CONCURRENCE • DROIT EUROPÉEN • Incidence des droits de propriété intellectuelle
Le monopole d’exploitation conféré au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle (marque, brevet, dessins et modèles, droit d’auteur et droits voisins), par des règles nationales, sur une base territoriale, heurte directement les principes de libre circulation des marchandises et de libre concurrence établis par le Traité, qui entend simultanément lutter contre tout pouvoir de monopole et promouvoir un marché intégré. Aux termes de l’article 345 TFUE, le droit européen ne peut cependant remettre en cause l’existence d’un droit de propriété, et plus particulièrement de propriété intellectuelle, régulièrement acquis en vertu de règles nationales.
En l’absence d’acte de volonté anticoncurrentiel, l’existence d’un tel droit ne saurait caractériser une infraction per se aux articles 101 et 102 TFUE, malgré la restriction de concurrence qu’entraîne tout droit exclusif. L’analyse économique rejoint ici l’analyse juridique. Parce qu’ils favorisent l’innovation ou la création et assurent la différenciation des produits, les droits de propriété intellectuelle entraînent des effets proconcurrentiels. Ainsi, la seule existence d’un brevet ne permet pas de constater une infraction à l’article 102 TFUE, en l’absence d’exercice abusif de ce droit. Le titulaire de droits d’auteur ne viole pas plus l’article 101 TFUE lorsqu’il concède un droit exclusif de représentation d’un film pour une période déterminée sur le territoire d’un État membre. Le droit de marque, en tant que statut légal, échappe à l’article 101, TFUE, paragraphe 1. En revanche, l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle entraîne une violation des règles de concurrence lorsque, dépassant les droits légitimes de son titulaire, il s’accompagne d’un comportement ou s’inscrit dans un schéma anticoncurrentiel. Tel est le cas lorsque, combiné avec un accord reconnaissant au licencié la qualité de distributeur exclusif, l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle assure à ce dernier une protection territoriale absolue. De même, l’exercice du droit sur la marque peut tomber sous le coup de la prohibition si les effets de la concertation dépassent ceux attachés au droit de marque. Enfin, des accords amiables conclus en matière de brevets, qui ne sont pas affectés dans leur existence par l’article 101, paragraphe 1, TFUE, peuvent néanmoins relever de l’interdiction édictée par ce texte lorsque les conditions de leur exercice ont pour objet de retarder l’entrée sur le marché de produits concurrents de ceux brevetés.
Apparue dans le cadre de l’application des règles de concurrence, la distinction existence/exercice s’est vite révélée insuffisante pour concilier propriété intellectuelle et liberté de circulation. Dans le cadre du droit de la concurrence, l’exercice du droit est illégal dès lors qu’il est anticoncurrentiel : les notions d’entente et d’abus de position dominante suffisent à fixer les limites du contrôle. En revanche, la propriété intellectuelle conférant par nature des droits exclusifs, les autorités européennes ont été conduites à introduire des critères supplémentaires pour distinguer entre comportement licite et illicite. Tel est le rôle des notions d’objet spécifique et de fonction essentielle du droit de propriété intellectuelle. La théorie opérationnelle qui permet de concilier liberté de circulation et propriété intellectuelle est celle de l’épuisement des droits. Elle signifie que le droit exclusif conféré au détenteur de la propriété intellectuelle s’épuise pour les produits visés après leur première mise en circulation sur le marché intérieur, par le titulaire du droit lui-même, avec son consentement ou par une personne unie à lui par des liens de dépendance juridique ou économique. Dans ce cadre, l’exercice des droits de propriété intellectuelle ne doit pas entraver le libre jeu de la concurrence au-delà de ce qu’exige la sauvegarde des droits qui constituent l’objet spécifique d’une telle protection. L’objet spécifique dépend de la nature du droit protégé. Ainsi, l’objet spécifique du droit de brevet consiste dans le droit exclusif d’utiliser une invention en vue de la fabrication et de la première mise en circulation de produits industriels sur le territoire européen, soit directement, soit par l’octroi de licences à des tiers, ainsi que le droit de s’opposer à toute contrefaçon. En revanche, ce droit ne peut avoir pour objet de garantir une protection de son détenteur contre les actions en contestation de sa validité, car il est d’intérêt public d’éliminer tout obstacle à l’activité économique qui pourrait découler d’un droit délivré à tort. L’objet spécifique du droit de marque réside dans le droit exclusif pour son titulaire d’utiliser la marque pour la première mise en circulation d’un produit et de le protéger contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits revêtus de celle-ci. L’objet spécifique du droit sur un modèle protégé est la faculté pour son titulaire d’empêcher des tiers de fabriquer et de vendre ou d’importer, sans son consentement, des produits incorporant le modèle. Puis, pour tenir compte des intérêts de l’Union, les autorités européennes ont été conduites à réduire les droits des titulaires en conditionnant leur objet spécifique à la sauvegarde de leur fonction essentielle. Seules les prérogatives relevant de l’objet spécifique, qui correspondent à la fonction essentielle du droit, sont alors considérées comme licites au regard du principe de libre circulation des marchandises. La fonction essentielle du droit « réalise » son objet spécifique. Comme l’objet spécifique, la fonction essentielle diffère selon les droits protégés. La fonction essentielle du brevet est de garantir à son titulaire la récompense de son effort d’inventeur en lui permettant d’empêcher la commercialisation de produits fabriqués dans un autre État membre par le bénéficiaire d’une licence obligatoire portant sur un brevet parallèle détenu par ce même titulaire. La fonction essentielle de la marque consiste à garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit, en lui permettant de distinguer, sans confusion possible, ce produit de ceux qui ont une autre provenance. Le droit d’obtention végétale a pour fonction essentielle de garantir l’obtenteur contre toute manipulation défectueuse des variétés de semences de base qu’il a mises au point. Enfin, le droit d’auteur garantit à son titulaire la protection morale de l’œuvre et la rémunération de l’effort créateur.