Par un arrêt du 2 février 2016, la Cour d’appel de Paris a jugé qu’un « faisceau d’indices sérieux et concordants tendaient à établir avec l’évidence requise en référé » que l’interdiction de principe du recours à une plate-forme en ligne par les distributeurs sélectifs de produits cosmétiques d’une marque renommée « quelles qu’en soient les caractéristiques est susceptible de constituer, sauf justification objective, une restriction de concurrence caractérisée exclue du bénéfice de l’exemption communautaire individuelle visée à l’article L. 441-6, I, 6 » du Code de commerce (Paris, 2 févr. 2016, LawLex20160000258JBJ). Est-ce à dire que la messe est dite et qu’une tête de réseau ne peut plus empêcher ses distributeurs sélectifs de vendre librement et à n’importe quel prix les produits contractuels sur n’importe quelle place de marché ?

Rien n’est moins sûr. S’il est vrai que certaines autorités de concurrence et juridictions en Europe sont obnubilées par la vente en ligne et souhaitent la favoriser par tous les moyens, y compris par la négation complète des systèmes de distribution sélective, cet engouement n’est cependant pas unanime. En Allemagne, l’Etat de l’Union où les débats sont les plus avancés, de nombreuses juridictions se sont déclarées en faveur des restrictions aux ventes sur les places de marché. Les divergences de solutions sont telles que le 19 avril 2016, la Cour d’appel de Francfort a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle sur le point de savoir si les restrictions aux ventes sur les places de marché du parfumeur Coty sont ou non conformes au droit de la concurrence. La Cour du Luxembourg devrait donc d’ici un an à un an et demi fournir aux entreprises une réponse documentée sur la question. Il est vraisemblable que d’ici là, l’Autorité de la concurrence française, confrontée à la question de la licéité des ventes sur les plateformes dans de multiples affaires, les instruira avec prudence dans l’attente de la décision de la Cour de justice. Si une politique de risque zéro milite en faveur d’une autorisation de vente sur les places de marché, les têtes de réseau qui acceptent de prendre le risque de s’y opposer disposent néanmoins d’un certain nombre d’arguments en vue de faire valoir que l’interdiction des ventes sur les places de marché est contraire aux principes de base de la distribution sélective.

1. Le mandat de vente donné par un distributeur sélectif à une place de marché doit pouvoir être légitimement interdit par la tête de réseau.

Il a toujours été reconnu par les autorités de concurrence que « la liberté d’organisation de son réseau par un fournisseur constitue un principe de base » (Cons. conc., 10 nov. 2004, LawLex200400003259JBJ). Ce principe a toujours conduit la Commission à exclure la participation à un système sélectif d’opérateurs qui auraient la qualité de mandataire d’un distributeur agréé. Selon l’autorité européenne, le fournisseur est légitimement le seul décisionnaire de la possibilité pour le distributeur de recourir ou non à des mandataires. Elle l’a affirmé en particulier dans le cadre des systèmes de distribution sélective automobiles (Brochure explicative du règlement n° 1400/2002 du 31 juillet 2002, reprenant une solution consacrée par le règlement n° 1475/95). Ce seul fait devrait conduire à autoriser l’interdiction de tous les mandats donnés par des distributeurs sélectifs à des places de marché pour vendre les produits contractuels. Par ailleurs, en-dessous du seuil d’exemption par catégorie de 30 % de part de marché, le fournisseur doit pouvoir déterminer le nombre de ses distributeurs sans qu’aucun d’entre eux ne puisse démultiplier ce nombre en nommant des mandataires à sa guise. Dès lors que la distribution sélective quantitative est exemptée de plein droit en-dessous de 30 % de part de marché, une limitation du nombre de points de vente virtuels apparaît parfaitement légitime. Enfin, la restriction de la faculté de désigner des mandataires n’est prohibée par aucune clause noire ou rouge du règlement restrictions verticales.

2. La faculté de vente par Internet par les distributeurs à partir de leur propre point de vente sans revente par des plateformes tierces obéit aux règles de base de la distribution sélective.

Dans un système de distribution sélective, par définition, le distributeur doit vendre les produits contractuels sur son site Internet ou dans son point de vente, et non dans celui d’un tiers. La solution est parfaitement normale puisque le distributeur est personnellement autorisé à vendre (et non à vendre les produits via des revendeurs), en se positionnant au mieux en termes de prix et de qualité et en offrant du conseil et une présentation optimale. A l’opposé, lorsque les produits sont vendus sur une place de marché, celle-ci définit de manière uniforme les conditions d’exposition  quel que soit le produit ou le distributeur. Il n’y a alors aucune incitation des distributeurs à se faire concurrence par la qualité, contrairement aux postulats de base de la distribution sélective.

3. L’arrêt du 2 février 2016 paraît très contestable du point de vue juridique.

La seule décision rendue à ce jour en France en faveur de la liberté des distributeurs sélectifs de vendre sur les places de marché paraît très contestable. Elle reproche à la société Caudalie de ne pas avoir établi la licéité de son réseau alors que les contrats contenant la clause imposant la vente sur le site des distributeurs avaient été rendus obligatoires dans le cadre d’une décision d’engagement (Cons. conc., 8 mars 2007, LawLex20070000334JBJ) en vue de favoriser la concurrence. Il apparaît dès lors pour le moins curieux de considérer, comme la Cour d’appel de Paris, que ces clauses constitueraient une restriction de concurrence caractérisée. L’arrêt semble heurter de front l’article L. 464-2 du Code de commerce sur la portée des engagements. Au-delà, compte tenu de la faiblesse de ses parts de marché, Caudalie bénéficiait de plein droit de l’exemption par catégorie de ses contrats. La licéité de son contrat était donc avérée, sauf à faire la preuve d’une clause noire qui n’a pas été apportée en l’espèce. Enfin, les motifs retenus pour considérer qu’une restriction aux ventes sur les places de marché serait illicite per se paraissent particulièrement peu probants. Ni la Commission, ni la Cour de justice, ni l’Autorité de la concurrence n’ont jamais jugé qu’une interdiction de vendre sur une plateforme constitue une restriction caractérisée au sens de l’article 4 du règlement 330/2010. Les autres éléments (une consultation privée, des décisions étrangères divergentes ou un renvoi à l’instruction) paraissent peu convaincants. Comme l’a souligné un commentateur autorisé (LD, mars 2016), le buzz ne saurait être créateur de droits. Dans ces conditions, il n’apparaît pas que l’interdiction de vente sur une place de marché serait illégale et il convient d’espérer que suite à la question préjudicielle dont elle est saisie, la Cour de justice rendra une décision conforme aux principes fondamentaux de la distribution sélective.