Une nouvelle décision de la cour d’appel de Paris vient d’intervenir dans le cadre du feuilleton judiciaire qui oppose depuis 2019 le groupe Canal+ aux sociétés de son ancien animateur, Thierry Ardisson, suite à l’arrêt de la diffusion de l’émission « Salut les Terriens ». Au titre de cet arrêt largement relayé dans la presse (cf. notamment l’article du Parisien du 24 octobre 2024), la chaîne C8 est condamnée à payer des indemnités de 2,9 millions d’euros sur le fondement de la rupture de relations commerciales établies (Paris, Pôle 5, ch. 11, 18 oct. 2024, n° RG 23/17283). Quels enseignements juridiques et stratégiques peut-on tirer de cette décision et plus généralement de la saga judiciaire dans laquelle elle s’insère ?
I. Les enseignements juridiques
- L’application de la notion de relation commerciale établie à la relation entre une société de production audiovisuelle et une chaîneL’on pouvait penser que la production d’émissions de télévision constituait un secteur fait de relations précaires pouvant échapper à la qualification de relation commerciale établie. Un arrêt de la cour d’appel de Paris (Paris,12 juin 2015, n° 13/00396, JCP E, 1528, n° 20, obs. Ph. Grignon) allait en ce sens : il avait retenu qu’un producteur d’émissions de télévision devait bien connaître les usages du secteur et de la profession et s’attendre à ce que l’émission remise en cause chaque année dans le cadre d’une réunion prévue contractuellement ne se poursuive pas de façon pérenne. Il a été jugé en sens contraire à tous les stades de la saga judiciaire ayant opposé les sociétés de Thierry Ardisson au groupe Canal, par le tribunal de commerce (T. Com. Paris, 21 janv. 2020, n° 2019054155), la cour d’appel de Paris (Paris, 10 sept. 2021, n° 20/05349) et la Cour de cassation (Cass. Com, 19 oct. 2022, n° 21-22802 ; Contrats Conc. Cons., déc. 2022, n° 189, obs. N. Mathey, Lettre de la distribution, nov. 2022, p. 1, obs. C. Mouly-Guillemaud, Rev. Contr. Mars 2023, 114, obs. J.-C. Roda). Les éléments déterminants du caractère établi de la relation en l’espèce ont été l’absence de divergence entre les parties dans l’appréciation des lignes budgétaires ou éditoriales sur plusieurs années avant leur désaccord du 2 mai 2019 et le flux financier croissant dans lequel s’est inscrite la relation, d’une durée de trois années dont aucun élément ne permettait de présumer la remise en cause.
L’on ne peut cependant pas écarter une solution différente selon les circonstances de l’espèce en fonction d’un cas où il serait avéré une absence d’attente légitime du producteur de l’émission à la pérennité des relations et une preuve concrète et documentée des usages de la profession en ce sens. - La consécration d’une indemnisation du préavis manquant sur la base de la marge sur coûts évités (indépendamment des imprécisions de vocabulaire évoquant une marge brute)Un préavis de 12 mois aurait dû être accordé selon les décisions intervenues. En l’absence de préavis en l’espèce, il s’agissait de savoir sur quelle base les mois manquants devaient être indemnisés. La cour d’appel de Paris reprend dans son arrêt du 18 octobre 2024 la formule désormais utilisée par la Cour de cassation (cf. Com., 28 juin 2023, n° 21-16.940) et rappelle que « le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s’évalue en considération de la marge brute escomptée, c’est-à-dire la différence entre le chiffre d’affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d’insuffisance de préavis, différence dont pourra encore être déduite, le cas échant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d’activité résultant de la rupture, durant la même période ». Indépendamment de l’usage inapproprié et prêtant à confusion du terme de marge brute qui désigne la différence entre un prix de vente et un prix d’achat sans déduction de quelconques charges variables ou fixes, la formule retenue apparaît tout à fait exacte du point de vue financier. Il s’agit en réalité de la marge sur coûts évités c’est-à-dire de la marge qui aurait été réalisée déduction faite des frais qui n’ont pas eu à être supportés du fait de la baisse ou de l’arrêt d’activité avec l’auteur de la rupture (voir dans le même sens : Paris, 19 juin 2024, n° 22/00780 ; 21 juin 2024, n° 22/05355 ; 3 juil. 2024, n° 21/20035).
II. Les enseignements stratégiques
- L’épuisement des voies de recours
La saga judiciaire de cette affaire, qui n’est peut-être pas terminée, montre une extrême divergence de solutions à chaque stade de la procédure. Le tribunal de commerce de Paris avait accordé des indemnités de 811.500 et 269.333 euros au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies. La cour d’appel de Paris avait été beaucoup plus généreuse en octroyant des indemnités de 3.800.476 euros et 2.293.637 euros outre 417.587 euros au titre d’indemnités de licenciement et 50.000 euros pour violation d’une clause de confidentialité. Cet arrêt a été partiellement cassé par la Chambre commerciale de la Cour de cassation s’agissant de l’indemnisation de la marge perdue dans le cadre du préavis non accordé. La cour d’appel avait en effet statué ultra petita en accordant une marge mensuelle de 316.700,33 euros supérieure à la marge demandée de 292.570 euros. La cour d’appel de Paris autrement composée en tant que juridiction de renvoi condamne la société C8 à payer une somme de 2.910.840 euros au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies. L’on s’aperçoit que les montants accordés ont varié avec une très forte amplitude à chaque stade de la procédure. Cette extrême variabilité des solutions que l’on retrouve dans d’autres dossiers constitue un argument à prendre en compte dans les choix procéduraux et peut justifier selon l’analyse de chaque dossier à opter pour un épuisement des voies de recours. - L’importance des expertises comptables de calcul de marge
La lecture de la décision montre l’intensité des discussions qui ont porté sur le préjudice, à la fois sur les principes applicables et sur le calcul de la marge à prendre en compte et son imputabilité. La décision d’appel y consacre plus de 7 pages. Ceci confirme l’importance à présenter en demande comme en défense une expertise comptable extrêmement robuste et fine en vue de démontrer la marge sur coûts évités perdue ou au contraire de la réfuter. Trop de décisions retiennent encore la large brute car les parties n’ont pas réellement discuté le préjudice ou n’ont pas fourni à la juridiction saisie les documents permettant de calculer la marge sur coûts évités.