La Cour de cassation approuve en quasi-totalité l’arrêt de condamnation obtenu par le cabinet Vogel & Vogel pour Digicel contre Orange dans l’affaire de la téléphonie (approbation totale sur les dommages-intérêts de 181,5 millions d’euros en principal, cassation limitée à la date de point de départ des intérêts).

La condamnation du montant en principal d’Orange obtenue devant la cour d’appel de Paris qui constitue l’une des affaires de dommages-intérêts le plus importantes jamais jugée en France est désormais définitive.

L’arrêt de la Cour de cassation est très important pour le droit du private enforcement car elle a tranché plusieurs points de droit essentiels en matière de dommages-intérêts pour pratiques anti-concurrentielles.

Sur le lien de causalité, la Cour de cassation a approuvé la caractérisation du lien de causalité par la cour d’appel et a rejeté l’argument d’un partage de responsabilité en raison d’une faute alléguée de la victime. La Cour de cassation a considéré que la cour d’appel avait « pu décider, sans inverser la charge de la preuve dès lors que les sociétés Orange n’avaient pas établi, comme il leur appartenait en l’état de leur comportement fautif à l’origine du dommage, que les sociétés BTC et/ou Digicel avaient eu, elles-mêmes, un comportement fautif de nature à conduire, le cas échéant, à un partage de responsabilité, que ce comportement des sociétés Orange était à l’origine de l’entier préjudice de développement de ces sociétés ». Elle a également validé la constatation d’un unique préjudice de développement causé par différentes pratiques s’étant cumulées et renforcées.

Sur la question des expertises privées, il s’agissait de savoir si la cour s’était fondée uniquement sur un seul rapport d’expertise privé pour la valorisation du taux de marge retenu pour le calcul du préjudice.  La Cour de cassation a jugé que la cour d’appel ne s’était pas exclusivement fondée sur une expertise privée réalisée à la demande d’une partie et n’avait pas inversé la charge de la preuve, mais avait tranché entre deux analyses divergentes sur la nature des coûts à prendre en compte pour déterminer la marge brute pertinente et tenu compte d’autres éléments factuels lui permettant d’en apprécier le caractère raisonnable.

Sur la nature du préjudice (gain manqué ou perte de chance), la Cour de cassation a, d’une part, validé, par un motif de principe et semble-t-il pour la première fois, le recours aux méthodes contrefactuelles permettant de dresser des hypothèses du développement qu’aurait connu la victime en l’absence des pratiques, et d’autre part, consacré, par l’exercice de son contrôle normatif, la qualification de gain manqué d’un tel préjudice, nonobstant le fait que l’évaluation reposait nécessairement sur des hypothèses.

Sur l’assiette, le point de départ, le taux et la capitalisation des intérêts relatifs au préjudice financier, la Cour de cassation a, tout d’abord, rejeté les contestations relatives à la recevabilité de la demande de capitalisation des intérêts compensatoires et à la demande subsidiaire tendant à l’application d’un taux de 5,3% de 2001 à 2005 et d’un taux de 9% à compter de 2006. Elle a considéré que la capitalisation des intérêts était nécessaire pour assurer la réparation du préjudice de trésorerie,  écartant l’application du régime de l’anatocisme prévu par l’article 1154 ancien du code civil

Ensuite, la Cour de cassation a abordé les questions de fond relatives au préjudice de trésorerie. L’arrêt de la Cour de cassation énonce d’abord un motif de principe qui fixe la méthodologie de la réparation du préjudice de trésorerie : « 37. L’entreprise victime de pratiques d’éviction a droit à la réparation du préjudice en résultant. Elle peut, en outre, demander la réparation d’un préjudice additionnel né, le cas échéant, de la perte de chance de réemployer, avec rémunération, les sommes dont elle a été privée. Lorsque la perte de chance invoquée est prise de l’impossibilité de réaliser un investissement, dont l’indemnisation demandée est estimée à la rentabilité moyenne des capitaux investis dans le secteur considéré, il appartient à la victime d’établir le caractère certain et direct de cette perte de chance, en prouvant la réalité du projet d’investissement qui n’a pu être réalisé ainsi que l’impossibilité de le financer autrement que par les sommes dont elle a été privée. » Après avoir énoncé ce principe important, la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir subordonné la réparation de la perte de chance invoquée à la démonstration de l’impossibilité du financement des projets en cause par d’autres sources que les sommes dont la société Digicel avait été privée du fait des pratiques mises en œuvre par les sociétés Orange, seule à même d’établir le caractère certain de cette perte et son lien direct avec les pratiques fautives.

Sur le fond, s’agissant du point de départ des intérêts,  la Cour de cassation a estimé qu’ « en retenant, comme point de départ des intérêts réparant le préjudice additionnel né de l’indisponibilité de la somme qu’elle a allouée au titre du préjudice de développement, celui des pratiques fautives, qui avaient duré plusieurs années, alors qu’à cette date, ce préjudice n’était pas entièrement constitué et qu’il était nécessairement progressif », la cour d’appel avait violé l’article 1382 du code civil. La Cour de cassation a estimé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur les autres griefs (il s’agit des branches n° 3, n° 4 et n° 5 du pourvoi d’Orange).

En synthèse, la Cour de cassation a approuvé en quasi-totalité l’arrêt d’appel et l’a seulement cassé partiellement, c’est-à-dire « seulement en ce qu’il fixe au 1er avril 2003 le point de départ des intérêts sur la somme de 173,64 millions d’euros ». Il reviendra à la cour d’appel de renvoi, la cour d’appel de Paris autrement composée, de statuer sur ce point.