrations, ce qui a limité l’utilité de ce texte, principalement utilisé dans l’hypothèse où une opération produit des effets transfrontaliers, ce qui peut entraîner sa notification dans plusieurs pays.
Pour appliquer cet article 22, quatre conditions sont requises :
- Une demande de contrôle de la concentration doit être adressée à la Commission par un ou plusieurs Etats membres,
- L’opération notifiée doit répondre à la définition de la concentration mentionnée à l’article 3 du règlement de 2004, sans atteindre les seuils cités à l’article 1 du même règlement,
- L’opération doit affecter le commerce entre Etats membres,
- Et la concentration doit menacer d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire de ou des Etats membres qui ont formulé la demande de contrôle.
Dans sa communication du 26 mars 2021, la Commission a renouvelé la portée de l’article 22 du règlement. Elle a indiqué qu’un renvoi à la Commission pourrait avoir lieu sur ce fondement, alors même que l’opération ne dépasse aucun seuil, en particulier, les seuils nationaux. Ainsi, même si l’opération ne relève pas du champ d’application national du contrôle des concentrations, la Commission serait compétente sur ce fondement pour y procéder. L’adoption de cette nouvelle position a été motivée par la volonté de la Commission de renforcer le contrôle des opérations auxquelles participent des acteurs économiques réalisant un chiffre d’affaires insuffisant pour dépasser les seuils de contrôle nationaux et européens mais qu’elle souhaite néanmoins contrôler. Les « killer acquisitions » intervenant notamment dans les secteurs innovants, comme le domaine pharmaceutique ou du numérique, étaient ainsi particulièrement ciblées par cette communication.
Cette nouvelle doctrine a été passée au crible des juges de l’Union européenne dans le cadre de la prise de contrôle exclusive de la société Grail LLC, spécialisée dans le développement de tests sanguins pour le dépistage précoce des cancers par la société américaine Illumina. Grail LLC ne réalisant pas de chiffre d’affaires dans l’Union européenne, cette concentration n’a été notifiée ni à la Commission européenne, ni aux autorités de contrôle locales.
Une plainte contre cette concentration a néanmoins été déposée auprès de la Commission, qui a invité les autorités de contrôle des Etats-membres concernés à lui faire parvenir des demandes de renvoi sur le fondement de l’article 22 du règlement, afin de vérifier si la concentration ne serait pas susceptible d’affecter le commerce entre les Etats-membres et de menacer d’affecter la concurrence de manière significative. L’Autorité de la concurrence française a adressé une demande de renvoi en ce sens, à laquelle se sont jointes les autorités de contrôle belge, grecque, islandaise, néerlandaise et norvégienne.
Dans un premier temps, dans un arrêt rendu le 13 juillet 2022 (aff. T-227/21), le Tribunal de l’Union européenne avait confirmé la doctrine de la Commission, en se fondant sur une analyse historique, contextuelle et téléologique de l’article 22 du règlement de 2004. Il avait en particulier relevé que l’absence de compétence de l’autorité de contrôle de l’Etat membre qui procède à la demande de renvoi ne constitue pas une condition de l’application de l’article 22 (cons. 92).
Cet arrêt vient cependant d’être annulé par un arrêt très attendu rendu par la Grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne du 3 septembre 2024. Cet arrêt constitue également une condamnation de la nouvelle doctrine de la Commission européenne.
La Cour de justice critique la décision du Tribunal sur plusieurs points.
Les juges remettent d’abord en cause l’interprétation historique de l’article 22 réalisée par le Tribunal. Ils retiennent qu’aucun document ou texte préparatoire au règlement de 1989 sur les concentrations (auquel a succédé celui de 2004) ne permet d’affirmer que l’article 22 constitue un « mécanisme correcteur », permettant à la Commission de contrôler toute concentration remplissant les conditions de cet article, alors même l’autorité demandant le renvoi ne serait pas compétente.
L’interprétation téléologique menée par le Tribunal a ensuite été critiquée par la Cour de justice. En effet, quand bien même l’article 22 aurait été conçu comme un « mécanisme correcteur destiné à remédier aux lacunes du système du contrôle des concentrations », il ne saurait cependant être interprété comme permettant à la Commission de contrôler une opération de concentration ne remplissant aucun des seuils nationaux ou européens, puisqu’il a seulement pour vocation de favoriser le système de « guichet unique », en éliminant les examens de concentration conduits parallèlement par plusieurs autorités nationales (cons. 192 et 193).
L’interprétation du Tribunal est également critiquée en ce qu’elle n’a pas déduit la nécessaire compétence de l’autorité de contrôle de l’Etat-membre de son analyse du considérant 15 du règlement 2004 disposant, qu’en cas de renvoi, la Commission contrôle une opération de concentration « au nom » de l’Etat demandant ce renvoi (cons. 197). Ce considérant fait même expressément référence aux « autres Etats membres également compétents pour examiner la concentration », ce qui aurait dû conduire le Tribunal à ne pas confirmer la position de la Commission (cons. 198).
La Cour souligne également qu’une telle position est susceptible de porter atteinte aux principes régissant le règlement de 2004, en particulier l’efficacité et la prévisibilité du contrôle des concentrations, garanties par la claire répartition des compétences qu’opère le règlement entre les autorités de contrôle nationales et européenne (cons. 207). Elle souligne donc l’importance du respect des seuils de contrôle, permettant aux entreprises d’anticiper si leur projet d’acquisition doit être notifié (cons. 208). En l’espèce, elle estime qu’une notification informelle de la part de la Commission européenne aux autorités nationales sur le fondement de l’article 22 et le renvoi de l’opération devant elle, en dehors de la compétence des autorités locales, contreviennent au principe de sécurité juridique poursuivi par le règlement (cons. 210).
Enfin, la position du Tribunal est également condamnée en raison de l’extension du règlement de 2004 à laquelle elle a conduit (cons. 211) et de la violation du principe d’équilibre institutionnel qu’elle induit. Les juges rappellent en effet que le système des seuils reste un mécanisme de contrôle efficace et que, dans le cas où son utilité serait remise en cause, la compétence de modifier ces seuils revient uniquement au législateur de l’Union européenne (cons. 216).
La décision de la Cour de justice mérite d’être saluée car elle permet de mettre utilement fin à l’insécurité juridique qu’avait entraîné la nouvelle conception de l’article 22 affirmée par la Commission dans sa communication de 2021.
La critique de la solution retenue selon laquelle il conviendrait de pouvoir faire face au risque des « killer acquisitions » à l’égard des petites cibles intervenant sur des secteurs innovants sensibles n’emporte par ailleurs pas la conviction. En effet, il est possible tout en respectant la sécurité juridique et la prévisibilité du contrôle d’instituer des seuils spécifiques de contrôle, dans le but de protéger la concurrence sur ces marchés.
- https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2024-09/cp240127fr.pdf (communiqué de presse de la CJUE) ;
- https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=289718&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=7988191 (arrêt de la CJUE) ;
- https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=289719&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=7988191 (résumé de l’arrêt).