Les faits sont les suivants. Le 25 février 2015, Altice notifie à la Commission son projet d’acquisition d’un opérateur de télécommunications multimédia, PT Portugal. L’opération de concentration consiste dans la prise de contrôle exclusif de la cible, par Altice, par l’intermédiaire de l’une de ses filiales.  Pour ce faire, Altice a conclu préalablement, le 9 décembre 2014, un contrat d’acquisition d’actions ou Share Purchase Agreement (SPA), qui prévoyait un ensemble de clauses préparatoires concernant la gestion des activités de PT Portugal entre la signature de l’accord et l’achèvement de l’opération à l’issue de l’autorisation de la Commission. Le 20 avril 2015, la Commission prend la décision d’autoriser l’opération, sous réserve de plusieurs engagements parmi lesquels figure la cession, par Altice, de ses filiales au Portugal, Cabovisão et ONI.

A la suite de plusieurs demandes de renseignements de la Commission portant sur les échanges intervenus entre PT Portugal et Altice avant l’autorisation de la concentration, une enquête pour gun jumping est ouverte en mars 2016. Au terme de cette enquête, la Commission a finalement considéré qu’Altice avait eu la possibilité d’exercer une influence déterminante sur PT Portugal et mis en oeuvre le contrôle de cet opérateur avant l’adoption de la décision d’autorisation, et, dans certains cas, même avant la notification de la concentration. La Commission a d’abord constaté que certaines clauses préparatoires donnaient à Altice un droit de veto sur la désignation des cadres supérieurs de PT Portugal, sur sa politique de tarification, sur les conditions commerciales conclues avec ses clients ainsi que sur la capacité de conclure, de résilier ou de modifier un large éventail de contrats. En outre, ces clauses avaient déjà été appliquées, et à plusieurs reprises, ce qui impliquait une intervention d’Altice dans le fonctionnement quotidien de PT Portugal. Enfin, des informations sensibles concernant PT Portugal avaient été échangées avec Altice, à partir de la signature du SPA. Par une décision en date du 24 avril 2018, la Commission a donc infligé une amende de 124, 5 millions d’euro à Altice, consistant en une amende de 62 250 000 euro, au titre de la violation de l’article 7, paragraphe 1, du règlement 139/2004 (réalisation d’une concentration avant qu’elle ne soit autorisée par la Commission) et une seconde amende de 62 250 000 euro, au titre de la violation de l’article 4, paragraphe 1, du même règlement (réalisation d’une concentration avant qu’elle ne soit notifiée).

Altice a porté l’affaire devant le Tribunal de l’Union. Celui-ci a très largement validé la décision de la Commission. Toutefois, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, le Tribunal a décidé de réduire de 10 % le montant de l’amende infligée à Altice pour violation du l’article 4, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004, car Altice avait, de sa propre initiative, informé la Commission de la concentration, avant la signature du SPA, et lui avait adressé une demande de désignation d’une équipe chargée de traiter le dossier, juste après la signature de celui-ci.

Devant la Cour de justice de l’Union, Altice contestait l’existence d’un gun jumping et protestait contre le caractère redondant des infractions retenues au titre des articles 4, paragraphe 1 et 7, paragraphe 1 du règlement 139/2004 notamment en vertu de la règle non bis in idem.

  1. La consécration du caractère autonome des objectifs poursuivis par l’article 4, paragraphe 1 (obligation de notification de la concentration avant sa réalisation) et l’article 7, paragraphe 1 du règlement 139/2004 (obligation de suspension de la concentration avant son autorisation)

D’abord, la Cour estime que, s’il existe un lien entre l’article 4, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, du règlement car une violation de l’obligation de notifier une concentration avant sa réalisation entraîne automatiquement une violation de l’obligation de ne pas la réaliser avant son autorisation, l’inverse n’est pas vrai pour autant, puisqu’il est possible de violer l’obligation de suspension de la concentration, même si sa notification a été effectuée. En outre, si ces deux textes visent à préserver l’efficacité du contrôle ex ante des opérations de concentration, l’article 4, paragraphe 1, prévoit une obligation de faire, à savoir l’obligation de notifier la concentration avant sa réalisation, tandis que l’article 7, paragraphe 1, prévoit une obligation de ne pas faire, c’est-à-dire l’obligation de ne pas réaliser la concentration, avant sa notification et son autorisation. La violation de la première obligation constitue de plus une infraction instantanée, tandis que la violation de la seconde s’analyse en une infraction continue.

