Affaire Nuctech Warsaw : vers un élargissement des pouvoirs extraterritoriaux de la Commission européenne ?

Le 12 août 2024, le président du Tribunal de l’Union européenne a jugé en référé dans l’affaire Nuctech Warsaw (T-284/24 R), qu’une entreprise étrangère qui a choisi d’exercer des activités commerciales dans l’Union ne peut se dérober à une demande d’accès, par la Commission, à des données transitant par des messageries utilisées par ses employés dans le cadre de ces activités, même si elles sont stockées hors de l’Union.

Les faits de l’affaire

Dans cette affaire, la Commission européenne avait effectué une perquisition dans les locaux des filiales européennes de Nuctech, un fournisseur chinois de scanners de sécurité. La Commission enquêtait sur de possibles violations du règlement sur les subventions étrangères (FSR), suspectant Nuctech d’avoir bénéficié de subventions illégales contraires à ce règlement.

Dans le cadre de son enquête, la Commission a exigé l’accès aux boîtes de messagerie des employés de Nuctech stockées sur des serveurs en Chine. Les filiales européennes de Nuctech ont contesté cette demande, arguant qu’elles n’avaient pas accès aux données en question et que la législation chinoise, y compris le droit pénal, interdisait le partage de ces informations. Elles ont déposé une demande de mesures provisoires auprès du Tribunal de l’Union européenne, afin de suspendre l’exécution de cette décision.

Les requérants ont avancé les arguments suivants :

  • La violation du droit international public par la Commission par l’obligation faite aux filiales européennes de fournir des documents détenus en dehors de l’UE ;
  • L’impossibilité technique d’accéder aux documents stockés en Chine ;
  • Le risque de sanctions en vertu du droit chinois, notamment pénales, en cas de divulgation des données.

Résumé de l’ordonnance du Tribunal

Le président du Tribunal de l’UE a rejeté la demande de mesures provisoires des filiales de Nuctech, estimant que :

  • il n’y avait pas de violation du droit international public, la Commission étant compétente pour exiger des informations et des documents stockés en dehors de l’UE, dès lors que ces informations sont nécessaires à l’évaluation d’éventuelles violations du droit européen. Cette compétence s’appuie sur la théorie des effets qualifiés,bien connue du droit de la concurrence, en vertu de laquellela législation de l’UE s’applique dès qu’un comportement externe a des effets immédiats, substantiels et prévisibles sur le marché européen ;
  • les entreprises n’ont ni réussi à prouver que l’accès aux données n’était techniquement pas possible pour les filiales européennes, ni que le respect de la décision d’inspection obligerait ces filiales à violer le droit chinois, y compris le droit pénal;
  • l’entreprise qui choisit d’exercer des activités commerciales sur le marché intérieur, se trouve soumise aux règles de l’Union qui régissent le fonctionnement de ce marché. Dès lors, si la Commission cherche à vérifier si ces règles sont respectées par le biais d’inspections, que ce soit en vertu du règlement 1/2003 ou du règlement 2022/2560, les entreprises ne sauraient se prévaloir de règles d’un État tiers pour s’opposer à l’application d’un droit auquel elles se sont volontairement soumises.

Le Président du Tribunal a également souligné que les filiales de Nuctech n’avaient pas proposé de solutions alternatives pour fournir les informations sans enfreindre la législation chinoise.

Commentaire

Bien qu’il s’agisse d’une décision provisoire (et techniquement d’un obiter dicta – les mesures provisoires ont échoué sur d’autres motifs) et non d’un arrêt définitif, cette ordonnance soulève plusieurs points clés et pourrait entraîner des répercussions importantes pour les entreprises internationales opérant au sein de l’Union européenne.

Une large interprétation des pouvoirs d’enquête de la Commission européenne

L’ordonnance du Tribunal s’inscrit dans une interprétation extensive des pouvoirs d’enquête de la Commission européenne, notamment en ce qui concerne leur application territoriale. La législation européenne permet à la Commission de demander des informations à des entités établies en dehors de l’UE lorsque leurs activités ont des effets significatifs sur le marché européen.

Une décision qui pourrait influencer d’autres régimes d’application de la législation européenne

L’impact de cette décision dépasse le cadre du règlement sur les subventions étrangères, aux regard des multiples références faites au règlement 1/2003 applicable, notamment, aux enquêtes de concurrence. Il pourrait également s’étendre à d’autres règlements tels que le Digital Market Act (DMA) et le Digital Service Act (DSA). L’élargissement de la portée extraterritoriale des pouvoirs d’enquête de la Commission pourrait offrir à cette dernière des moyens supplémentaires pour contrôler les entreprises internationales actives sur le marché européen.

La nécessité de documenter rigoureusement l’impossibilité d’accès aux données et/ou les sanctions pénales encourues

Cette décision met en lumière un enjeu clé : la capacité des entreprises à limiter l’accès à leurs données.  L’ordonnance a jugé qu’il n’y avait aucune preuve que les filiales locales ne pouvaient pas accéder aux données détenues en Chine. De plus, les entreprises n’ont pas réussi à démontrer que la législation chinoise leur interdisait cet accès, y compris sous peine de sanctions pénales.

Sign in

Connexion