Alerte sur… Le contrôle des killer acquisitions post Illumina Grail

Quelles réactions possibles de la Commission et des autorités nationales de concurrence ?

L’arrêt rendu par la Cour de justice dans l’affaire Illumina Grail a mis un terme à l’interprétation par la Commission de l’article 22 du règlement n°139/2004, l’autorisant à contrôler sur renvoi d’une autorité nationale de concurrence (« ANC ») des concentrations ne relevant ni des seuils européens, ni des seuils nationaux de contrôle.

Cette interprétation était motivée par la volonté de la Commission de renforcer le contrôle des opérations auxquelles participent des acteurs économiques réalisant un chiffre d’affaires insuffisant pour dépasser les seuils de contrôle nationaux et européens mais que celle-ci souhaitait néanmoins contrôler. Les killer acquisitions intervenant notamment dans les secteurs innovants, comme le domaine pharmaceutique ou du numérique, étaient ainsi particulièrement ciblées par cette communication.

La solution retenue par la Cour est un gage de sécurité juridique pour les entreprises.

Pour autant, la volonté politique de la Commission et des ANC de contrôler les killer-acquisitions laisse présager que celles-ci n’en resteront pas là. Elles pourraient utiliser plusieurs voies pour parvenir à cet objectif.

Voie n°1 : modifier les outils du contrôle des concentrations.

Modifier les outils nationaux

Plusieurs États membres se sont dotés de mesures leur permettant de se saisir d’opérations de concentrations en dessous des seuils prévus pour le contrôle national, le cas échéant ex-post. C’est par exemple le cas de l’Italie où un tel examen a été rendu possible en 2022 (1). La Hongrie, le Danemark, la Lettonie, la Lituanie, la Slovénie, la Suède et la République d’Irlande sont aussi dotés de tels outils.

D’autres États membres se sont dotés de seuils spécifiques fondés sur la valeur de l’opération, comme l’Autriche (2), qui permettent notamment de cibler les killer acquisitions.

D’autres États membres pourraient leur emboîter le pas.

La Commission européenne pourrait alors s’appuyer sur ces mécanismes fondés sur les droits nationaux pour examiner ces transactions au titre de l’article 22 du règlement européen sur les concentrations.

Juste après avoir quitté son office, dans un discours prononcé le 6 septembre 2024, Mme Margrethe. Vestager avait d’ailleurs expressément cette voie comme une réaction possible post Illumina Grail (3)

Modifier le règlement concentration

Une autre solution serait de modifier les seuils européens de contrôle. Mais cette option ne semble pas à date privilégiée, le bilan coûts/bénéfices étant jugé négatif au regard de l’alourdissement de la tâche des services pour apprécier des opérations qui dans la plupart des cas ne soulèvent pas difficulté.

De manière plus radicale, la Commission pourrait demander que l’article 22 du règlement concentration soit amendé pour qu’il autorise expressément le renvoi d’opérations, indépendamment des seuils nationaux. C’est aussi une piste qui a été évoquée par Mme Margrethe. Vestager.

Voie n°2 : utiliser les outils de contrôle anti-trust pour examiner ex-post les concentrations.

Dans sa décision dans l’affaire Towercast (4), la Cour a donné aux ANC le pouvoir d’examiner a posteriori les fusions intervenues en deçà des seuils de contrôle sur la base de l’article 102 du TFUE.

Les ANC pourraient désormais utiliser davantage cet outil.

Le standard de preuve exigé demeure cependant élevé : selon la Cour, il appartiendra à l’autorité saisie de vérifier que l’acquéreur qui est en position dominante sur un marché donné et qui a pris le contrôle d’une autre entreprise sur ce marché a, par ce comportement, entravé substantiellement la concurrence sur ledit marché. À cet égard, le seul constat du renforcement de la position d’une entreprise ne suffit pas pour retenir la qualification d’un abus ; il faut établir que le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c’est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante.

Néanmoins, le risque encouru ne se limite pas à l’hypothèse d’une acquisition par une entreprise en position dominante. En France, l’Autorité de la concurrence a utilisé une fois la possibilité offerte par l’arrêt Towercast, pour contrôler des cessions croisées dans le secteur de l’équarrissage sur le fondement de l’interdiction des ententes (5). L’affaire a donné lieu à un non-lieu, l’Autorité de la concurrence ayant estimé que les éléments au dossier ne permettaient pas d’établir l’existence d’un plan global de répartition géographique des marchés.

Voie n°3 : utiliser les enquêtes sectorielles et les nouveaux outils de concurrence.

Les autorités de concurrence, y compris la Commission, réalisent fréquemment des enquêtes sectorielles. La tentation serait pour elles de demander à être dotées dans ce cadre de pouvoirs leur donnant la possibilité de réguler la concentration d’un marché pour elle-même, indépendamment de toute pratique anticoncurrentielle, et même si la concentration est le résultat de fusions non contrôlables.

Parmi les dix propositions du rapport Draghi pour refondre la concurrence, figure d’ailleurs l’introduction d’un « Nouveau outil de concurrence » (« New Competition Tool » – NCT). Concrètement, il s’agirait de permettre à la DG COMP, après avoir mis sous surveillance certains marchés, de « concevoir avec les entreprises et d’accepter des mesures correctives efficaces pour remédier aux défaillances systématiques de la concurrence et imposer leur application ». Le NCT serait activé à la suite d’indications concernant d’éventuels comportements anticoncurrentiels ou d’une « évaluation préliminaire d’effets positifs attendus de la résolution des problèmes structurels identifiés ». L’application du NCT serait « limitée » à quatre cas : i) la collusion tacite ; ii) les marchés où la protection des consommateurs est « plus susceptible d’être nécessaire »; iii) les marchés où la résilience économique est faible, l’une des causes pouvant être la structure du marché (par exemple, la dépendance à l’égard d’une source unique de matières premières) entraînant des pénuries fréquentes ou d’autres résultats préjudiciables ; iv) les cas où des mesures ont été adoptées dans le passé mais où les informations/données reçues par la Commission  indiquent que  les mesures ou les remèdes adoptés ne favorisent pas la concurrence.

Toutes ces solutions seraient préjudiciables à la sécurité juridique des entreprises et il faudra monitorer de près les évolutions du droit positif.

 

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(1) Ce sous réserve que la décision d’y procéder intervienne au maximum six mois après la réalisation de l’opération au plus tard, que des seuils de chiffre d’affaires additionnels soient franchis, et que l’autorité conclut qu’il existe des risques d’atteinte démontrés au droit de la concurrence.
(2) En 2017, un nouveau seuil alternatif basé sur la valeur de la contrepartie de la transaction est entré en vigueur. Même si les seuils de chiffre d’affaires ne sont pas atteints, une transaction doit être notifiée si :le chiffre d’affaires total réalisé sur le plan mondial par l’ensemble des entreprises concernées dépasse 300 millions d’euros ; le chiffre d’affaires total réalisé en Autriche par l’ensemble des entreprises concernées a dépassé 15 millions d’euros ; la valeur de la contrepartie de la transaction dépasse 200 millions d’euros ; et la cible est active en Autriche de manière significative.
(3) Discours de la vice-présidente exécutive M. Vestager lors de la 28e conférence annuelle sur la concurrence de l’Association internationale du barreau, https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/speech_24_4582
(4) Aff. C-449/21, 16 mars 2023, Towercast.
(5) Décision 24-D-05 du 02 mai 2024, relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’équarrissage.

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