La Cour rappelle par ailleurs qu’elle a déjà écarté une interprétation selon laquelle la Commission ne pourrait sanctionner que la violation de l’article 7, paragraphe 1, dans l’hypothèse d’une concentration réalisée avant sa notification. En privant la Commission de la possibilité d’établir une distinction, au travers des amendes qu’elle inflige, entre la situation où l’entreprise respecterait l’obligation de notification, mais violerait l’obligation de suspension, et la situation où cette entreprise violerait ces deux obligations, une telle interprétation ne permet pas d’atteindre l’objectif poursuivi par le règlement 139/2004 qui est d’assurer un contrôle efficace des concentrations dans la mesure où la violation de l’obligation de notification ne pourrait jamais faire l’objet d’une sanction spécifique (V. en ce sens, CJUE, 4 mars 2020, C-10/18 P, Marine Harvest).

Enfin, selon la Cour, le prononcé de deux sanctions pour un même comportement de gun jumping, par une même autorité et dans une seule et même décision, ne saurait être considéré, en tant que tel, comme étant contraire au principe de proportionnalité, dès lors que l’article 14, paragraphe 2, du règlement 139/2004 qui habilite la Commission à infliger, par voie de décision, des amendes en raison de la violation par des entreprises de l’article 4, paragraphe 1, et de l’article 7, paragraphe 1, de ce règlement, en plafonnant le montant de chacune de ces amendes à concurrence de 10 % du chiffre d’affaires total réalisé par ces entreprises, est apte à assurer un contrôle efficace des concentrations de dimension européenne et est nécessaire à cet effet.

  1. L’affirmation de l’obligation de la Commission de motiver avec suffisamment de clarté les amendes qu’elle inflige au titre des articles 4, paragraphe 1 et 7, paragraphe 1 du règlement 139/2004

Altice affirmait d’abord qu’il serait erroné et contradictoire de considérer que la Commission puisse infliger deux amendes distinctes au motif qu’il s’agirait de deux infractions distinctes, tout en admettant qu’elle apprécie les deux amendes ensemble, en tant que le comportement réprimé est le même. Altice faisait également valoir une violation de l’obligation de motivation incombant à la Commission lorsqu’elle inflige, par une même décision, deux amendes au titre des infractions respectivement prévues à l’article 4, paragraphe 1, et à l’article 7, paragraphe 1, du règlement 139/2004 et contestait la possibilité, pour la Commission, de fixer le niveau des deux amendes au même montant. En l’occurrence, son argumentation est partiellement accueillie.

La Cour relève d’abord que rien ne s’oppose, en principe, à ce que la Commission procède à une appréciation parallèle des amendes qu’elle inflige pour violation des textes précités, en ce sens qu’elle se prononcerait, en même temps, sur la nature, la gravité et la durée des deux infractions. Cependant, dans ce cadre, la Commission doit exposer avec suffisamment de clarté les raisons justifiant les amendes retenues au titre de la violation de chacune de ces dispositions, eu égard à la nature, à la gravité et à la durée respectives des infractions constatées.  En l’espèce, si la Commission a considéré que les deux infractions étaient de nature et de gravité identiques, et qu’elles étaient différentes en termes de durée, l’une étant une infraction instantanée et l’autre une infraction continue, elle n’a pas expliqué la raison pour laquelle, en dépit de cette différence, elles appelaient des amendes d’un montant identique. Dès lors, le Tribunal ne pouvait écarter le grief tiré d’une violation de l’obligation de motivation au seul motif qu’en toute logique, il ne peut être fait une comparaison entre la durée d’une infraction continue, et une infraction instantanée, puisque cette dernière n’a pas de durée.

Le Tribunal de l’Union ayant commis des erreurs de droit dans le contrôle de l’amende infligée par la Commission au titre de la violation de l’article 4, paragraphe 1, du règlement 139/2004, erreurs qui ont pu se répercuter sur l’exercice, par cette juridiction, de sa compétence de pleine juridiction, la Cour estime qu’il y a lieu d’annuler partiellement son arrêt.

Enfin, statuant en vertu de la compétence de pleine juridiction que lui reconnaissent les articles 261 TFUE et 16 du règlement 139/2004, et faisant siennes les appréciations de la Commission selon lesquelles l’infraction à l’article 4, paragraphe 1, du règlement 139/2004, grave par nature, a été commise, à tout le moins, par négligence, la Cour fixe le montant de l’amende à 52 912 500 euro, au lieu des 62 250 000 euro infligés initialement par la Commission, puis réduits à 56 025 000 euro par le Tribunal de l’Union.